« Beaumarchais échappe à la définition de révolutionnaire. » Entretien autour des Noces de Figaro avec Lea Desandre, Valentine Dussueil et Netia Jones.

Netia Jones (metteuse en scène), Lea Desandre (mezzo, rôle de Chérubin) et Valentine Dussueil (doctorante à Paris VIII sur Beaumarchais) nous éclairent sur le sens politique et social de l’oeuvre de Beaumarchais et de l’opéra de Mozart, joué en février 2022 à l’Opéra de Paris.

 

Revue GERMINAL On a parfois accusé certaines lectures du Mariage de Figaro d’en exagérer la portée révolutionnaire. Parmi les arguments avancés contre cette interprétation : Beaumarchais était en réalité intégré au Secret du Roi (il était donc un espion au service de Louis XVI), les passages les plus critiques de la pièce furent supprimés, et l’œuvre en tant que telle, créée au début des années 1780, ne serait pas d’une grande originalité dans la formulation de son message social et politique (l’allusion aux thématiques politiques était une constante du théâtre du XVIIIe siècle). Et pourtant cette pièce met assez bien en évidence, notamment à travers le personnage de Figaro qui porte cette dénonciation, le scandale des privilèges de naissance et les rapports de force inégaux au sein de la société d’Ancien Régime. Selon vous, le fait que peu d’années séparent Le Mariage de Figaro de la Révolution française encourage-t-il à faire une lecture révolutionnaire de la pièce ? Constitue-t-elle une remise en question véhémente de l’ordre social ?

Netia Jones – D’un côté, la pièce a quelque chose de révolutionnaire parce que son sens est ouvert ; donc on peut faire dire ce que l’on veut à ce texte. Si cette pièce a vraiment un lien de cause à effet direct avec la Révolution en revanche, comment le savoir ? Napoléon et Flaubert l’ont affirmé, tout le monde connaît ces citations. Mais Beaumarchais échappe à la définition de révolutionnaire, et c’est pour cela que c’est très intéressant : il faut éviter les lectures schématiques. Le positionnement de Beaumarchais est une zone grise. C’était un homme fortuné mais un ami du peuple ; il était en quelque sorte connecté, à l’écoute de tous phénomènes, très au fait des événements et des mentalités de son époque. Ayant une position de retrait, il percevait avec une grande clarté les déséquilibres sociaux et les inégalités entre les individus. Cet esprit est au cœur de la pièce – et de l’opéra. Beaumarchais a fait lui-même une grande promotion de sa pièce par tout un discours politique, mais il est plus délicat de déterminer s’il a véritablement changé le cours historique.

J’interpréterais autrement le terme de révolutionnaire : la pièce l’est parce qu’elle est résolument contemporaine, et qu’elle porte une interprétation qui a quelque chose à nous dire aujourd’hui. Dans cette mise en scène, je ne cherchais pas tant à expliquer les Noces au public, qu’à montrer ce que l’œuvre peut beaucoup nous apporter, à nous, modernes. La révolution que je vois dans cette pièce, après toute une vie passée dans une institution artistique très fermée aux femmes – notez comme il y a peu de metteuses en scène d’opéra, historiquement, à Paris – c’est donc la réflexion sur les femmes. Et cette révolution, dans Le Mariage de Figaro, est symétrique à celle qui a cours en ce moment même à l’Opéra, et qui conduit à parler enfin du rôle et des expériences des femmes dans ce monde.

Valentine Dussueil – La question de la portée révolutionnaire du Mariage de Figaro se pose continuellement, bien sûr. Les circonstances de la création de la pièce ont encouragé une telle lecture. Écrite en 1778, elle a été longtemps censurée avant d’être jouée à la Comédie-Française, dans une nouvelle version, en 1784. Dans la pièce, Beaumarchais met dans la bouche de Figaro, un valet de comédie, des réparties très audacieuses, comme le célèbre : « Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus », adressé en principe à son maître, le comte Almaviva, mais sans doute également à un public constitué de nobles et de bourgeois, qui appréciait d’ailleurs Beaumarchais pour ses mots piquants. La pièce aborde constamment le thème du droit du plus fort ou celui de l’abus de puissance. Le « droit du Seigneur » qu’Almaviva prétend exercer à l’encontre de Suzanne, sa camériste, fait écho à une controverse du temps et ne doit pas être compris comme du folklore médiéval. Plus généralement, la pièce organise son intrigue autour de la confrontation entre les conditions sociales : le valet contre le maître, le mari contre la femme, l’homme contre la femme, etc. Beaumarchais pensait l’intrigue théâtrale comme une série de « situations fortes » imaginées à partir de « disconvenances sociales ». Il a donné une forme théâtrale à la défense des minorités de l’époque, notamment les femmes. Les personnages du Mariage de Figaro tiennent par conséquent des discours politiques. Figaro dépasse sa fonction de valet de comédie. Il est rusé comme Scapin mais il est doté d’une plus grande profondeur psychologique, d’une plus grande sensibilité et surtout d’un passé. Dans le célèbre monologue de l’acte V, il fait la liste des métiers qu’il a exercés avant de se mettre au service du comte : barbier, banquier de jeu et même dramaturge… Il est à la fois plébéien et bourgeois. On illustre souvent avec Figaro l’idée de naissance de l’individu, que l’on situe à la fin du XVIIIe siècle. Individu sur le plan philosophique, Figaro l’est aussi au sens politique, en défendant l’idéologie de la classe bourgeoise naissante, fondée sur le mérite personnel et non sur la naissance. Il préfigure le citoyen de la Révolution.

Mais toutes ces remarques ne doivent pas faire oublier que Beaumarchais, en 1784, était proche du pouvoir royal, et qu’il se situa toujours dans le camp des modérés, sous la Révolution. Il était favorable à ce que la France se dote d’une constitution mais critiquait sévèrement les excès des révolutionnaires, dont il fut d’ailleurs la victime en 1792. Beaumarchais conteste d’ailleurs, dans ses préfaces, la portée subversive de la pièce. Il se présente, au contraire, comme un dramaturge moraliste, observateur et réformateur des mœurs de son temps. Son but est de critiquer des abus et non de renverser l’État. Pendant les six années où Le Mariage de Figaro est resté dans ses papiers, entre 1778 et 1784, la pièce a été jouée avec succès dans les salons de l’aristocratie. Le succès de Beaumarchais symbolise les ambiguïtés d’une époque, l’Ancien Régime, qui condamnait par exemple la publication des Œuvres complètes de Voltaire tout en cautionnant le travail des éditeurs Beaumarchais et Condorcet. C’est le XIXe siècle qui a tiré Beaumarchais vers la Révolution et qui a introduit le mythe dans les programmes scolaires.

 

Le Mariage de Figaro, est-ce une œuvre féministe ?  

Netia Jones – C’est une question difficile. On peut tomber dans un piège. Que veut dire féministe ? Au sens strict, Beaumarchais ne l’était pas ; en revanche il comprenait très bien les enjeux et les problèmes de la condition féminine. Doté d’une empathie immense avec son époque, il était très à l’écoute des combats de son temps – au XVIIIe siècle, il y a beaucoup de discussions sur les droits des femmes, à commencer par le divorce. Enfin, il était entouré de femmes puissantes, des écrivaines et des musiciennes en particulier.

Avec Marceline, on a la quintessence de la pensée de Beaumarchais. Ce n’est pas tant qu’il était féministe, mais disons qu’il était du côté des femmes, et soucieux de parler du monde réel ; dans sa pièce, les personnages féminins doivent lutter, travailler, s’affirmer, résoudre l’intrigue. Elles sont le miroir de Figaro, qui doit lui aussi lutter pour exister. Et le fait d’avoir quatre personnages féminins, dans cette pièce, est significatif.

Plus tard, avec Napoléon, ces enjeux concernant la condition féminine seront mis en sourdine.

Lea Desandre – Définir le mot féminisme est une tâche compliquée ; appliqué à la pièce, on en réduirait la portée. Plus qu’une œuvre féministe, j’y vois une œuvre témoin – de l’histoire des hommes, à cette époque, dans cette société. Le plus frappant est que l’histoire n’a pas tellement changé et que cette œuvre nous parle encore beaucoup ; il est encore possible de s’identifier à ses personnages.

Valentine Dussueil – Féministe, sans doute pas au sens militant où nous comprenons ce mot aujourd’hui. Mais il y a une volonté d’émancipation chez tous les personnages féminins de la pièce. Marceline revendique ainsi sa « raison ». La Comtesse se laisse séduire par le jeune Chérubin. Suzanne réussit à échapper à la tradition du droit de cuissage (si ce droit est un mythe fabriqué par le XVIIIe  siècle, il renvoie probablement à une réalité historique du droit d’abuser d’une femme de statut inférieur). Les femmes ont le rôle principal dans l’intrigue et l’emportent par la ruse contre les hommes – le Comte reconnaît à la fin de la pièce qu’il a été « traité comme un enfant ». Figaro lui-même, qui porte pourtant sur ses épaules toute une tradition de valets de comédie, trouve plus rusé que lui dans sa femme, Suzanne. La loi du plus fort, incarnée par le Comte, qui ne renonce devant aucun moyen pour obtenir les faveurs de sa jeune camériste, est déjouée. Et c’est à la Comtesse qu’il revient de formuler la morale de la pièce, « Chacun aura ce qui lui appartient », ce qui est une manière pour Beaumarchais de laisser le dernier mot à une femme.

On trouve également dans Le Mariage de Figaro, à l’acte III, un long réquisitoire contre les hommes qui séduisent les femmes du peuple puis les abandonnent. Sur scène, Marceline vise Bartolo, qui, vingt ans plus tôt, l’a quittée après l’avoir mise enceinte d’un enfant qui s’avèrera être Figaro, à l’acte III. Marceline pose le problème de la condition de la femme célibataire qui ne peut vivre de son travail et qui est contrainte de vivre sous la tutelle d’un mari ou d’un maître. Elle dénonce l’état de « minorité » dans lequel sont maintenues les femmes mariées, sur le plan de la morale, entre l’adultère masculin, accepté, et le caprice féminin, sévèrement condamné. De même que le droit du seigneur était un thème à la mode dans le théâtre au XVIIIe siècle (Voltaire en fit le sujet d’une pièce en 1762), le thème de la femme infortunée est un thème important de la littérature de l’époque. Il suffit de penser à Manon Lescaut ou à Justine. En dehors du Mariage de Figaro, Beaumarchais l’aborde dans deux drames, Eugénie (1767) et Les Deux Amis (1770). Seulement, le discours de Marceline est remarquable à plus d’un titre. Il est d’abord porté par une émotion particulière. Ensuite, Marceline ne se limite pas à parler de sa condition mais englobe dans son discours la condition de la femme noble, condition qui est assimilée à un état de servitude. Enfin, elle dénonce l’inégalité de droit entre l’homme et la femme en recourant à des termes juridiques, comme dans la célèbre formule : « Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ». À la fin du plaidoyer, les hommes en scène sont unanimes : Figaro, Bartholo et Almaviva, autrement dit un valet, un bourgeois et un noble, tous donnent raison à Marceline.

D’une certaine manière donc, Beaumarchais était progressiste sur la question du droit des femmes. En 1787, il se montre par exemple favorable au divorce, dans sa défense de Mme Kornmann, qui était accusée d’adultère. Sa manière de penser le problème, en droit, n’était probablement pas très éloignée de l’article premier de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges, rédigée en 1791 : « La femme nait libre et demeure égale à l’homme en droits ».

 

Que devient ce message social et politique avec l’opéra de Mozart ? Avez-vous souhaité le mettre particulièrement en valeur dans la mise en scène ?

Netia Jones – Il y a plusieurs choses à dire. D’abord, précisons que Mozart n’était pas tellement un homme « politique », préoccupé par ce type d’enjeux. Mais il était, lui aussi, empathique : il avait une certaine compréhension de la condition féminine, même s’il n’avait sans doute pas la conscience sociale d’un écrivain comme Beaumarchais.

Par ailleurs, il voulait créer cet opéra, Le Mariage de Figaro, dans un contexte où la censure était facile. Pour Da Ponte (le librettiste) et Mozart, c’était donc la chose la plus importante : éviter l’interdiction de porter cette œuvre à la scène, offrir cet opéra au public, et contourner la censure – quitte à retirer les passages les plus véhéments. En revanche, Mozart est intéressé par les relations humaines, et en particulier les relations entre les hommes et les femmes. En ce sens, l’opéra conserve une signification politique, au sens d’une signification sociale. Il avait très bien compris ce problème pour certains individus de ne pas avoir de droit d’entrée dans la société.

L’opéra n’a pas exactement la force de l’œuvre de Beaumarchais. Il est facile de le voir, en comparant le livret et la pièce : Da Ponte a supprimé tout ce qui était constituait un engagement en faveur de la condition féminine – cette lutte ne l’intéressait pas. Cela se voit dans la façon dont il a changé le caractère de Marceline : il en a fait un personnage d’opéra bouffe, le personnage de la vecchia donna (la vieille femme), et se moque allègrement du fait qu’elle veule se marier alors qu’elle est âgée, ce qui constitue pour lui une sorte de scandale… Cet aspect misogyne fait partie de Da Ponte.

 

Votre mise en scène des Noces de Figaro cultive beaucoup la thématique du théâtre dans le théâtre : Susanna est une habilleuse, les personnages circulent et interagissent dans des loges, des ombres chinoises portées sur les murs suggèrent les intentions réelles des personnages derrière leurs répliques policées… Souhaitiez-vous mettre l’accent sur l’idée de comédie sociale ? L’émancipation, est-ce quand les membres du Tiers état peuvent enfin être eux-mêmes – comme Figaro semble y aspirer, dans sa quête d’identité ?

Netia Jones – C’est la thématique du déguisement qui importait beaucoup pour moi, à travers l’univers de l’Opéra. En réalité, si vous cherchez l’équivalent d’un palais du XVIIIe siècle, régi par une hiérarchie patriarcale et une logique d’abus, il ne faut pas aller très loin : l’Opéra en lui-même est un lieu misogyne. Ces questions évidemment ne peuvent pas être traitées de manière manichéenne, mais cela me semblait très urgent d’évoquer cette problématique. L’opéra, que ce soit en tant que répertoire, forme artistique, ou industrie, s’est principalement épanoui au XIXe siècle, au pire moment pour les femmes, dans un siècle où l’on pensait qu’il fallait les faire taire parce qu’elles étaient dangereuses.

Le répertoire opératique est misogyne jusqu’aux os, et l’on n’y réfléchit pas assez. Pensez qu’une jeune chanteuse a l’opportunité de jouer une prostituée, une ingénue, ou alors, au mieux, un garçon. Mais il n’y a pas vraiment dans notre répertoire de figure féminine intéressante, réflexive et combative.

Et puis il y a cette théorie du génie masculin – dont on trouve sans doute l’origine chez Goethe, avec Les Souffrances du jeune Werther – qui infuse vraiment cet art. Suivant cette conception, un metteur en scène doit être un homme. Pourtant l’opéra, à mes yeux, c’est tout autre chose : c’est une collaboration entre des centaines de personnes, c’est presque une ville. Il faut donc combattre tout cet appareil mental qui a été constitué pour promouvoir une idée masculine de l’art.

 

La connivence entre Susanna et la Comtesse, sublimée par la superposition fréquente de leurs voix, semble attester la possibilité d’une abolition des distinctions de classe – d’une façon générale, la Comtesse, personnage lumineux, apporte un contrepoint intéressant à la bassesse du Comte. Est-ce que cela signifie que la critique des nobles, dans les Noces, n’est pas systématique, et que la dénonciation concerne essentiellement les mauvais individus qui abusent de leurs privilèges ? 

Netia Jones – Pour moi, la complicité entre Susanna et la Comtesse inspire cette idée que les écarts sociaux importent peu. Je ne crois pas à cette critique qui voit dans les Noces essentiellement la dénonciation de mauvais individus plutôt que d’une classe sociale. Beaumarchais prend appui sur le droit de cuissage, qui est un trope littéraire – cela n’a pas vraiment existé. Mais il était absolument vrai qu’un aristocrate avait tous les droits du monde sans devoir répondre de ses actes, en particulier sur les femmes de son entourage, qui lui appartenaient comme des objets. A travers la critique du comte, je vois donc la critique d’un système.

Bien sûr, il y avait des aristocrates respectables. Et le Comte est aussi présenté par Beaumarchais comme un individu particulièrement problématique, en l’occurrence un prédateur. Sur ce point, il me semble que Strauss a fait un contresens, expliquant l’attitude du Comte par son ennui dans un mariage usé et à bout de souffle. Mais ce n’est pas le cas ! Ce mariage avec Rosine a tout juste trois ans, et le Comte s’est ennuyé d’elle sitôt qu’il l’avait conquise, au point de développer une attitude pathologique de séducteur. Il faut bien se rendre compte qu’il tâche de séduire une jeune fille de douze ans, Barbarina. Le côté individuel et le côté systématique ou social de la critique sont donc tous deux à prendre en compte.

 

Lea Desandre, vous incarnez sur scène le rôle de Chérubin. De ce personnage, Beaumarchais écrit dans la préface du Mariage de Figaro : « il n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un homme ». Par ailleurs, Chérubin est un individu mi-féminin, mi masculin. Comment joue-t-on ce rôle de passage, cet âge de transition ? Est-ce une figuration difficile ?

Lea Desandre – Curieusement, ce personnage ne m’a pas semblé difficile à jouer. Dès que j’ai ouvert la partition, cela a été limpide, et je me suis sentie proche de sa personnalité. On pense toujours d’abord à son côté adolescent et sa découverte juvénile de la sexualité, mais ce n’est pas le principal trait de son caractère : je retiens sa simplicité et la plénitude de ses sentiments. Je me reconnais dans cette phase de transition, ayant le désir de conjoindre des responsabilités d’adulte et le regard très pur de l’enfance.

Il n’y a donc pas tant de différence entre le moment où je monte sur scène et la vie quotidienne. Quand j’interprète un personnage j’essaye de trouver les résonances qu’il peut y avoir avec ma personnalité, et je cultive au maximum ces points de concordance. Ce qui me frappe en particulier chez Chérubin, c’est qu’il aime tout ce qu’il voit, tout ce qu’il touche. Il nous rappelle aux choses fondamentales de l’existence – aimer intensément, découvrir, nourrir une curiosité pour toutes choses. Ces qualités peuvent avoir un caractère universel, car nous sommes tous passés par cette phase d’émerveillement.

Dans son premier air par exemple, il manifeste l’émotion qu’il a à s’éprouver en phase avec la nature. Je m’y retrouve tout à fait : la montagne, les plaines, sont des espaces qui me donnent beaucoup de force. La confrontation aux paysages du monde fait naître en nous une prédisposition à l’amour.

Chérubin est un personnage touchant, simple, tendre, sans filtre ; il dit ce qu’il pense sans arrière-pensée. C’est en ce sens qu’il est exceptionnel. C’est le seul à ne pas être un manipulateur, dans cette pièce, et il est tout entier dans ses déclarations et ses actes. C’est sans doute cela qui réveille Rosine en la Comtesse.

 

« Tantôt je suis de feu et tantôt de glace, / toutes les femmes me font changer de couleur / toutes les femmes me font trembler / Il n’y a que les mots d’amour ou de plaisir / qui troublent et perturbent mon cœur ». Ces paroles de l’air très connu de Chérubin, No so piu, rappellent un peu la tirade de Don Juan, chez Molière : « Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ». Chérubin, est-ce un Don Juan en puissance ?

Lea Desandre – Non, je vois plutôt Chérubin comme une sorte de Petit prince, qui manifeste avec une grande naïveté tout l’amour qu’il peut donner.

Netia Jones – Il y a effectivement cette interprétation qui présume que Chérubin deviendra en fait un petit Comte, mais je n’en suis pas certaine. Chérubin est un être de lumière. Il est qualifié de petit Narcisse par les autres personnages de la pièce mais c’est un contresens, ou une projection de son entourage – et qui exprime peut-être la jalousie de Figaro, exaspéré de voir Chérubin aussi épargné par la vie, avec ses mains blanches et son mode de vie oisif. Mais Chérubin n’est pas un prédateur, ni un séducteur qui triche. Son amour est sincère.

 

En quoi la manière dont Chérubin est figuré dans cette mise en scène – comme un Justin Bieber, si j’ai bien compris – permet-elle de le rendre plus lisible en tant que personnage ?

Netia Jones – J’ai imaginé Chérubin comme Justin Bieber, qui lui aussi est un enfant qu’on a sommé de se présenter comme un homme. Lui aussi incarnait cette tension entre le féminin et le masculin qui caractérise Chérubin en propre.

Il était important aussi de souligner sa pureté, sa beauté. Chérubin est un jeune être très simple, d’une grande générosité, rendue manifeste par ses paroles et ses désirs. Il dit ce qu’il pense et c’est en cela qu’il est aimable.

Lea Desandre – Au début, j’ai eu un peu d’appréhension face à cette figuration de Chérubin. Il faut dire qu’on m’avait demandé autrefois de jouer des Chérubin un peu caricaturaux : soit très modernes, soit très traditionnels, en petit Cupidon. Quand j’ai vu ce costume, ce survêtement adolescent et ces baskets, j’ai donc espéré ne pas avoir à endosser quelque chose de très caricatural, de ne pas avoir à en faire un personnage outrancier, très porté sur le sexe. Mais j’ai compris ensuite que le projet de Netia était authentique, et qu’il me demandait une gestuelle et une physicalité assez complexes, exigeant de moi de gommer presque tout ce qui faisait de moi une femme en apparence. Il fallait entrer dans un corps de jeune garçon, sans entrer dans la caricature de genre. Par la suite, j’ai beaucoup réfléchi à ce costume, et je me suis rendu compte que cet aspect un peu outrancier du costume était réaliste. Le propre de l’adolescent est sans doute qu’il surjoue son rôle, et qu’il doit être outrancier pour exister.

De fait, je me sens plus masculine que féminine dans ma manière d’être, et ce défi d’incarnation me convenait bien. C’est ce qui nous anime en tant que chanteurs et chanteuses, d’être aussi plastiques. J’ai envie d’être façonnée par mon rôle, et pour cela, le dialogue avec Netia Jones a été limpide, simple. Ce que j’ai aimé aussi dans cette collaboration artistique, c’est qu’on n’était pas sur une idée fermée du personnage. Nous avons eu beaucoup de discussions interprétatives. Généralement, quand on a un doute à l’opéra, on tranche vite, trop vite. Mais Netia ne tranchait pas hâtivement. C’est par ce travail réflexif et ces discussions que j’ai réussi à me l’approprier. Dans ma construction personnelle, ce rôle a fini par entrer totalement dans ce que je suis : Chérubin m’a permis de comprendre qui étaient les autres, par un effet d’empathie.

Ce qui était aussi très intéressant avec cette mise en scène, c’est que la lecture du livret n’était pas de premier niveau : nous avions tous envie de dépasser des tentations interprétatives immédiates, et de faire quelque chose de nouveau avec cet opéra. On a donc cultivé l’art du détail, qui permet aux gestes dramatiques de devenir très naturels. A l’opéra, j’aime aussi penser comme au cinéma, penser petit dans le détail – même s’il faut aussi penser large, pour un public éloigné physiquement dans la salle.

Il me semble que la force créatrice d’un opéra est régénérée ainsi : chaque chanteur, chaque chanteuse a une énergie différente, et toutes se nourrissent mutuellement. Or le cadre que nous avions dans cette mise en scène offrait une liberté d’expression extrêmement stimulante. Nous avons co-construit le sens du spectacle, ce qui est la clef à mon avis d’un grand spectacle. Et c’est comme cela qu’on atteint le public.

 

Illustration : Les Noces de Figaro 21-22 © Vincent Pontet. 

 

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