Le théâtre comme expérience politique du vivre-ensemble
12/11/2021
Florence Naugrette, professeure de Littérature française à Sorbonne Université et spécialiste du théâtre, revient ici sur les raisons qui font du théâtre une expérience politique essentielle du vivre-ensemble.
Toutes les manières de vivre-ensemble ne sont pas épanouissantes. Certaines enferment l’individu dans sa petite communauté familiale, amicale, sociale ou religieuse, l’empêchent d’en sortir et le réduisent à une identité fondée sur l’appartenance à cette communauté même. D’autres sont libératrices : celles qui, sans nécessairement prétendre à un universalisme peut-être illusoire, permettent au moins de se projeter dans autre chose que l’identification à sa communauté : elles admettent une autonomie possible de l’individu par rapport à son groupe (appelons ce groupe la « tribu »), étendent le « commun » au-delà des limites de la communauté dans un collectif qui la dépasse. Appelons ce collectif la « cité ». Le théâtre, comme tous les arts de la scène et de la performance qui mettent en présence, dans une séance qui fait événement, l’artiste et son public, relève de cette seconde catégorie, et c’est en quoi il propose un modèle de vivre ensemble émancipateur.
C’est parce qu’il constitue non seulement une école, mais peut-être aussi un modèle du vivre-ensemble, que le théâtre est essentiel à l’humanité. Ce modèle de vivre-ensemble, on l’observe à tous les niveaux de la création théâtrale : le travail en commun à l’intérieur d’une troupe ou d’une compagnie ; la rencontre entre les acteurs et les spectateurs, qui constitue l’événement théâtral ; le partage de l’émotion qui transforme le spectateur individuel en public collectif ; l’extension possible, par sa représentativité, de ce public à la cité entière ; enfin, et c’est ce qui fait du théâtre un art sacré, sa capacité à donner la parole aux morts, donc à toute l’humanité. Ce sont ces cinq niveaux de vivre-ensemble dont on voudrait ici examiner les vertus[1].
À l’intérieur de la troupe
Le théâtre se pratique collectivement. Au sein d’une troupe, d’une compagnie, d’un établissement, tous les corps de métiers sont représentés. Un théâtre est un état dans l’état, une « société ». « Société » est d’ailleurs le nom que se sont donné les premières troupes de comédiens en Europe, à la Renaissance. C’est en « société » que se constitue l’Illustre-Théâtre de Molière, et que se constituera la Comédie-Française, où les décisions sont prises ensemble, selon un modèle démocratique où les bénéfices sont partagés et où règne l’égalité entre hommes et femmes : le théâtre était alors un des rares endroits où les femmes décidaient comme les hommes, et gagnaient autant que les hommes.
Ces « sociétés », dans l’imaginaire collectif, sont d’ailleurs des modèles utopiques dont la littérature et les arts se font l’écho, comme le montre Hélène Thil dans la thèse qu’elle prépare sur l’imaginaire de la troupe ambulante : dans Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier, il s’agit de célébrer les vertus sociales de la vie de bohème ; George Sand, dans sa pièce Molière et dans ses romans Pierre qui roule et Le Beau Laurence, fait de la troupe un laboratoire républicain ; dans le Molière de Mnouchkine, l’Illustre-Théâtre est le reflet de l’expérimentation utopique menée par la troupe même du Théâtre du Soleil, qui, avec celle de Peter Brook, a ensuite donné un modèle à la fois social et artistique multiculturel dont s’inspirent aujourd’hui plusieurs collectifs. Le mot même de « collectif » désigne de nos jours une forme de création de groupe où les responsabilités et les initiatives sont partagées, et où nul chef ne tire de bénéfice personnel du travail effectué par les autres.
Entre les acteurs et les spectateurs
Le deuxième degré du vivre-ensemble au théâtre est la co-présence des acteurs et des spectateurs, qui est aussi une forme de co-création, dans le temps éphémère et donc infiniment précieux de la séance, à la limite du non-reproductible : à la limite seulement, car si Maria Casarès rêvait d’une représentation unique des Paravents, qui n’aurait eu lieu qu’une seule fois, on joue généralement une pièce plusieurs fois, même si le nombre des représentations est néanmoins toujours fini. Le théâtre a beau, bien sûr, relever d’un artisanat, et être soumis aux lois d’un marché et d’un échange économique (le spectateur paie sa place à la structure qui verse aux praticiens un cachet), la rencontre humaine entre les acteurs et le public, limitée, dans l’espace et le temps, à un ici et maintenant existentiel, empêche sa réduction à la simple consommation d’un bien culturel, et le fait échapper à sa reproductibilité, donc à sa pure marchandisation.
De cette présence inestimable, de ce temps partagé entre acteurs et spectateurs, les saluts et les applaudissements, sur le mode du don / contre-don et de l’hommage réciproque, expriment le caractère sacré. Cette co-présence relève aussi de la co-création, puisque le sens de l’œuvre de théâtre advient grâce à plusieurs personnes: l’auteur, évidemment, à qui le sens de son œuvre échappera nécessairement à sa mort ; les acteurs, metteurs en scène et tous les autres praticiens (scénographes, bruiteurs, costumiers, éclairagistes…) ; les spectateurs eux-mêmes, qui élaborent le sens de l’œuvre, jadis, à haute voix, selon le principe de l’« application analogue aux circonstances » (jusqu’au XIXe siècle, avant que la salle soit plongée dans le noir, les spectateurs pouvaient, à haute voix, traduire l’intrigue de la pièce en termes d’actualité politique), et aujourd’hui dans leur for intérieur et dans cette zone de prolongation du spectacle qu’est la discussion qui le suit. La cérémonie des saluts et des applaudissements célèbre in fine, dans les arts de la scène, cette création collective.
Entre spectateurs
Le troisième degré du vivre-ensemble au théâtre, c’est la rencontre, à l’intérieur du public, d’individus qui autrement ne se seraient jamais croisés : aller au théâtre, c’est apprendre à se sentir chez soi ailleurs que dans sa famille, sa communauté ou son réseau social, ailleurs que dans sa « tribu » ; on peut (ou pas) y parler à son voisin, que le hasard aura placé à côté de soi ; on s’abandonne psychologiquement à la possibilité de partager une émotion avec lui, qui n’appartient pas forcément au même milieu socio-culturel. Du reste, ce partage n’est pas toujours réussi, pas toujours effectif, et nous savons à quel point on peut se sentir malheureux de ne pas pouvoir partager cette émotion-là quand on est dans le dissentiment avec le reste du public, ou avec son voisin de rangée.
C’est toute la différence entre le théâtre et la cérémonie religieuse, puisque celle-ci réunit des fidèles qui se définissent par leur appartenance à une même communauté de croyants, tandis que la cérémonie théâtrale réunit des spectateurs qui ne se définissent pas par l’appartenance à une même communauté : précisément, ce dont ils sont venus se départir, en entrant dans leur théâtre, c’est de leur appartenance à leur « tribu », raison pour laquelle le théâtre est des rares lieux où l’on doit éteindre son téléphone portable (ce totem, avec les réseaux sociaux, de la tribu moderne). Par cercles concentriques qui s’élargissent dans un mouvement d’expansion, la cérémonie théâtrale part d’une envie de faire plaisir à des proches choisis (pour qui on a loué des places ou qui les ont louées pour nous) et non pas à la masse mécanique de son réseau social, s’étend à une fraternité de hasard avec mes voisins de rangée, puis, potentiellement, de proche en proche, avec tout le public. Aller au théâtre, c’est prendre le risque du partage du sens, et de l’émotion – ce que Rancière appelle le partage du sensible qui est à la fois sens et émotion –, non pas avec ceux dont je sais d’avance que leurs idées et leurs valeurs sont aussi les miennes, mais avec ceux qui sont différents de moi, avec lesquels je ne fais donc pas communauté, mais collectivité.
Entre le public et toute la cité
Le quatrième degré du vivre ensemble au théâtre, c’est celui qui lie le public et les acteurs à la cité entière, en dehors des murs du théâtre.
D’abord parce que le théâtre est un art dont s’occupe le politique. Le théâtre, qu’il soit subventionné ou non, et quelle que soit la proportion de la population qui s’y rend, suppose une organisation politique : la mise à disposition d’équipements dans un plan d’urbanisme ou d’aménagement du territoire ; l’inscription des spectacles dans un calendrier collectif : jadis dionysies, entrées princières, mystères de la nativité ou de Pâques, aujourd’hui festivals ou fête de la musique.
Ensuite parce que le théâtre parle de la société et de la politique, non pas sur le mode du discours militant, qu’il soit de propagande ou de contestation, mais en mettant le spectateur devant la complexité et la responsabilité de ses choix. Les chefs-d’œuvre du théâtre posent au spectateur des questions politiques auxquelles tout un chacun, quel que soit son niveau d’instruction, est capable de répondre, parce qu’elles sont posées non pas de manière abstraite, mais dans des fictions où la vie des individus s’inscrit dans le destin des peuples ; c’est le cas dans La Résistible ascension d’Arturo Ui ou Le Cercle de Craie caucasien de Brecht, L’Histoire terrible et inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge de Mnouchkine et Cixous, La Trilogie du Dragon de Robert Lepage, Les Paravents et toutes les pièces plus récentes qui ont, comme la pièce de Genet, la guerre d’Algérie comme toile de fond, telles Quai de Seine. Points de non-retour d’Alexandra Badea, ou Les Oubliés Alger-Paris de Julie Bertin et Jade Herbulot. Parce qu’il n’oppose pas le sort individuel au destin collectif, mais les pense l’un par l’autre, le théâtre inscrit le spectateur dans l’histoire.
Les vivants et les morts
Lieu propice à l’invention et à la réappropriation des mythes, le théâtre est l’endroit privilégié où l’on affronte les plus grands tabous anthropologiques, comme : jusqu’où faut-il honorer les ancêtres et leur rester fidèles (ou pas) ? que doit-on faire de son ennemi vaincu ? en quoi l’inceste casse-t-il la parenté ? en quoi la trahison brise-t-elle l’amitié ? d’où le puissant tire-t-il sa légitimité ? Mais ces questions (et bien d’autres), il n’y répond pas en opposant le bien et le mal, ni, comme le font les réseaux sociaux, en confondant la justice et la morale : là où les sermons visent à prêcher, les harangues à convaincre et les pétitions à transformer une conviction en décision collective, l’art donne à contempler, réfléchir, méditer les grandes questions liées au bien et au mal via l’épreuve sensible, tout autant, voire plus, que par la raison raisonnante.
Le théâtre est enfin l’art de converser avec les morts tout en se projetant vers ceux qui sont encore à naître. Parce que c’est un art traditionnel, de la transmission (qu’il s’agisse de l’hommage à Molière à la Comédie-Française, ou des traditions toujours vivantes de la commedia dell’arte, du nô, du kabuki ou du bunraku), parce que – Hugo l’a très bien expliqué dans son William Shakespeare – il n’ y a pas de progrès en art, et que Dante, mis en scène par Roméo Castellucci, nous parle encore de notre condition humaine, le théâtre est un des lieux où faire revenir les morts en offrant aux fantômes, symptômes et métaphores du retour d’un refoulé collectif, un lieu où notre propre esprit leur prête de nouveau vie, forme et discours. À la liste que dresse Robert Harrison des « endroits où les morts mènent leur vie posthume, […] les tombes, les maisons, les lois, les mots, les images, les rêves, les rituels, les monuments et les archives de la littérature »[2], ajoutons le plateau de théâtre. Cette conversation avec les morts que l’on va chercher au théâtre en se mêlant audacieusement aux vivants préserve du présentisme qui, en niant le passé, bouche l’espérance en l’avenir.
Le théâtre aide enfin à vivre ensemble parce qu’il préfère explorer les contradictions internes à la tribu que d’exacerber les hostilités entre tribus, qu’il préfère chercher quelle est la part d’ombre en chacun plutôt que de rejeter les vices et les ridicules sur autrui. Au théâtre, c’est l’absence de focalisation et l’attrait exercé par l’acteur qui permettent, précisément, de se projeter dans tous les personnages à la fois, et déjoue donc les hostilités : je m’identifie aussi bien, tour à tour et en même temps, à la victime et au bourreau, à chacun des membres de la famille von Essenbeck dans Les Damnés, qui s’autodétruit par la lâcheté, complaisance ou adhésion à une idéologie mortifère ; je suis indignée par Tartuffe mais je le plains quand il est éconduit, manipulé et trompé par Elmire, et je repère la responsabilité d’Orgon aveuglé dans l’emprise que prend le dévot sur sa famille ; Les Perses d’Eschyle commémorent la victoire de Salamine mais invitent en même temps le spectateur grec à éprouver la douleur du vaincu.
Ainsi, le théâtre n’est pas l’art du repli communautaire sur soi, mais l’art de se projeter dans la sensibilité de l’autre : pour l’acteur, qui « représente » des personnages dont il n’est pas le « représentant » et qui n’est pas forcément « représentatif » du type de personnage qu’il joue ; pour le spectateur qui, comme le montre la tirade de Lechy Elbernon dans L’Échange de Claudel, projettera sa psyché sur elle quel que soit le personnage qu’elle joue, parce qu’il est venu jouer avec elle, jouer un autre par l’intermédiaire du corps de l’acteur.
Parce qu’il est interprété par des hommes pour des hommes dans un cadre public, parce que ses intrigues font apparaître les injustices, distinguent le droit et la loi, mettent à plat les conflits et déplorent les grands crimes anthropologiques, les thèmes de l’identité, de la communauté, et de la réparation des torts sont quasi consubstantiels au théâtre. Mais précisément, son principe est de chercher l’identité de l’homme sans la tenir pour acquise, de souder dialectiquement la communauté en relativisant ses dissensus externes – trop évidents, trop sommaires – et en exhibant ses contradictions internes – plus subtiles –, de soigner les traumas par leur expression même, fonction homéopathique première de la catharsis. À l’inverse du trigger warning qui dresse une liste finie, reconnaissable, identifiée des blessures psychiques liées aux tabous de la religion, de la génération, de la vie et de la mort, le théâtre, parce qu’il n’enferme pas le spectateur dans son identité, ayant précisément pour ambition de l’en faire sortir, lui offre la possibilité de surmonter bien d’autres traumatismes, non identifiés, subtils, pernicieux, que ne suffisent pas à penser la raison et les catégories juridiques. Ils sont rendus accessibles par les seuls sortilèges de l’art, qui, au-delà de la morale, peut nous donner des armes pour combattre d’abord en nous-mêmes les formes infinies du mal ordinaire. En somme, les vertus curatives, thérapeutiques, morales, sociales et politiques de l’art en général, et du théâtre en particulier, sont précisément celles qui manquent à la marchandisation du divertissement, au culte de l’identité et de l’identification communautaire, à la réduction du collectif au réseau social. Il est donc urgent de retrouver, avec le théâtre et la culture, non seulement le sens, mais aussi l’expérience vivante du plaisir, du partage et du sacré.
[1] Cette réflexion a été d’abord élaborée sur la suggestion d’Édouard Chapot, Mathieu Touzé et Hélène Thil pour le colloque « La culture : essentielle ? », organisé par le Théâtre 14 les 30 et 31 mars 2021. Les interventions de ce colloque sont accessibles à ce lien : https://www.theatre14.fr/index.php/rencontres-universite-populaire#colloque-culture
[2] Robert Harrison, Les Morts, Paris, Le Pommier, 2003, p. 7.
Florence Naugrette est professeure à Sorbonne Université en Littérature française (Histoire et Théories du théâtre, XIXe-XXIe siècles).
Illustration : Irving Penn, Ballet Theatre, New York, 1947.