[Partenariat L’Obs] Lignes blanches
26/03/2022
Voici le premier volet (1/6) de notre partenariat « Penser la guerre en Ukraine » avec L’Obs ! Ce texte constitue la version longue de l’article publié sur le site de L’Obs.
Nous n’avons jamais cessé de discuter et de négocier avec Poutine et, à moins qu’il ne soit renversé par son propre état-major ou qu’il ne décède d’une crise cardiaque, il faudra bien finir par trouver un accord avec lui. C’est ce à quoi l’on commence à réfléchir en ce moment. Par exemple, Mme Fiona Hill, conseillère Russie-Eurasie sous Bush Jr., Obama et Trump, aurait ainsi déclaré à des journalistes du New York Times que « Poutine était en train de prendre un gros risque, qu’il allait essayer de pousser aussi que possible avant de perdre son élan, puis chercher un moyen de faire passer cela pour une victoire. » Les Occidentaux, de leur côté, devraient essayer de l’aider à opérer une retraite tout en gardant la face[1].
Or il faut se rappeler qu’une réussite politique n’est pas que la maximisation de nos gains tactiques. Un réel succès politique et diplomatique n’est pas qu’une affaire de lignes rouges, mais aussi de lignes blanches, c’est-à-dire de ligne de conduite dont le respect, de part et d’autre, permet d’avancer avec un peu plus de confiance mutuelle qu’auparavant. Pourtant, la plupart des commentateurs européens, en prenant conscience de l’efficacité tactique des sanctions économiques d’une part, des missiles Javelin et Stinger d’autre part, se prennent à rêver de faire chuter Poutine. Subordonner la politique à la tactique, c’est le symptôme d’une volonté de puissance qui découvre ce dont elle est capable ; car qui parlait de faire chuter Poutine début février ? Or était-il moins « méchant » à cette date-là, après ses états de service en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie et déjà dans le Donbass et en Crimée ? « Pourquoi le Bien devrait-il toujours rester désarmé ? » C’est parler comme lui… Entraîné par sa supériorité stratégique sur un certain nombre de terrains, Poutine a commis une série d’erreurs politiques que son pays paie cher en termes de développement et de position internationale. Soyons pour notre part un peu plus intelligents.
Notre objectif ne doit pas être la chute de Poutine. Poursuivre cet objectif implique une stratégie de pression maximale, c’est-à-dire d’accroître la livraison d’armes, ainsi que de passer à l’échelon supérieur des sanctions, en passant du niveau financier au niveau économique brut, à savoir boycotter le gaz et le pétrole russes pour ruiner le pays, tout en menaçant de sanctions les pays tiers qui voudraient lui venir en aide. Or en élevant le coût de la guerre du côté russe, nous poussons Poutine à élever en proportion ses buts de guerre (qui visiblement sont adaptatifs), pour que « tous les sacrifices n’aient pas été consentis en vain ». Et inversement, il ne lui reviendrait pas plus cher de se montrer plus ambitieux, par exemple en annexant le Donbass. Il y a donc à mes yeux une contradiction indépassable entre une stratégie de pression maximale et la recherche d’une solution diplomatique[2]. Surtout, ambitionner de « gagner la guerre » contre la Russie menacerait de fragiliser en profondeur l’équilibre non seulement européen mais mondial, comme nous l’avons défendu ailleurs.
Ensuite, nous avons besoin de la coopération de la Russie, qui reste une puissance régionale (et même plurirégionale) afin de réactiver l’accord sur le nucléaire iranien, dont elle vient de bloquer la relance. Dans ce dossier, il n’y a pas d’Occident et de Non-Occident, mais des puissances qui s’efforcent d’agir avec responsabilité afin d’endiguer la prolifération nucléaire. Si l’Iran se dotait de l’arme nucléaire, on pourrait craindre des conflits nucléaires régionaux, avec Israël notamment, que ce soit par des échanges directs de missiles ou par l’emploi d’armes nucléaires tactiques, surtout dans le cas d’un régime idéologique et habitué des luttes du faible au fort tel que la République islamique. Dans le cas d’un effondrement du régime, il faudrait craindre la dispersion de cet armement et leur récupération par des groupes terroristes. Surtout, il est à redouter que des États voisins comme l’Arabie saoudite et la Turquie, voire l’Égypte, ne recherchent la parité stratégique en acquérant eux aussi l’arme nucléaire. Il s’agit là d’un sujet absolument primordial pour la sécurité du Moyen-Orient bien sûr, mais aussi de l’Europe, de la Russie – qui joue un rôle particulièrement important puisque c’était à elle que devait revenir de stockage de l’uranium enrichi par l’Iran – et de la Chine. Beaucoup moins des États-Unis, dont le territoire est hors de portée de tirs de missiles iraniens.
Voyons donc quelles sont nos « lignes blanches » sur les trois revendications de Poutine pour la résolution du conflit en cours : la reconnaissance de l’annexion de la Crimée ; la démilitarisation de l’Ukraine ; et sa démilitarisation – en laissant de côté la « dénazification » de l’État ukrainien…
– La reconnaissance de l’annexion de la Crimée doit rester une ligne rouge absolue, de même que la reconnaissance de quelque éventuelle annexion que ce soit en Ukraine, au Donbass par exemple. On pourrait penser que reconnaître ou pas un fait accompli ne change rien. Mais si les traités n’étaient que des « chiffons de papiers », d’après le mot du chancelier Bethmann Hollweg en 1914 (qui le regretta ensuite), nous ne nous accorderions pas sur le sens des mots. Or reconnaître des annexions ouvrirait une boîte de Pandore refermée en 1947, au Traité de Paris, une fois effectués les redécoupages territoriaux qui suivirent la défaite de l’Allemagne – et les terribles conséquences qu’ils comportèrent pour des millions d’Européens. Les annexions (et non les sécessions, qui se sont multipliées lors de l’effondrement du bloc communiste) sont un tabou absolu de l’ordre européen issu de la Seconde guerre mondiale. Reconnaître celle de la Crimée ouvrirait un grave précédent : ce serait admettre la possibilité qu’un État acquiert des territoires par la force. Les pays baltes, qui comptent de fortes minorités russes, se sentiraient, si ce n’était pas déjà le cas, automatiquement menacés d’annexion partielle, et l’on pourrait craindre des mesures préventives contre lesdites minorités. La Russie pourrait être tentée de faire reconnaître l’annexion des républiques séparatistes de Louhansk et Donetsk dans le Donbass, ou de la Transnistrie en Moldavie – voire de préparer l’annexion préventive de l’ensemble de la Biélorussie, qui est déjà quasiment un territoire occupé. La Turquie pourrait, si les circonstances s’y prêtent, être tentée de faire de même avec la République turque de Chypre, ce qui provoquerait une crise majeure avec l’UE.
Un facteur aggravant est qu’une annexion serait difficilement réversible de la part de la Russie, non seulement de la part de Poutine, mais aussi des gouvernants qui lui succèderont. Quelles qu’en soient les conséquences, il leur serait politiquement impossible d’assumer céder un territoire proclamé comme russe. De plus, les territoires que la Russie définit comme siens sont par principe couverts par la dissuasion nucléaire. Si Poutine devait prononcer des annexions, ce serait un point de non-retour : il serait impossible pour les Européens de les reconnaître, impossible pour lui ou ses successeurs de les abandonner, impossible pour quiconque de les reconquérir militairement. Dans le cas de l’Ukraine, la moins mauvaise option serait de « geler » son statut, en la considérant comme un territoire ukrainien occupé illégalement, mais sans faire pression sur la Russie pour qu’elle la rétrocède. À la rigueur, la levée des sanctions imposée en 2014 pourrait être accordée en échange de la démilitarisation de la péninsule en-dehors de la base de Sébastopol.
– La démilitarisation de l’Ukraine ne constitue pas non plus une option recevable. Historiquement, la démilitarisation constitue une sanction imposée à des États militaristes ayant ignoré les lois de la guerre les plus élémentaires, comme l’Allemagne et le Japon en 1945 (et de fait temporairement). Il est évident que l’Ukraine n’a jamais agressé militairement la Russie, et qu’elle ne constitue pas à elle seule une menace pour la sécurité de sa voisine. Par ailleurs, la démilitarisation n’est aucunement une condition de la neutralité. La Belgique en 1914 avait une armée. La Suisse, l’Autriche, la Suède, la Finlande aujourd’hui en ont une aussi. En revanche, ce sont des États qui, tout en maintenant parfois le service militaire, disposent d’un armement offensif limité, ce qui pourrait être le cas (voire était déjà le cas avant l’invasion) de l’Ukraine.
– La neutralisation de l’Ukraine, sur le modèle de la Finlande, est en revanche un objectif atteignable, qui aurait l’intérêt de limiter les risques de crise entre la Russie et l’Europe en empêchant que des troupes et des armements y soient déployés par des pays tiers. En conséquence, il s’agirait de conclure un accord selon lequel l’Ukraine ne pourra ni adhérer à l’OTAN (ce contre quoi la France et l’Allemagne ont toujours exprimé les plus fortes réticences), ni devenir un État allié de la Russie (en ré-adhérant à la CEI par exemple). La neutralité de l’Ukraine comporte cependant plusieurs conditions.
- Bien entendu, l’évacuation par la Russie des régions qu’elle occupe militairement.
- Le maintien, réciproquement, de la neutralité biélorusse, qui a été annulée à la suite du référendum constitutionnel du 27 février dernier, au profit d’une simple interdiction d’agression militaire d’un pays tiers à partir du territoire biélorusse – disposition violée au moment même où le texte était voté… De surcroît, l’interdiction d’installer des armes nucléaires sur le territoire biélorusse, qui a elle aussi été rayée de la Constitution, doit être rétablie. Enfin, le processus d’Union confédérale entre la Russie et la Biélorussie, reposant sur les traités de 1997 et 1999, et relancé par le soutien de Poutine à Loukachenko en 2020, doit prendre fin.
- Le retour de la souveraineté ukrainienne sur les républiques séparatistes de Louhansk et Donetsk (ainsi que toutes les zones actuellement occupées par la Russie hors Crimée) dans le cadre du protocole de Minsk de 2014 et des accords de Minsk II de 2015 – qui impliquent notamment l’autonomie des oblasts de Louhansk et Donetsk. De même, le retour de la souveraineté moldave sur la république séparatiste de Transnistrie. En contrepartie, le partenariat d’association OTAN-Ukraine doit prendre fin.
- La garantie militaire de la neutralité ukrainienne. L’idéal serait un traité OTAN-Russie dans le cadre de l’OSCE pour une garantie partagée des neutralités ukrainienne et biélorusse. Il nous faut assumer, en revanche, que si la Russie acceptait une telle solution, la conséquence serait une confrontation militaire directe entre l’OTAN et celle-ci – et tout ce que cela implique – dans le cas où elle ne respecterait pas ses engagements et envahirait de nouveau l’un des deux territoires. Ce quatrième point soulèverait néanmoins de graves difficultés du côté de l’OTAN, d’abord de la part de la Pologne et des pays baltes, ensuite des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce serait sceller une limite dans l’extension de l’alliance et admettre l’idée que la volonté souveraine d’un État ne suffit pas à le rendre candidat. (Ce qui est cependant plus prudent et raisonnable d’un point de vue géopolitique : dans quel pétrin ne serions-nous pas s’il fallait être en état de défendre la Géorgie, par exemple ?) Il y a donc peu de chances que l’OTAN signe un tel traité avec la Russie.
Cependant, l’article 10 détaille ainsi la manière dont un nouveau membre peut accéder à l’OTAN : il doit d’abord être invité à l’unanimité par les pays déjà membres puis déposer un « instrument d’accession » auprès des États-Unis. La France et l’Allemagne peuvent donc signer un traité séparé sur la neutralité ukrainienne et biélorusse en prenant en charge leurs garanties, tout en s’engageant à bloquer l’invitation de ces pays dans l’OTAN. Cela créerait évidemment une crise avec les États-Unis et surtout avec les pays du flan oriental de l’Alliance. Pour que ces deux pays garantissent les neutralités ukrainiennes et biélorusses de manière crédible, il leur faut stationner des troupes à la frontière, du côté polonais idéalement. Or la crise que susciterait un traité séparé avec la Russie pourrait pousser les pays frontaliers à refuser la présence de troupes françaises ou allemandes sur leur sol. Bref, la chose est compliquée.
La première condition d’une neutralité solide de l’Ukraine et de la Biélorussie, dans tous les cas, c’est que les puissances européennes soient prêtes à un conflit conventionnel (c’est-à-dire non nucléaire) de haute intensité contre la Russie en cas de nouvelle agression. En Ukraine, celle-ci fait manœuvrer (avec peine certes, on le constate) entre 150 et 200 000 hommes. L’armée française est actuellement calibrée pour déployer au maximum 15 000 hommes. Certes, la qualité des troupes et les équipements importent, mais disposer d’une infanterie nombreuse est incontournable pour mener une stratégie de défense territoriale. La parité avec la Russie en moyens militaires conventionnels serait plus facile à atteindre dans le cadre de l’OTAN, mais elle supposerait un gros effort de la part de la France et de l’Allemagne si celles-ci devaient la prendre en charge seules.
Néanmoins, la plus grosse partie du problème, on l’a dit, est politique et diplomatique. Il faut au minimum que l’Allemagne soit sur la même ligne, ce qui est loin d’être envisageable pour le moment. On mesure ici qu’un des plus gros problème pour l’équilibre géopolitique du continent est l’alignement outrancier du Royaume-Uni sur les États-Unis. Un dialogue 3+1 (Royaume-Uni, France, Allemagne + Russie) assurerait beaucoup mieux la stabilité de l’Europe centre-orientale, et permettrait d’atteindre beaucoup plus efficacement la parité militaire conventionnelle avec la Russie, que le seul binôme franco-allemand, tout en jouissant de plus de crédibilité aux yeux des alliés baltes et polonais. Cette nouvelle Triple-Entente serait aussi beaucoup plus stable en interne. Mais tant que les Britanniques ne se souviendront pas qu’every man is a piece of the continent, et qu’ils appartiennent géographiquement, donc géopolitiquement à l’Europe et à l’Eurasie, au contraire des États-Unis, et sur des sujets de sécurité très concrets comme le JCPOA, il est douteux que nous parvenions à avancer réellement.
Néanmoins, la meilleure chose à faire pour éviter la constitution d’un bloc occidental en réaction à ce conflit somme toute périphérique, c’est que la diplomatie française commence des ouvertures en ce sens auprès du Kremlin. De son côté, si Poutine ne profite pas de la porte qui lui est ouverte, il aura à se rappeler le précédent Khrouchtchev. Moins Cuba en 1962, que la crise de Berlin de 1958-1961, qui selon Georges-Henri Soutou, fit peut-être passer le monde encore plus près de la guerre nucléaire[4]. Lorsque Khrouchtchev menaça de laisser la RDA annexer Berlin-Ouest, Kennedy repoussa son ultimatum et annonça que toute invasion conduirait à la guerre. Khrouchtchev finit par trouver une porte de sortie en permettant à la RDA de construire le fameux mur en août 1961. Mais Kennedy lui aussi avait eu conscience de la gravité de la situation, il proposa à son homologue, en mars 1962, un ensemble de mesures visant la neutralisation de l’Allemagne, notamment un traité de non-agression entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie, une sorte de reconnaissance de fait de la RDA, l’internationalisation du statut de Berlin, etc. Khrouchtchev ne saisit pas la main tendue et se relança, à l’été 1962, dans l’aventurisme nucléaire à Cuba. Et finalement, ce n’est pas des défaites, mais son aventurisme stratégique déraisonnable qui lui coûtèrent son poste en octobre 1964. C’est de cela que Poutine, président plus petit que Khrouchtchev d’un pays plus petit que l’URSS, devrait se souvenir.
Par Emmanuel Phatthanasinh, membre du comité de rédaction
Illustration : Michel Debru, Périphérie de Moscou, 1979, collection privée.
[1] Peter Coy, « Here Are Three Reasons Putin Might Fight On », New York Times, 14/03/2022. URL : https://www.nytimes.com/2022/03/14/opinion/putin-rational-irrational.html
[2] Je repère par exemple cette contradiction dans la position de Julian Fernandez et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Comment gagner la guerre en Ukraine sans la faire », Le Monde, 15/03/2022. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/15/comment-gagner-la-guerre-en-ukraine-sans-la-faire_6117566_3232.html
[4] G.-H. SOUTOU, op. cit., p. 517