Numéro #8 – La culture critique
20/06/2024
« La culture critique », Germinal #8, mai 2024, dir. Anne Lafont, Christophe Prochasson
Edito – Art et socialisme : quelle est la portée politique d’un rapport critique et pluraliste à la culture ?
Nathan Cazeneuve
Quel est le sens actuel de la conception émancipatrice de la culture ? Si la démocratisation en a été le mot d’ordre, celle-ci repose également sur la compréhension de la portée critique des pratiques artistiques et de la médiation culturelle. Contre l’élitisme culturel qui nie la diversité, et contre le multiculturalisme relativiste, une conception socialiste de la culture met en avant l’importance d’un dialogue entre les différentes cultures duquel émergent une richesse créative et une disposition critique. Le socialisme se retrouve donc dans le mot d’ordre de l’« inventaire », celui de la préservation et de la transmission des cultures et de la valorisation de leur portée critique.
Y a -t-il une politique de la culture socialiste ? La démocratisation culturelle et ses métamorphoses (1981-2024).
Jean-Louis Fabiani
Si les liens entre culture et éducation ont historiquement été au cœur du socialisme, la démocratisation culturelle promue par la gauche à partir de 1981 s’est inscrite dans le prolongement des politiques inaugurées
en 1959 par la création du ministère de la Culture. Au-delà du discours sur les « droits culturels », l’intensification de la marchandisation de la culture amène à replacer l’éducation populaire au premier rang des objectifs d’une politique culturelle socialiste.
Démocratisation et diversité : les habits neufs de l’ambition émancipatrice des politiques culturelles
Philippe Coulangeon
L’éclectisme culturel est souvent perçu comme une forme de démocratisation de la culture. S’il contribue à redéfinir les hiérarchies symboliques, il demeure la manifestation d’inégalités culturelles. Une véritable politique de démocratisation de la culture devrait alors reposer une politique éducative ouverte à la diversité et sur un équilibre entre politiques de l’offre et de la demande.
« En matière culturelle, il existe aujourd’hui à gauche une pensée philosophiquement réactionnaire qui s’ignore »
Entretien avec Benoît Labourdette
Droits culturels, actions à l’égard de la jeunesse des milieux populaires, usage du numérique : le cinéaste et consultant en innovation culturelle Benoît Labourdette revient sur ce qu’il perçoit comme des blocages dans la façon dont la gauche pense aujourd’hui les politiques culturelles.
« Ni popo, Ni bobo » : le rôle des association culturelles en quartier populaire selon Nourine et Marie-Claire
Alice Le Gall-Cécillon
Fruit d’une enquête sociologique menée au sein d’une association culturelle d’éducation populaire d’un quartier « politique de la ville », cet article engage une réflexion sur les enjeux de politisation de la culture et sur la conciliation de deux visions antagonistes de l’exigence culturelle. La mise en place d’une politique d’éducation et de démocratisation culturelle nécessitant de conjoindre ces deux aspects dans une pratique culturelle « ni popo, ni bobo ».
De Démos à El Sistema, la visée politique des orchestres à vocation sociale
Denis Laborde
Les nombreux projets d’orchestres à vocation sociale à travers le monde soulignent la puissance de la musique pour interroger les inégalités sociales et développer des pratiques coopératives. Interroger l’organisation du projet Démos, soutenu par la Philharmonie de Paris, par référence aux filiations distinctes que représente l’initiative vénézuélienne El Sistema ou l’enseignement musical mutualiste permet de mettre en lumière la diversité des perspectives politiques que rend possible la forme orchestre.
Vers un cinéma socialiste : espoirs et révolutions dans l’industrie du septième art à l’aune du Front Populaire
Baptiste Demairé
Un film est toujours une œuvre esthétique, certes, mais il est aussi le produit d’un mode de production historiquement et politiquement déterminé : à ce titre, il exprime et demeure pris dans des rapports de force spécifiques qui ne sont pas seulement propres au cinéma. Tel est le propos du détour historique opéré par Baptiste Demairé, qui examine la période du Front populaire comme un moment où se pense un cinéma émancipateur, réflexif sur ses conditions de production et les effets de sa réception, conscient de son rôle crucial dans la cité, et de sa fonction pédagogique. À travers cette rétrospective historique, c’est une définition socialiste du cinéma que propose l’auteur.
Socialisme, libéralisme et pensée artiste de l’économie
Sophie Cras
La figure du créateur d’exception réinventée à la période contemporaine, éprise de liberté individuelle, a-t-elle sa place dans un système égalitaire et socialisé, où des institutions collectives régissent les relations économiques et sociales ? De nombreux artistes comme Morris, Fry, Jorn, Gallizio ou Beuys ont tâché d’apporter des réponses à cette difficulté. Leurs réflexions s’avèrent précieuses à un moment le « post-capitalisme » semble avoir remplacé le socialisme dans la réflexion économique des artistes.
Le régime des intermittents du spectacle, une voie pour la socialisation du salaire
Mathieu Grégoire
Si le régime des intermittents n’est pas né de projets socialistes, il repose sur la logique de la socialisation des salaires qui permet d’assurer, par la solidarité interprofessionnelle, des revenus lors de périodes d’interruption du travail. Plutôt que d’être considéré comme une exception sectorielle, le régime des intermittents du spectacle constitue un modèle de réflexion sur la manière de dépasser la précarité et la subordination à l’employeur. En professionnalisant les métiers du spectacle, le système de l’intermittence a permis de rééquilibrer au profit du travailleur les modes de production artistiques.
La création du musée d’art contemporain de Dunkerque : un projet social et artistique au coeur de l’industrie
Victor Vanoosten
La création du musée de Dunkerque autour de la collection constituée par l’association fondée par Gilbert Delaine manifeste le potentiel de coopération sociale que recèlent les projets d’accès à la culture. Ayant recours au mécénat privé, aux dons d’artistes, au savoir-faire des ouvriers des industries locales, le musée figure à l’avant-garde du renouveau politique et artistique des années 1980. Il présente une pratique sociale du mécénat utile aux réflexions sur l’état contemporain du financement privé des institutions culturelles.
Léon Blum : critique littéraire socialiste de la crise de la société bourgeoise
Milo Lévy-Bruhl
En revenant sur les années de critique littéraire de Léon Blum, l’auteur montre que le socialisme français a envisagé la littérature comme une forme spécifique de réflexivité sociale propre aux sociétés bourgeoises, et la critique de cette production culturelle comme une modalité d’intervention politique visant à orienter une bourgeoisie en crise de la réaction vers le socialisme.
La démocratisation culturelle et les industries culturelles
Julia Christ
Le caractère concomitant du développement des industries culturelles et de la démocratisation culturelle conduit souvent, dans une perspective conservatrice, à condamner toute ambition de démocratisation de la culture comme son abaissement. Contre une telle lecture du thème de l’industrie culturelle originairement traité par Adorno, il convient de rappeler que ce que dénonce ce dernier est le remplacement de la valeur d’usage de l’œuvre par sa valeur d’échange. Le problème n’est alors pas la démocratisation de la culture mais sa marchandisation qui porte atteinte à sa fonction d’autonomisation. La culture ne contribue à la démocratisation qu’à la condition que l’expérience esthétique soit un élément dans le processus d’autonomisation des individus : c’est dans cette expérience spécifique que les individus éprouvent l’impuissance de leurs modes de pensée et d’agir habituels sans que cette épreuve ne soit immédiatement résolue. L’expérience esthétique est donc toujours réflexive et critique.
Hannah Arendt : les formes politiques de la vie culturelle
Emmanuel Pedler
Les perspectives philosophiques proposées par Hannah Arendt font écho aux virages épistémologiques des années deux mille, impulsées par le courant pragmatiste, notamment pour interroger à nouveaux frais la summa divisio entre arts mineurs et arts majeurs et entre loisirs de masse et ces derniers. Mais les apports les plus importants d’Hannah Arendt portent sur les formes politiques de la vie culturelle et nous invitent à décrire l’intensité de l’engagement des acteurs – ordinaires ou professionnels – pour faire vivre, par le débat, la vie culturelle.
Où réside la portée politique des textes littéraires ?
Entretien avec Arno Bertina
Arno Bertina a consacré des ouvrages à la lutte des ouvriers de l’usine GM&S à La Souterraine dans la Creuse ou aux prostituées de Pointe Noire et de Brazzaville. Il présente l’attention à ce qui surprend et la quête de justesse dans le récit des vies comme des vecteurs de réflexion critique sur le monde et de justice.
Une écriture socialiste de l’histoire de l’art ? Thèmes et enjeux d’un discours sur l’art dans la société
Michela Passini
Une histoire de l’art socialiste a-t-elle existé ? Est-il possible d’identifier des pratiques, des manières d’écrire l’histoire, des partis pris méthodologiques que partageraient les savants se réclamant du socialisme à un moment donné de l’histoire de ce mouvement ? La pratique de l’histoire de l’art chez Léon Rosenthal (1870-1932) et Henri Focillon (1881-1943) rend compte de cette démarche marquée par un regard résolument historien, qui articule art et société dans une perspective réformatrice.
Le réalisme socialiste était-il socialiste ?
Jérôme Bazin
Souvent réduites au statut de « langue de bois » visuelle, les œuvres plastiques relevant du réalisme socialisme gagnent pourtant à être observées et décryptées en détail. Produites dans le cadre de « socialismes d’État » aussi désireux d’élargir la culture que de la contrôler, ces images donnent à voir la place à la fois centrale et contradictoire que la « classe ouvrière » occupait dans ces dictatures.
« Militer pour la culture, c’est aussi élargir son champ de créativité »
Entretien avec May Bouhada
May Bouhada, autrice, metteuse en scène et adjointe à la culture de Fontenay-sous-Bois présente les liens qui unissent son travail artistique et son engagement politique. Elle présente également un projet d’oratorio, mené avec Alexandros Markeas, à l’occasion des cinquante ans des luttes et de l’expérience autogestionnaire chez LIP.
Répression et stigmatisation de la désobéissance civile climatique
Anne Bessette
Alors même qu’elles s’inscrivent dans une tradition d’activisme non violent et qu’elles n’aboutissent à aucune dégradation durable, les manifestations éco-activistes qui ciblent des œuvres d’art sont de plus en plus lourdement pénalisées : à l’heure de l’urgence climatique, comment expliquer cette criminalisation croissante ?
Socialisme africain et politique culturelle. Le Sénégal sous la présidence de Léopold Sédar Senghor.
Joshua I. Cohen
La politique culturelle développée par l’État sous l’impulsion de Senghor a-t-elle été une politique socialiste ? Se revendiquant explicitement du socialisme africain, cette politique a pu être perçue comme étatiste et nationaliste, à rebours de la négritude et sa dimension cosmopolite promue par Senghor. Pourtant, en soutenant le modernisme face au réalisme socialiste et en y voyant une manifestation de la culture africaine, Senghor a contribué, avec l’École de Dakar, à mettre en valeur une culture sénégalaise cosmopolite et syncrétique.
La culture en (non) partage ? À propos des « appropriations culturelles »
Brigitte Derlon
Alors que les influences culturelles constituent un moteur de création et de réflexion sur un passé partagé, la notion d’ « appropriation culturelle » est aujourd’hui utilisée pour limiter la liberté d’expression artistique au nom de l’appartenance ethnique. Il convient de renouer avec sa portée initiale qui visait à dénoncer les inégalités et discriminations raciales qui limitent drastiquement les possibilités pour certains artistes de faire entendre leurs propres voix.
Art, culture et socialisme : la guerre culturelle n’aura pas lieu
Anne Lafont et Christophe Prochasson
Quel est le sens actuel de la conception émancipatrice de la culture ? Si la démocratisation en a été le mot d’ordre, celle-ci repose également sur la compréhension de la portée critique des pratiques artistiques et de la médiation culturelle. Contre l’élitisme culturel qui nie la diversité, et contre le multiculturalisme relativiste, une conception socialiste de la culture met en avant l’importance d’un dialogue entre les différentes cultures duquel émergent une richesse créative et une disposition critique. Le socialisme se retrouve donc dans le mot d’ordre de l’« inventaire », celui de la préservation et de la transmission des cultures et de la valorisation de leur portée critique.