Les raisons dangereuses
01/03/2022
Article mis à jour le 10 mars 2022.
La guerre actuellement en cours en Ukraine évolue, sur le plan tactique, vers une probable victoire à la Pyrrhus pour Poutine (invasion et contrôle militaire du territoire ukrainien au prix de lourdes pertes), sur le plan politique vers une défaite (fragilisation de la position de Poutine, retard dans le développement de l’économie russe, perte de confiance de la population, isolement international), et sur le plan stratégique (maintenir l’Ukraine hors de l’OTAN et de l’UE, voire annexer tout ou partie du pays) vers une issue encore très incertaine[1]. On parle souvent d’ « arrêter Poutine », mais sur le plan stratégique, à moins d’entrer directement en guerre, il n’y a aucun moyen d’empêcher la Russie d’envahir l’Ukraine : parce qu’en contrôlant la Crimée, la Transnistrie et la Biélorussie, elle l’encercle déjà aux trois-quarts ; parce que l’Ukraine ne possède pas, à part dans ses confins occidentaux (inutiles en l’occurrence) de reliefs sur lesquels se défendre ; parce que l’armée russe est trop nombreuse et possède une puissance de feu trop supérieure. La seule difficulté stratégique est la superficie du territoire à investir (600 000 km2, contre 540 000 pour la France par exemple). Néanmoins, sur le plan politique, l’invasion de l’Ukraine était d’emblée une énorme erreur, pour les raisons citées plus haut. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que, malgré les renseignements anglo-saxons, l’appareil d’État français semble ne pas avoir vraiment cru à une invasion jusqu’aux derniers instants.
Il ne faut pas néanmoins se réjouir trop vite. La guerre en Ukraine hâte un processus de découplage économique (du fait de l’embargo partiel à l’encontre de la Russie et des rétorsions russes sur l’approvisionnement en gaz), financier (gel des réserves de devises de la Banque centrale russe, possible exclusion de Swift, etc.) et diplomatique (condamnation vs. absence de condamnation) entre l’Occident et un « Second Monde » (Chine, Russie, Pakistan, peut-être Inde, etc.) Il n’est pas jusqu’à Disney et Sony Productions qui n’aient décidé de priver les enfants russes de leurs dernières productions cinématographiques, ou le Guide Michelin qui n’ait jugé bon de cesser de recommander les restaurants moscovites.
Ce découplage d’une part accroît les risques de guerre d’ampleur mondiale, où deux grandes alliances se feraient face comme lors de la Seconde guerre mondiale ; d’autre part il est le résultat de la constitution déjà en cours de grandes alliances mondiales : Premier Monde (Occident) vs. un Second Monde. Au terme de l’évolution, ce ne seraient pas deux blocs pleinement intégrés comme pendant la Guerre froide mais plutôt un bloc occidental hautement intégré face à une alliance faiblement intégrée, fédérée surtout par les circonstances.
Un fiasco russe total comporterait des risques à moyen et long termes pour l’ordre international. Afin de ne pas perdre le sens de la mesure dans la riposte à apporter à la Russie, il faut d’abord évaluer ses forces et la menace qu’elle représente. Depuis la décomposition de l’Union soviétique, la puissance russe a très nettement reculé dans les régions qu’elle contrôlait directement – sans parler de son quasi effacement à l’échelle mondiale. Dans le Caucase, la petite Tchétchénie n’a été réintégrée au territoire national qu’au prix d’une guerre de dix ans (1999-2009), coûteuse et meurtrière, en s’appuyant sur le clan Kadyrov, anciennement rebelle, et qui fait désormais régner la charia au nom de la Sainte Russie ; la Géorgie s’est émancipée lors de la Révolution des Roses en 2003 et la Russie a dû se contenter d’en découper deux régions séparatistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ; l’ancienne puissance impériale a dû laisser la Turquie apporter une aide décisive à l’Azerbaïdjan face à l’Arménie en 2020 et s’est contentée de garantir un cessez-le-feu. En Europe, la Moldavie a été perdue sauf une étroite bande de terre longeant le Dniestr ; les pays baltes, qui coupent l’enclave de Kaliningrad et avoisinent St-Petersburg, ont intégré l’OTAN ; l’Ukraine s’est détachée de la Russie en deux temps, à la faveur de la Révolution orange de 2004 puis du mouvement Euromaïdan à l’hiver 2013-2014, et Poutine n’avait pu, jusqu’à la dernière offensive, lui arracher que la Crimée et l’Est du Donbass. Chaque fois, la Russie doit se contenter de retrancher par la force une petite partie séparatiste d’un pays où elle exerçait auparavant une influence généralisée. En définitive, il n’y a qu’en Biélorussie – où le président Loukachenko a payé le soutien russe à sa réélection de 2020 par un programme d’union très étroite avec la Russie et de renucléarisation du territoire – et en Asie centrale – où le président Tokaiev s’est résolu à appeler Moscou à l’aide en janvier dernier face au risque de révolution ou de coup d’État – que l’influence russe se montre encore solide dans les anciens territoires soviétiques. L’agressivité de Poutine n’est que l’arbre qui cache la forêt du déclin géopolitique russe. Auquel il faut ajouter un déclin économique et démographique[2]. Pour finir, lorsqu’un chef d’État réquisitionne une heure d’audience télévisuelle pour projeter ses fantasmes en roman historique, ce n’est jamais un signe de très grande santé gouvernementale[3].
La guerre en Ukraine n’est donc qu’un conflit circonscrit, parce qu’elle n’engage qu’une puissance moyenne et déclinante contre un État sans alliés. Une riposte indirecte via des sanctions économiques se justifie pleinement – à condition qu’on sache les arrêter au bon moment pour épargner une population qui n’a pas réellement le choix de ne pas réélire Poutine. Mais la livraison massive d’armement, notamment de missiles antichar extrêmement efficaces de type Javelin et de missiles sol-air de type Stinger – les mêmes qui furent livrés aux moudjahidines afghans en 1986 contre l’armée soviétique – rappelle les décisions opérationnelles de la Guerre froide – sans parler de l’envoi massif de fusils d’assaut et de munitions qui se retrouveront dans les mains de miliciens civils. Sur le plan tactique, si ces armes parviennent effectivement entre les mains des soldats voire des civils ukrainiens, elles transformeraient le conflit en un piège potentiellement catastrophique pour l’armée russe, en rendant n’importe quel fantassin tant soit peu formé à leur maniement capable de détruire d’un seul tir un char d’assaut ou un avion de chasse. Soutenir de la sorte de simples ennemis de nos ennemis – car jusqu’à preuve du contraire, aucune alliance militaire ne nous lie à l’Ukraine – était de bonne guerre pendant la Guerre froide. Ce sont au moins des mesures que les États-Unis et leurs alliés sont heureux de n’avoir pas vu employer contre eux au Kosovo en 1999 ou en Irak en 2003 – deux opérations sans mandat de l’ONU.
Encore une fois, la question n’est absolument pas de prétendre que la Russie ne serait pas l’agresseur. Elle l’est, jusqu’aux ongles. Mais elle est une puissance déclassée, et agressive parce que déclassée. La doctrine poutinienne est celle de l’attaque préventive : si la guerre est inévitable, il faut frapper le premier. Or c’est, fondamentalement, une doctrine du faible au fort. Le tout est de répondre proportionnellement et intelligemment pour limiter les dégâts, comme avec un chien enragé. Aucune intention d’appeasement derrière cela : de fait, on ne peut pas discuter avec Poutine sans montrer au préalable qu’on est prêt à recourir à la force. Mais cela n’implique pas de mettre la Russie à terre, parce qu’elle sera encore là quand Poutine ne sera plus, et que nous avons besoin de sa coopération pour maintenir un semblant d’ordre régional. Or le sens de l’ordre international implique, une fois qu’on l’a maintenu de force dans ses frontières, de savoir changer de pied et de redresser l’ancien agresseur pour le réintégrer dans le jeu à la place qui lui convient, pas de l’en exclure. C’est de cette manière que les puissances vainqueures s’étaient comportées envers la France à l’issue des guerres napoléoniennes, autrement plus meurtrières. La question est, comme le dit souvent le général Lecointre, ancien CEMA, de savoir « maîtriser sa violence »[4], ce qui vaut je pense aussi bien à l’échelle du combat qu’à l’échelle stratégique. N’oublions pas que la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens.
La réaction des puissances occidentales relève typiquement de l’expression d’une volonté de puissance non maîtrisée. L’ordre des choses, c’est que l’objectif politique détermine la stratégie, qui elle-même détermine la conduite d’opération, qui elle-même détermine la tactique. En livrant aux forces armées ukrainiennes des armes légères très destructrices pour le matériel offensif russe (et les soldats, cela va sans dire) comme des missiles Javelin et Stinger, nous prenons conscience de leur énorme potentiel tactique dans un conflit de haute intensité. Mais justement, nous laissons la puissance tactique de ces armes déterminer notre stratégie : à défaut que les Ukrainiens puissent tenir le terrain sur le long terme, il s’agit de les engager à une stratégie d’usure (tant dans le cadre d’une forme de combat symétrique que dans celui d’une guérilla asymétrique) abreuvée en missiles et en renseignement par les Occidentaux. Ensuite, nous laissons cette stratégie conditionner nos objectifs politiques – si tant est que nous en ayons. Face à une guerre d’usure très efficace qui élève démesurément le coût de l’intervention russe en termes de pertes humaines et métérielles, nous poussons l’adversaire soit à se retirer – donc à reconnaître une défaite – soit à augmenter les enchères afin de rentabiliser le coût de son action militaire, jusqu’au point où les risques encourus par l’armée et les intérêts russes pourraient pousser une partie de l’appareil d’État à se désolidariser de Poutine. C’est donc une stratégie de confrontation certes indirecte, mais maximale : « saigner à blanc » les Russes.
Le même constat vaut en partie pour les sanctions économiques. Parce que nous nous rendons compte que nous pouvons « détruire l’économie russe », nous sommes entraînés dans une spirale où nous considérons que toute interdépendance économique doit être supprimée – depuis la suspension de Nord Stream 2 jusqu’aux boycotts totaux ou partiels du gaz et du pétrole russes (boycott évidemment moins coûteux aux États-Unis qu’à l’Europe…) N’oublions pas qu’à l’origine l’invasion de l’Ukraine constitue une erreur politique grave de Poutine, et qu’une réponse proportionnée suffit, sans transformer l’Ukraine en un nouveau piège afghan pour la Russie.
Tâchons donc d’anticiper, dans l’action présente, les prochains conflits de très grande ampleur auquel le conflit ukrainien actuel, d’importance moyenne, pourrait nous exposer. Seuls les États-Unis semblent conduire cette stratégie d’usure et de confrontation maximale en fonction d’un objectif politique clair. Le vrai risque pour le monde, à l’échelle de cette génération et des prochaines, est un conflit global entre les deux superpuissances, les États-Unis et la Chine, qui pourrait éclater au sujet de Taïwan. Or le renforcement du cadre otanien à cause de la guerre somme toute circonscrite qui a lieu en Ukraine entraîne l’Europe vers une alliance globale avec les États-Unis, dont la compensation logique serait un engagement contre la Chine sur la question taïwanaise. Pour les États-Unis, l’Europe n’est plus un intérêt aussi vital que pendant la Guerre froide, lorsque son contrôle par l’URSS aurait fait basculer le rapport de force de manière décisive – tout d’abord parce que la Chine n’est pas géographiquement en mesure de prendre le contrôle de l’Europe. Donc la protection américaine ne peut plus être inconditionnelle. Comment justifier que nous profitions aujourd’hui du leadership étatsunien face à une puissance moyenne comme la Russie, et que si nous le voulions nous serions en mesure de contenir seuls, sans donner une contrepartie face à la Chine ?
La question n’est pas la légitimité de l’Alliance atlantique. Celle-ci repose sur un texte précis, le Traité de l’Atlantique nord, qui commença d’entrer en vigueur en 1949, et consiste en une alliance défensive « en Europe ou en Amérique du Nord » comme l’énonce l’article 5. Mais, précisément, comme la diplomatie française essaie régulièrement de le faire entendre, l’océan Pacifique, et plus précisément la Mer de Chine, ne font pas partie de l’Atlantique, ni du ressort de l’OTAN. C’est pourtant ce vers quoi nous nous dirigeons. Aux dernières nouvelles, le Premier ministre australien (le même qui préfère les sous-marins américains) a annoncé que son pays allait livrer 70 millions de dollars australiens d’armes à l’Ukraine, et ce « en partenariat avec l’OTAN ». Le lien entre la situation en Ukraine et la sécurité de l’Australie n’a pas été explicité. Ce serait dénaturer l’Alliance atlantique – qui est une alliance permanente – que la faire servir à autre chose que ce qui était et demeure sa raison d’être : la garantie mutuelle de leur sécurité par les différentes parties. Ce serait, pour le coup, un basculement impérialiste, du même genre que celui de la Ligue de Délos, originairement destinée à maintenir l’indépendance des cités grecques face à l’empire perse, et qu’Athènes transforma en instrument de domination de la Mer Égée.
Par ailleurs, ce que nous risquons avec le passage de l’atlantisme à l’ « occidentalisme », c’est la constitution d’un bloc occidental fortement intégré sous hégémonie américaine. D’abord d’un point de vue opérationnel : l’interopérabilité des armes est à la mode. Dans les faits, elle permet, par la compatibilité du matériel militaire, au commandement d’un seul pays de coordonner plus efficacement les opérations d’armées de nationalités différentes – ce qui revient in fine à faire passer, pour des raisons fonctionnelles et techniques, ces différentes sous un seul commandement. Les contrats de vente de sous-marins français à l’Australie nuisaient non seulement à la stratégie étatsunienne de bloc uni antichinois, mais aussi à l’interopérabilité avec les armes australiennes. L’intégration est également économique, du fait du découplage technologique d’avec la Chine que promeuvent les États-Unis via leur droit extraterritorial (pressions pour exclure Huawei du marché de la 5G en Europe, interdiction pour TSMC de fournir la même entreprise en semi-conducteurs, etc.), et de plus en plus financière (contrôle des IDE réciproques). Rien de tout cela ne fait partie du Traité de l’Atlantique nord. Et le risque de cette stratégie occidentaliste, c’est d’éliminer les interdépendances économiques et financières qui multiplient les intérêts partagées par les nations occidentales et celles du « Second Monde ». Certes, la Première mondialisation, à partir des années 1870, n’a pas empêché la Première guerre mondiale. Mais commencer par le découplage économique par lequel celle-ci finit ne semble pas, inversement, le meilleur moyen d’éviter le conflit…
Nous nous dirigeons enfin vers une intégration politique, comme si le bloc occidental avait vocation à secourir militairement n’importe quel régime démocratique remis en question. Or le Traité de l’Atlantique Nord pose bien dans son préambule la démocratie comme un « principe » général, mais il ne l’évoque ensuite précisément dans aucun de ses articles. Le Portugal, membre fondateur, n’était pas une démocratie, la Turquie n’en est toujours pas vraiment une aujourd’hui. L’Alliance atlantique ne peut donc pas être considérée comme la partie européenne d’un bloc démocratique qui inclurait l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan (deux pays où la démocratie est très récente).
La stratégie Biden est en fait, au niveau global, presque plus dangereuse que la stratégie Trump – mais évidemment, elle l’est dans la mesure où elle se mesure à une stratégie Xi tout aussi déstabilisatrice et dangereuse.
1) Parce qu’elle poursuit complètement le découplage Chine-US commencé sous Trump.
2) Parce qu’elle consiste à renforcer les liens avec les alliés européens, notamment en s’engageant face à la Russie, afin de les amener à s’engager face à la Chine par réciprocité, là où Trump proposait que son pays fasse cavalier seul. On détecte la primauté de l’intérêt national dans la stratégie Biden à plusieurs signaux faibles : le désengagement brutal d’Afghanistan qui a humilié les gouvernements européens devant leurs opinions publiques, ou l’humiliation de la France dans l’affaire des sous-marins australiens.
3) Durant les semaines et les jours qui ont précédé l’agression russe, il était clair que les États-Unis et leur allié britannique faisaient tout pour exacerber les tensions en annonçant l’imminence de l’attaque. Indéniablement, leurs services de renseignement avaient raison, mais il suffisait de faire circuler l’information aux dirigeants ukrainiens et européens, sans provoquer Moscou à l’escalade en rendant publics ces renseignements. Au contraire, les dirigeants français et allemands ont tout fait pour préserver la possibilité d’une sortie de crise par la diplomatie, en vain. On dirait presque que les États-Unis et le Royaume-Uni (dont le bellicisme langagier n’a en ce moment que peu de limites) ont tout fait pour attirer Poutine dans le piège ukrainien qui se profile actuellement.
En plus d’embarquer l’Europe dans la confrontation sans compromis avec la Chine, et donc d’aggraver le dysfonctionnement du système international jusqu’à un point de non-retour, le renforcement et le découplage d’un bloc occidental par rapport au Second Monde mettrait en péril un processus diplomatique vital, on l’oublie trop souvent, pour la sécurité européenne : l’Accord sur le nucléaire iranien (JCPOA), dont les États-Unis sont sortis en 2018, et qui est porté désormais par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Russie et la Chine. Soit des pays qui seraient le plus facilement à portée de missiles balistiques iraniens, voire de tirs tactiques extrêmement dangereux dans le cadre d’une escalade nucléaire. Une stratégie de confrontation maximale avec la Russie et la Chine rendrait caduc ce rare exemple de « concert mondial ».
On peut difficilement nous soupçonner de faire de la propagande prorusse ou prochinoise. Mais la question, en politique, est moins de savoir qui est bon ou qui est méchant (le meilleur moyen pour s’entretuer) que de gérer l’irrationalité, celle des autres et la nôtre, par le dialogue et la mise en place de mécanismes de confiance. C’est en cela que, de manière nécessairement imparfaite, consiste un « ordre international ». Les superpuissances étatsunienne et chinoises sont systémiquement entraînées dans une rivalité pour établir un ordre mondial unipolaire ou hégémonique, qui a des chances déjà beaucoup trop grandes d’évoluer en conflit mondial à partir de la question taïwanaise. Les puissances moyennes comme les grands pays européens (Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie), l’Inde, le Japon, la Turquie, la Russie et d’autres, sont, par disposition, plus aptes à tempérer leur volonté de puissance par une « volonté de sagesse » – même si le fantasme de devenir l’homme fort régional fait tourner la tête à MM. Poutine et Erdogan. C’est à partir de cette « classe moyenne de la puissance » que peut se maintenir, vaille que vaille, un ordre multipolaire où la concertation et la compréhension des intérêts d’autrui seraient suffisantes pour éviter des crises irréparables compte tenu des moyens de destruction actuels.
Revenons à l’Ukraine : que Poutine rencontre des difficultés en Ukraine est en soi une bonne nouvelle. La démonstration de fermeté donnée par les Occidentaux face à la brutalité du président de la Fédération de Russie est nécessaire, comme l’histoire le démontre. Mais que cette guerre tourne en désastre et en humiliation, au-delà de Poutine, pour la Russie, son armée, son statut international, voire sa population, ne le serait pas.
1) Parce que Poutine ne verrait plus d’autre issue pour sa personne et son pouvoir que l’escalade, et que le sort de la Russie et de l’Europe ne dépendrait alors plus que de la responsabilité et du courage des généraux russes. Ce seraient en effet les seuls à pouvoir éviter le pire en organisant un coup d’État, comme l’état-major de la Wehrmacht avait projeté de le faire contre Hitler en septembre 1938 – projet finalement avorté parce que Daladier et Chamberlain cédèrent aux exigences d’Hitler avec les conséquences que l’on sait. L’attitude du SVR, dont le directeur Sergueï Narychkine a été humilié en direct à la télévision par Poutine, serait également déterminante. Pour que, en dernier recours, l’armée et l’appareil de sécurité russes soient en mesure de préserver l’intérêt national et d’empêcher Poutine de commettre l’irréparable, il faut savoir leur tendre la main au-delà de la personne de celui-ci.
2) Parce que, si l’agression russe risque de jeter ce qui restera de l’Ukraine, et peut-être la Suède et surtout la Finlande, dans les bras de l’OTAN, un désastre russe pourrait également jeter la Russie dans les bras de la Chine, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – et, au-delà, tous les pays qui refuseraient de s’aligner sur l’Occident.
3) La crise attise une polarisation des opinions publiques : d’une part un « occidentalisme » transnational, qui n’admet pas que la souveraineté d’une nation soit limitée pour des raisons d’équilibre entre grandes puissances ; et en face, le possible renforcement, en réaction à une humiliation politique, d’un « anti-occidentalisme » également transnational. La constitution de bulles informationnelles (réseaux sociaux occidentaux, vs. RS chinois et RS russes) rendrait encore plus difficile l’intercompréhension des peuples.
Ce qui va suivre pourra, en ce moment, sembler incongru à beaucoup de gens. Une sortie de la crise par le haut pourrait se faire par la relance du concept gorbatchévien de « Maison commune européenne ». Nous avons plus ou moins intégré, en raison des déconvenues des années 2000-2010 (Irak, Afghanistan notamment, mais déjà la guerre dans les Balkans à la fin des années 1990) que le système international est désormais multipolaire et que cela implique que, si l’ordre national s’est imposé de jure sur la plus grande partie du globe, toutes les nations ne vivent pas dans des régimes « démocratiques » à l’occidentale, c’est-à-dire représentatifs et respectueux de la règle de droit, de la séparation des pouvoirs et des droits de la personne. Au lieu de rompre la communication avec les pays qui n’y souscrivent pas, comme si cela allait les inciter à épouser nos vues, il faut s’efforcer d’établir des cadres de coopération et de concertation en vue de préserver le premier des biens communs, par-delà les différences de régimes et de structures sociales, qui est la paix et le refus de recourir à la violence – surtout dans un contexte où les armes nucléaires permettent l’annihilation mutuelle. La démocratie des nations, où la voix du Lesotho vaudrait celle de la Chine, est malheureusement une fiction. Même l’ONU, où le pouvoir réside in fine dans les mains des membres permanents du Conseil de sécurité, n’a jamais réellement institué une démocratie des nations.
Sans mettre fin à l’OTAN ou quitter l’alliance, il s’agirait donc de reprendre le projet de Maison commune européenne, sorte d’OSCE plus restreinte et donc plus fonctionnelle, qui réunirait l’UE, les pays européens hors UE (à commencer par le RU, mais aussi la Norvège), les pays de l’ « entre-deux » (Biélorussie, Ukraine, pays des Balkans, voire Turquie) et la Russie – à l’exclusion des États-Unis, du Canada et de l’Asie centrale. Ce cadre permettrait de négocier la neutralisation de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Moldavie, de la Finlande et des Balkans contre la garantie de leur intégrité territoriale par les différentes puissances européennes, comme c’était le cas par exemple de la Belgique au XIXe et au début du XXe siècle : les puissances s’engageraient à entrer en guerre avec celle d’entre elles qui violerait la neutralité d’un pays tiers. Cependant, une neutralisation de l’Ukraine suppose réciproquement une neutralisation de la Biélorussie, c’est-à-dire pour commencer de revenir sur son processus d’intégration à la Russie et le maintien de sa dénucléarisation. Évidemment, cette perspective restera complètement utopique tant que Vladimir Poutine sera président de la Fédération de Russie.
La réussite d’une Maison commune européenne donnerait des arguments à la construction d’une Maison commune mondiale à même de désamorcer la rivalité sino-américaine en réglant par exemple le statut de Taïwan, sur la base d’un rattachement à la Chine en contrepartie d’une neutralisation et d’un réel statut « Un pays – deux systèmes », celui qui, précisément, n’a pas été respecté à Hong-Kong du fait de la paranoïa contre-productive de Xi Jinping. Ce qui demeurera bien sûr une douce rêverie tant que ledit Xi Jinping restera au pouvoir en RPC. Néanmoins, nous ne pouvons pas exiger de la Chine de faire preuve de sincérité dans ses relations internationales si nous faisons nous-mêmes preuve de duplicité à l’égard de ses revendications territoriales directes. Depuis 1949, la réunification de Taïwan à la RPC est un objectif national – et donc pas intrinsèquement impérialiste – du PCC. La question est surtout symbolique : ce n’est pas le contrôle de Taïwan qui fera de la Chine une puissance hégémonique. Depuis les années 1960, les puissances occidentales reconnaissent la RPC et non la République de Chine (Taïwan) comme État chinois légitime. De Gaulle fut le premier dirigeant occidental à le faire en 1964. Or nous Occidentaux continuons de « reconnaître officieusement » un État sino-taïwanais concurrent (et non pas indépendant) de celui que reconnaissons officiellement, ce qui est difficilement justifiable. En face, les États-Unis, qui sont devenus les garants de la sécurité dans le Pacifique en 1945, ne peuvent pas se permettre que leur protection soit décrédibilisée par une puissance concurrente. On voit que sans un règlement international qui donne voix au chapitre aux puissances moyennes et permette un règlement négocié de la question taïwanaise, les deux superpuissances auront du mal à établir une relation de confiance suffisante pour sortir de la crise par le haut. Si les dirigeants des États-Unis et de la Chine veulent bien se montrer raisonnables, c’est ce que, en termes de probabilité, ils peuvent espérer apporter de mieux au reste du monde.
Par Emmanuel Phatthanasinh (membre du comité de rédaction)
Illustration : Gerhard Richter, Rakete, 1966. ©Gerhard Richter
[1] https://legrandcontinent.eu/fr/2022/02/27/pourquoi-poutine-a-deja-perdu-la-guerre/
[2] https://legrandcontinent.eu/fr/2022/02/22/le-viol-de-lukraine/
[3] https://legrandcontinent.eu/fr/2022/02/23/comment-poutine-veut-effacer-lukraine/
[4] Général Lecointre, introduction à la journée d’étude « Faire face à la violence », revue Inflexions et Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, 8 mars 2016. https://www.dailymotion.com/video/x4n5m10