[Partenariat L’Obs] Acier
08/04/2022
Voici le troisième volet (3/6) de notre partenariat « Penser la guerre en Ukraine » avec L’Obs ! Cet article a été publié le 8 avril 2022 sur le site de L’Obs.
Avant l’invasion de l’Ukraine, le documentaire suisse Kombinat pouvait être classé du côté des « vies minuscules », celles de métallurgistes rêvant de quitter Magnitogorsk, étouffante ville industrielle de l’Oural. Il est désormais difficile de ne pas chercher sous cette « tranche de vie » les signes annonciateurs d’une guerre européenne longtemps tenue pour impossible.
L’acier produit à l’écran a-t-il servi à forger les chars russes aujourd’hui déployés en Ukraine ? Les adolescents taiseux ont-ils été mobilisés dans le cadre de « l’opération spéciale » voulue par leur Président ? Que pensent les ouvriers ouraliens de la destruction des usines de Marioupol, autre ville sidérurgique construite à l’époque stalinienne ? Les questions s’enchaînent et le spectateur ne peut plus considérer Magnitogorsk comme un ailleurs en marge de la mondialisation.
Dans son travail documentaire, le réalisateur Gabriel Tejedor cherche à capter les survivances de la période soviétique. Construite lors de l’industrialisation volontariste de l’URSS, Magnitogorsk était la candidate idéale. Comme à l’époque du Gosplan, le quotidien des habitants semble entièrement déterminé par l’entreprise MMK. Écoles numérotées, loisirs organisés et publicités enjoignant à produire plus rythment la vie publique.
Si l’entreprise a conservé son nom après l’effondrement de l’URSS, MMK n’a cependant plus rien d’un « kombinat » en 2022. Dans les économies socialistes, ce terme désignait un ensemble d’entreprises publiques organisées de manière intégrée. Dans le cas de MMK, l’intégration industrielle s’est faite sur la même base que le développement entier de la ville de Magnitogorsk. Depuis le XVIIIe siècle, le potentiel économique de cette portion « magnétique » de l’Oural s’est révélé. La présence de très larges réserves de minerai de fer a encouragé la création du plus grand complexe sidérurgique soviétique dans les années 1930. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le fonctionnement de MMK était intégré dans la mesure où tout se faisait dans un même espace : extraction, transformation des matières premières en acier, façonnage des tanks.
Privatisée en 1992, MMK est actuellement présidée par Viktor Rashnikov. La richesse de cet ancien employé du « kombinat » et sa proximité avec le président Poutine lui valent aujourd’hui de figurer en haut des listes d’oligarques sanctionnés par l’UE, comme d’autres patrons de la sidérurgie russe.
MMK n’est plus en 2022 un « kombinat » fonctionnant de manière isolée et autarcique. Pour reprendre les termes du penseur du capitalisme Immanuel Wallerstein, l’usine de Magnitogorsk est un maillon intégré dans un « réseau marchand » complexe. Les réserves de minerai de fer de l’Oural ne suffisent plus, et depuis longtemps, à nourrir les hauts fourneaux de MMK. Aujourd’hui, l’industrie sidérurgique russe dépend comme le reste du monde du minerai de fer extrait en Australie et au Brésil. Lorsqu’un extrait médiatique cité dans le documentaire de Tejedor met en parallèle les tanks de la « grande guerre patriotique » et le brise-glace nucléaire Arktika, une dissymétrie est à remarquer. Au XXIe siècle, MMK ne s’occupe plus d’assembler les véhicules stratégiques qui font la fierté de Moscou : elle a seulement fourni de la matière à un chantier naval de Saint-Pétersbourg. Une autre partie de l’acier produit à Magnitogorsk est « semi fini » : lui est destiné à être exporté pour être laminé ailleurs, par exemple en Europe de l’Ouest.
En mars 2022, l’acier a fait un retour doublement fracassant sur la scène géopolitique européenne. Premièrement, la sidérurgie russe fait partie des secteurs particulièrement ciblés par les sanctions de la Commission européenne. Deuxièmement, l’envolée des prix de l’acier rappelle à quel point le marché européen des matières premières est sensible à des facteurs extra économiques. Dans les trois semaines suivant l’invasion de l’Ukraine, les cours des différents produits sidérurgiques à la bourse de Londres ont augmenté de plus de 50 %, ce qui prolonge dramatiquement une forte hausse des prix initiée pendant l’année 2020.
Comme l’écrivait Alexandre Escudier dans notre livraison de la semaine dernière, la guerre en cours apporte un démenti cinglant à tous les rêves du doux commerce. Dans un ouvrage de 2006 intitulé La Mondialisation est-elle un facteur de paix ?, les économistes Mathias Thoenig, Philippe Martin et Thierry Mayer rappelaient d’ailleurs que toutes les formes d’interactions économiques ne se valent pas quand il s’agit d’assurer la paix dans le monde. Lorsqu’une commodity ou un produit semi-fini s’échange sur un marché financier, la transaction ne débouche pas sur l’établissement d’un contact durable et personnel. Elle ne s’apparente pas au lien plus durable qui peut s’établir entre une entreprise et ses fournisseurs le long d’une chaîne de production internationale. À l’heure de la mondialisation, la financiarisation grandissante des « réseaux marchands » a donc contribué à diminuer d’autant l’effet pacificateur attribué par certains au commerce international.
Pourquoi a-t-il fallu attendre une nouvelle guerre en Europe pour que l’acier redevienne un enjeu stratégique à l’échelle du continent ? Il convient d’abord de rappeler que lors du mandat de Donald Trump, les Européens pensaient que la « guerre de l’acier » partirait des États-Unis et viserait d’abord la (sur)production chinoise. C’est pour se protéger des effets d’une possible « guerre froide » commerciale que la Commission européenne a mis en place en 2018-2019 des quotas d’importation sur l’acier.
Le raisonnement était le suivant : les nouvelles barrières commerciales états-uniennes redirigeraient une partie de l’acier chinois vers l’Europe. Dans la mesure où l’État chinois n’hésite pas à exporter à perte, une menace importante pesait sur les industries sidérurgiques encore installées dans l’UE. Il apparaissait donc plus prudent de figer la part relative de chaque pays importateur, ce qui a conduit à attribuer des quotas non négligeables à la Russie et à l’Ukraine.
Pour les Européens, ces deux pays avaient l’avantage de produire de l’acier à faible coût, sans pouvoir inonder le marché continental. Pour reprendre le cadre théorique de Wallerstein, la Russie et l’Ukraine remplissaient la fonction attendue des « États périphériques » lorsque notre système-monde fonctionne normalement. Hors période de crise, les États au « centre » du système économique mondial se préoccupent peu des conditions permettant ces faibles coûts. Ils peuvent considérer un « réseau marchand » de l’acier comme efficace, même s’il s’accompagne de nombreux accidents de travail et de pollutions environnementales dans les États périphériques.
C’est finalement une guerre réelle entre deux États « périphériques » qui désorganise durablement le marché européen de l’acier. Avant l’invasion de l’Ukraine, c’est surtout la dépendance énergétique à la Russie qui préoccupait les esprits européens. Le journaliste britannique Rupert Russel considère dans son ouvrage Price Wars que cette réflexion n’était pas assez systémique. Il affirme lui aussi que l’hyperfinanciarisation des marchés des matières premières à partir des années 1980 a contribué à désorganiser profondément notre monde. Il ajoute que la spéculation à l’Ouest sur le gaz et le pétrole russe a considérablement enrichi l’État poutinien et lui a notamment permis d’investir largement dans les industries sœurs de l’acier et de l’armement.
Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction d’une souveraineté économique ouest-européenne est passée par la production commune d’acier. Après les délocalisations et à l’heure des « réseaux marchands » mondialisés, l’Europe politique héritière de la CECA doit trouver d’autres modes d’affirmation de cette souveraineté tout en contrôlant l’inflation si elle veut éviter une crise économique prolongée. Selon Bloomberg, l’État russe aurait réussi à imposer aux grandes entreprises de baisser le prix de l’acier sur le marché intérieur. À court terme et dans un contexte de crise, un État « périphérique » semble disposer de moyens d’action économiques plus larges qu’une union d’États du « centre ». Dans ce paradoxe, Wallerstein, décédé en 2019, n’aurait pas manqué de voir un symptôme de la crise systémique de l’économie-monde capitaliste née en Europe au XVIe siècle.
Par Lucie Rondeau du Noyer, membre du comité de rédaction.
Illustration : Constantin Brancusi, Photogrammes : Le Havre
Crédit photographique : © Hervé Véronèse – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP
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