Sur le seuil du socialisme
26/10/2020
Pour chacun d’entre nous, la situation actuelle tourne à l’obsession. Toute pensée qui cherche à s’échapper ailleurs est comme rappelée à l’ordre, reconduite à la gravité des événements, sommée d’en prendre la mesure. On dispose pour cela d’instruments plus performants et plus nombreux qu’on n’en a jamais possédés, ce qui accroît aussi bien la somme de ce qu’on sait que celle de ce qu’on ne sait pas, ou plutôt qu’on sait ne pas savoir, et qu’il nous faut encore déterminer pour y voir clair. Parmi nos certitudes, il y a celle-ci : les maux sont profonds, et ils varient sensiblement en fonction des inégalités de richesse, de conditions de vie, de protection sociale mise en place par les États. Les écarts peuvent être à cet égard immenses entre les pays, les catégories sociales, les individus. Ils n’altèrent pas toutefois le sentiment d’avoir affaire à une expérience absolument commune, dotée d’une généralité tout aussi frappante. Aucune région du monde n’est épargnée, et il n’est personne qui, à un degré ou à un autre, où qu’il se trouve, ne se sente aujourd’hui atteint dans l’épaisseur toute subjective de son existence. Massivement, nous faisons monde depuis chacune de ses parcelles, par nos maux actuels.
L’agression communément ressentie semble venir du dehors, de puissances extérieures qu’on qualifie pour cette raison de naturelles: milieu vital et agents viraux, phénomènes climatiques et épidémiques (nombre de spécialistes ayant par ailleurs montré qu’ils n’étaient pas sans lien). Mais ce n’est évidemment pas le cas. Si l’affection est collective et mondiale, il en va de même de notre responsabilité, tout aussi impossible à fuir. C’est elle qui, en vérité, alimente l’obsession, la nourrit et pousse à une auto-analyse aux dimensions vertigineuses, nous assignant à reprendre la très longue histoire sociale, politique et économique, qui nous a conduit là où nous sommes. Nous devons y reprendre pied pour tenter d’en infléchir la courbe. Car ce qui prend illusoirement le visage de l’extériorité se laisse déchiffrer comme l’effet en retour d’un développement intérieur des sociétés humaines – d’une intériorité qu’il nous faut dans ce cas redéfinir, et sans doute rejouer.
Dans cette optique, ce qui revient au premier plan, non pas seulement pour les marxistes au corpus desquels le concept appartient, mais pour l’opinion la plus commune, c’est le mode de production capitaliste. Tel est le nom le plus englobant et le moins contestable de notre intériorité. Ou plutôt, telle est la formule, bien connue mais rendant aujourd’hui un curieux son, qui se propose presque spontanément pour recomposer et dépasser la séparation entre intériorité et extériorité, entre sociétés et milieux – catégories dont on a du mal à se passer, bien qu’on les suspecte de plus en plus d’étroitesse, ce qui incite parfois à leur chercher des supplétifs.
La pensée critique retrouve donc son objet classique, la nouveauté étant qu’elle le convertit en objet presque trivial du débat public. Mondialisation, productivisme et dérégulation des marchés sont sur la sellette, et ils le sont de façon si manifeste qu’aucune vue un tant soit peu sincère n’y déroge. Sauf à s’adonner à la pure et simple négation de ce qui est, tout diagnostic remonte à cette cause, depuis chaque point qui en ressent les effets. Ce sur quoi on s’accorde, c’est sur le fait qu’un système d’extraction des ressources et d’usage des forces productives, une certaine division et organisation du travail, une forme déterminée de rapports d’échange, d’accumulation, de circulation et de concentration de richesses, ont engendré la situation présente et exigent maintenant de notre part une réaction.
On peut donc dire que la crise nous met, ou nous remet (comme le paupérisme et le colonialisme l’avaient fait en leur temps) face à la réalité du capitalisme. Mais est-ce vraiment un gain de lucidité? Pour que ce le soit, il faudrait bien plus que le souci général qu’on vient de décrire à grands traits. Il faudrait que le chaînage se refasse entre politique et savoir, un savoir où ce qu’on appelle « capitalisme » serait analysé avec les instruments qu’appelle sa forme actuelle. Il faudrait que la politique se pratique et se conçoive en se sentant effectivement requise par ce type d’analyse. C’est tout le circuit constitutif de la politique moderne qui est convoqué, remis en mouvement : une politique éclairée et non dogmatique, critique et raisonnée, démocratique par sa capacité à intensifier, à faire valoir et à diffuser les lumières publiques sur la base d’un savoir contrôlé.
Or dans cette voie, il semble qu’on soit bloqué. Force est de constater qu’il est plus aisé d’invoquer le capitalisme, de lui imputer nominalement les fautes, voire de se les imputer en les lui imputant, que de comprendre de quoi il est question sous ce terme et comment aujourd’hui l’appréhender. Tous d’accord pour remonter à la même cause, on réalise qu’on a depuis longtemps désappris, non seulement à comprendre ce qu’elle recouvre, mais surtout à se rapporter à elle. On est face au capitalisme, et on se trouve astreint, tous autant que nous sommes, à en reprendre la critique. Mais ce qui frappe plutôt, c’est d’une part son opacité, d’autre part notre désorientation.
L’écologie politique entend faire office de boussole, fixer un axe dans cette situation chaotique. Elle est la candidate la plus en vue dans cette tâche. Et en effet, ce qui fait sa force, c’est qu’elle prend le problème à bras le corps : elle s’attache à conceptualiser à nouveaux frais le capitalisme et à dégager une prise pertinente sur ce qu’il représente. Pour ce faire, elle se replace sur le terrain de l’économie politique. C’est là, primordialement, qu’elle conquiert ou tente de conquérir la politisation qui lui serait tout à fait propre, dimension qui lui faisait auparavant défaut. C’est ainsi qu’elle devient sous nos yeux, de plus en plus nettement, un courant politique auto-consistant, affranchie du statut qui a longtemps été le sien d’appendice ou d’ornement d’autres courants plus ancrés, plus légitimes et plus anciennement fondés.
Y parvient-elle ? Essayons de poser le problème à la racine. L’écologie, son nom l’indique, a part au logos, à l’exercice de la pensée et de la connaissance référées aux milieux de vie. Ce trait mérite d’être pris au sérieux, parce qu’il n’est pas si commun en politique. Il n’y a rien d’évident à ce que soit prônée une articulation essentielle entre la pratique et la théorie, un lien de fondation mutuelle, c’est-à-dire un rapport jouant dans les deux sens. C’est là, si on l’entend bien, l’intention cachée dans le mot d’écologie. D’une part, l’action sur la réalité se voit subordonner aux procédures de connaissance auxquelles on la soumet ; d’autre part, cette connaissance admet d’être orientée intérieurement en vue de l’action, guidée par une visée transformatrice. Bien entendu, il s’agit là d’un idéal auquel on tend et dont on s’approche plus ou moins. Souvent, c’est un seul sens de la relation qui domine, et l’écologie tombe alors dans l’un ou l’autre travers qu’on ne lui connaît que trop bien : l’expertise technocratique ou le spontanéisme militant, la connaissance dépolitisée (empruntée en l’occurrence surtout aux sciences naturelles) déterminant l’action, ou l’activisme de principe (opposition au cours des choses qui se dit volontiers « critique ») se refermant sur un savoir pauvre et figé, qu’on décrète suffisant. Parfois les deux positions ne font que se mélanger en un mixte informe, qui s’essouffle aussi vite qu’il a éclos.
Or le défi écologique est autre. C’est ce qu’il a de difficile, mais aussi de précieux aujourd’hui : il met les sociétés face à leur production de savoir en tant qu’elle a une visée politique, l’activité de connaître étant animée de l’intérieur par la recherche de formes de vie plus justes ; et il redonne à la politique démocratique tout sa portée, qui n’est pas seulement de conférer le pouvoir au peuple, mais de former sa volonté dans un approfondissement du sens social et environnemental de l’intérêt commun. Bref, idéalement, l’écologie politique est ou devrait être la figure la plus aboutie de cette articulation complexe à laquelle entend parvenir la politique moderne, en tant que politique réellement immanente au développement des sociétés qu’elle a pour vocation d’ordonner.
Ce geste, il est clair que l’écologie le partage avec le socialisme. Lui aussi est né, en tant que courant politique, en même temps que s’affirmait un processus inédit de connaissance, et que la démocratisation de cette connaissance se configurait en enjeu d’époque. La sociologie a émergé dans le même mouvement où les différentes branches du socialisme se sont élevées, à la suite des bouleversements révolutionnaires et en réponse aux besoins de reconstruction qui se faisaient sentir depuis différentes perspectives. Le pratique et le théorique se sont construits ensemble. Si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que la parenté entre écologie et socialisme ne s’arrête d’ailleurs pas là. Elle tient au double écart produit, hier comme aujourd’hui, avec les idéologies modernes concurrentes que sont le libéralisme et au conservatisme.
Du côté de l’écologie comme du socialisme, on retrouve en effet la même inspiration: la critique de l’économie politique de facture libérale, jointe au refus de s’en tenir à une solution conservatrice, restauratrice d’un état réel ou imaginaire absolutisé, ordre naturel, moral ou physique, érigé en fondement et valorisé a priori. Et les écueils qui s’annoncent sont toujours les mêmes. Écologie et socialisme savent que leur opposition à l’idéologie la plus en affinité avec le mode de production capitaliste, le libéralisme, est une réaction à la poussée différenciatrice constitutive, et en cela inévitable, de la modernité, à la transformation des structures sociales, à la division croissante des procès de production, aux exploitations et dominations qui en découlent. Mais écologie et socialisme savent aussi que le danger réactionnaire les hante toujours, que c’est là un risque perpétuel, puisqu’il suffit que retombe leur tension cognitive – la volonté de connaître qui les traverse, et ses relais institutionnels dans les médias d’opinion, l’éducation et la recherche -, pour que resurgissent des formes de vie fétichisées et exclusives, qui peuvent aussi bien passer par le retrait dans des communautés rurales fermées que par la captation et l’emphatisation du vocable de la nation. Dans la situation présente (mais au fond, cela s’était déjà présenté sous le visage des fascismes), ils apprennent même, à leurs dépens, que le nationalisme le plus réactionnaire et le plus exclusif s’avère capable, moyennant certains aménagements dans l’appareil d’Etat, de transformer sa réaction en redéploiement démultiplié du capitalisme, du moment qu’il parvient à tourner à son profit le libéralisme économique le plus acharné. Lorsqu’on prend une perspective mondiale, et en Europe même, le phénomène est manifeste.
De ces considérations, on peut commencer à tirer un diagnostic. Historiquement, socialisme et écologie se présentent comme deux courants apparentés, deux réactions non réactionnaires au libéralisme, se succédant et s’inscrivant sur une même ligne. Mais c’est une ligne qui apparaît aujourd’hui, sinon brisée, du moins mal tracée, en manque de fermeté. Car la parenté, si réelle soit elle, n’est appréhendée que vaguement, nimbée de confusion. En dépit des alliances stratégiques, elle n’est pas comprise, ni vue pour ce qu’elle est vraiment : une force cohérente, poussant dans la même direction. Certes, le problème est perçu, puisque la conjonction est inscrite à l’agenda des partis. Mais l’affronter suppose bien plus qu’unir des blocs de voix et passer des accords.
Pour commencer, il faudrait qu’on se pose les bonnes questions. Les premières me semblent être les suivantes. Pourquoi n’y a-t-il pas eu enchaînement, et pourquoi peine-t-on encore aujourd’hui, sur le plan conceptuel et doctrinal, à l’instaurer vraiment ? Dès qu’on s’interroge ainsi, on est conduit à repérer certaines ambiguïtés qui grèvent notre situation politique et intellectuelle, ambiguïtés qu’il est impératif de lever. Car ce sont elles qui empêchent d’avancer dans une direction dont on sent bien, de toutes parts et pas seulement dans les camps déjà estampillés, qu’elle est la meilleure, voire la seule viable.
En cela, le problème mérite d’être repris de plus haut, à partir du mode de production capitaliste, point de convergence de tous les regards, des plus savants aux plus ancrés dans l’expérience ordinaire, des plus marqués aux plus fluctuants sur la scène politique.
A ce sujet, le socialisme détient évidemment le primat de la conceptualisation, puisqu’il la tire de sa critique précoce de l’économie politique. Il est toutefois un point à relever : c’est que cette critique a toujours fortement oscillé sur la façon de corréler le social et l’économique, sur la manière d’unifier sous un même concept les dimensions distinctes de la formation sociale, des rapports de production et des forces productives. Le socialisme a pris son essor dans cette réflexion, et le fait que le marxisme ait entrepris de trancher (ce qui ne l’a pas empêché de se déchirer sur la façon, voire sur la possibilité de le faire), ne l’a pas éteinte. Elle concerne les rapports sociaux inhérents au mode de production capitaliste, le sens de la critique qu’on leur applique et, à partir de là, celui de la transformation visée.
Un critère définitionnel assez simple peut ici être adopté : on dira qu’on est socialiste lorsqu’on affirme que, du capitalisme en tant que tel, aucune solidarité sociale ne peut naître, mais seulement un processus de division, de séparation et d’exploitation d’une classe par une autre, auquel il importe de trouver une alternative. C’est sur cette base ou depuis cette prémisse que la transformation est requise, qu’il faut « changer le monde », et pas seulement l’interpréter. Mais cela n’implique pas nécessairement que les rapports sociaux en régime capitaliste se réduisent à ce qu’on nomme le capitalisme, ni que l’issue recherchée ne puisse pas résider, ou trouver son socle, dans les formes de solidarité et le sens de la justice éprouvés au sein de ces rapports, dans leur texture même. Il s’ensuit que pour changer le monde, en dépit de la formule-slogan marxiste, on ne peut pas se passer de l’interpréter, puisqu’on ne sait pas a priorioù les solidarités se font, ni comment. L’interprétation, ou du moins une certaine interprétation, conserve ainsi un rôle politique majeur, qu’on ne peut lui ôter.
Sur cette remarque se fonde, qu’on le veuille ou non, le pôle proprement sociologique du socialisme. Et ce pôle entre forcément en tension avec le pôle marxiste révolutionnaire – la 11ème thèse sur Feuerbach étant peut-être, comme on vient de le suggérer, le meilleur indice d’un passage à la limite, débouchant sur autre chose que du socialisme stricto sensu. Cela a évidemment une conséquence décisive sur la façon dont on se réfère, en socialiste, au mode de production capitaliste. Ce n’est que si l’on s’accorde à replacer le pôle sociologique au cœur du socialisme (et donc à assumer l’articulation constitutive entre théorie et pratique, entre savoir et politique, telle qu’on l’a décrite) que les choses s’éclaircissent : le point essentiel devient l’enveloppement du concept de mode de production par celui, plus large, plus compréhensif et plus heuristique de « division du travail social » (et non pas de « division sociale du travail », expression employée par Marx dans le Capital).
La division du travail social, c’était le titre du premier livre de de Durkheim en 1892, son argument princeps étant que le travail (et non la division) est social, c’est-à-dire socialisant, dans le procès même par lequel il se divise. De là, il suit que la division du travail n’est pas un concept essentiellement économique, qu’il faut donc en tout premier lieu l’arracher au discours des économistes. Il est un concept «moral» – ce qui, dans le langage nouveau qui émerge à cet époque, veut dire inséparablement normatif et social.
Allons plus loin. C’est la prise en compte du nouage du normatif et du social qui motive la constitution de la discipline indépendante, irréductible à l’économie politique comme à la science du droit, qu’est la sociologie. Car elle trouve là son objet primordial, politique en un sens très spécifique du mot. A cette discipline revient l’établissement des conditions de la critique immanente, c’est-à-dire l’élucidation de la normativité alternative dont les leviers sont donnés sur le plan des rapports sociaux en régime capitaliste, en dépit de, et même à travers, ce que ce régime a de divisif et de séparateur. Ce genre de critique est possible, du moment que la division du travail social est prise comme vecteur de construction de formes renouvelées, mais aussi entravées ou offusquées, de solidarité. Elle se fait ainsi critique de l’économie, du droit et de la politique, parce qu’elle considère que ces approches, pour autant qu’elles résistent à l’adoption du point de vue social, participent intellectuellement et pratiquement à cette offuscation. Pour en juger, tout dépend cependant de l’enquête sociologique, c’est-à-dire de la connaissance empirique des rapports sociaux actuellement déployés, des expériences et des controverses sur la justice des règles qui s’y construisent et qui y percent dans toutes les sphères d’activité. Il n’est pas, au bout du compte, de jugement politique légitime qui ne soit subordonné à ce genre d’enquête. Empruntant cette voie, on admettra du même coup que, du capitalisme, il est possible de sortir, mais seulement par l’approfondissement de la division du travail social, et non par sa récusation et son dépassement.
Comment l’écologie se lie-t-elle à cette problématique générale, lorsqu’elle nous permet, ou plutôt nous incite à redécouvrir le mode de production capitaliste ?
Il faut tout d’abord noter qu’elle transfigure le socialisme de plusieurs manières. Elle ne peut pas s’en tenir à une acception de la division du travail ancrée dans l’industrialisme et la forme de productivisme qui lui est associée. C’est le concept même de travail, comme activité transformatrice, qui demande à être repris, son organisation étant indexée aux dynamiques d’extraction et d’altération des milieux. Dans la même perspective, dans un contexte où la contrainte sur les ressources s’avère déterminante, le rapport entre production et consommation doit être révisé, tout comme les conditions et les modalités de la reproduction des forces productives. Ajoutons que l’écologie se concentre sur des phénomènes souvent transnationaux – qu’ils engagent des hommes, des choses, ou des êtres de nature et de format variables qui viennent forcément enrichir et compliquer la taxinomie sociale et politique traditionnelle. Elle ne peut donc pas non plus se cantonner au cadre national, ou stato-national, dans lequel la socialisation par la division du travail était évaluée. Même le cadre internationaliste constitutif du socialisme, l’interdépendance et le développement conjoint de différentes sociétés nationales, lui paraît dépassé. Enfin, l’écologie intègre à son diagnostic la prédation coloniale et postcoloniale comme l’un des aspects les plus destructeurs de la globalisation, d’où sa relance de la critique de la modernisation et de l’exportation de son modèle, et le fait que, politiquement, on ne puisse se borner à reprendre l’appui socialiste apporté aux mouvements de libération nationale.
Sur tous les points indiqués, le décalage entre les deux courants est manifeste. Il appelle une révision du récit moderniste, une nouvelle définition des acteurs en présence, un nouveau dessin des collectifs pertinents, et en définitive une nouvelle recherche sur les formes de solidarité réelles, sur les acteurs qu’elles agrègent et sur les attentes de justice qui s’expriment. C’est à ce genre de savoir que la politique écologique est suspendue.
Mais, précisément, il s’agit bien d’un savoir. La politique dépend plus que jamais du régime de savoir qui lui est intérieurement corrélé. Suffit-il en l’occurrence de se tourner vers l’économie politique et sa critique pour y satisfaire ? Là encore, cela dépend ce qu’on entend par là, au point de confluence des différentes traditions de critique de l’économie politique qui ont nourri précédemment le socialisme. Or ce qu’on voit, c’est que, sur cette question, un danger est à craindre: que l’économie, dans la forme disciplinaire dominante qui est aujourd’hui la sienne, ne reprenne la main et ne préempte la description et la conceptualisation des faits. On l’a dit en commençant : la critique du capitalisme peut bien être un mot d’ordre partagé très largement, s’en contenter n’avance pas à grand-chose tant que sous les mots, le travail définitionnel n’est pas repris, à l’appui des enquêtes de sciences sociales centrées sur les évolutions en cours. C’est là, justement, que le bât blesse. Les obstacles qui se dressent dans l’enchaînement des deux courants du socialisme et de l’écologie tiennent essentiellement à cela. Sous deux angles au moins, on repère un problème d’héritage ou de continuation, qui pèse lourdement sur les tentatives de synthèse et d’articulation pourtant à l’ordre du jour.
D’abord, le legs marxiste, pour la pensée actuelle du capitalisme, est irrémédiablement marqué par l’incertitude. Celle-ci ne lui vient pas seulement de la somme des attaques extérieures que le paradigme a essuyées avec le temps, mais bien d’une carence intrinsèque, assumée d’ailleurs plus ou moins explicitement par ses représentants. Depuis les années 60, sur la lancée de l’école de Francfort, le thème du capitalisme a connu en effet un glissement notable. Il a migré de l’économique au politique, à mesure que la critique de la domination et de l’aliénation était privilégiée sur celle de l’exploitation, des mécanismes d’extorsion de la plus-value et des processus d’accumulation. L’image de ce qu’Adorno appelait, sur un mode encore expressément critique , le « capitalisme tardif » ou « avancé », s’est, dans un contexte de croissance et d’amélioration globale des conditions de vie des sociétés occidentales, largement imposée : distincte de l’ancien « capitalisme libéral », cette figure projetait au premier plan les stratégies (réussies) de légitimation du capital auprès des masses, l’organisation bureaucratique et étatique qui le sous-tendait, et elle rejetait dans l’arrière-scène sa structure proprement économique. Cette manière d’aborder le capitalisme, outre qu’elle modifiait l’aiguillon de la critique, imprégnait les esprits bien plus qu’on ne pouvait le croire. Certes, on peut se dire que les choses ont récemment changé. Au vu de la montée en puissance de l’approche des inégalités à l’échelle globale, il semble qu’on assiste aujourd’hui à un retour de balancier. Mais cela ne comble pas le gouffre qui s’est creusé dans la tradition critique. En témoigne l’œuvre même du plus brillant représentant de cette approche, Thomas Piketty. Qu’il ait jugé nécessaire de compléter le portrait du « Capital au XXIème siècle » par un opus qui le rapporte à ses « idéologies » de référence, prise comme autant de dispositifs de légitimation et de justification des inégalités qu’il produit, a valeur ici de confirmation.
Dans son intention de reprendre le dossier là où la pensée critique l’a laissé, l’écologie se trouve donc aux prises avec un discours interrompu. Les fils dont on peut encore se saisir, lorsqu’ils sont disponibles, renvoient à un état de la réflexion désajusté par rapport aux exigences présentes. Mais surtout, la tâche de réactualisation serait facilitée, si le discours économique ne s’était pas poursuivi et renforcé parallèlement du côté de la tradition libérale, et s’il ne s’était pas porté sur le terrain même que son adversaire, lorsqu’il n’était pas affaibli par les expériences du socialisme réel (avec les désastres humains et écologiques qu’elles attestent), avait simplement quitté. C’est là que le piège se met en place. Ce qui en découle, c’est une manière de céder, sans souvent s’en rendre compte, à des catégories anhistoriques et individualistes et à des modes de description qui véhiculent des présupposés libéraux (l’agir stratégique de l’individu rationnel et calculateur, la maximisation des profits, le marché auto-régulé et la composition des intérêts …), ce qui a pour effet de désactiver à la racine la critique qu’on entend conduire. La pensée écologique, à cet égard, est condamnée à répéter compulsivement son mot d’ordre. Pour ce qui est de le mettre en œuvre, elle retombe dans le discours commun dominant, dont elle avalise le lexique et les formes de raisonnement.
C’est que pour en sortir, le problème devrait être repris, non pas seulement là où le marxisme classique l’a laissé, mais là où le socialisme, dont le marxisme n’est qu’un pôle ou une tendance, l’avait par avance posé.
Sous ce second angle, le legs proprement socialiste doit être reconsidéré. On l’a vu, il s’ancre dans la dimension sociologique de la critique de l’économie politique. Tout comme dans le marxisme, soulignons que la critique ne peut pas d’ailleurs être seulement de l’économie politique, mais aussi du droit et de la politique. Surtout, dans la mesure où elle est socialiste, elle doit se donner la conceptualité et les méthodes adéquates pour saisir, à travers la réalité capitaliste actuelle, les figures inédites de la solidarité sociale et les tensions qui les traversent dans nos conditions socio-historiques. Comment reprendre aujourd’hui un tel travail, compte tenu de ce que l’écologie déplace inéluctablement du cadre socialiste dans sa version ancienne – et donc, aussi, du soubassement sociologique de ce cadre ?
Je terminerai en disant ce qui me paraît être la prémisse d’un travail de ce type, au regard de ce qu’on a pu voir.
Comme à l’âge d’or du socialisme, un problème initial se pose à nouveaux frais, comme une précondition à toute réflexion : ce qu’on a décrit comme l’enveloppement du mode de production capitaliste par la division du travail social. Pour le rendre sensible, j’ai usé de la topique durkheimienne. La référence aurait aussi bien pu être prise dans Karl Polanyi et son histoire du capitalisme ; c’est elle d’ailleurs que les meilleurs penseurs politiques de l’écologie réinvestissent aujourd’hui (je pense en particulier à Pierre Charbonnier). L’enveloppement se dit alors plutôt dans le langage du « réencastrement ». Mais peu importe au fond. L’essentiel est qu’on comprenne qu’il est décisif, pour affronter les situations critiques, de ne pas perdre de vue le problème de socialisation qu’elles font resurgir, qui n’est en fait jamais le même, puisqu’il dépend à la fois de la forme historique prise par les rapports sociaux, des termes qu’ils impliquent, et du cadrage ou de la focale qu’on admet pour les appréhender et les analyser. Bref, le problème consiste à se doter de la sociologie adaptée au développement de ces rapports, dans un contexte où la critique fait passer du côté de sa cible une part importante de ce qui relevait auparavant de son socle normatif ininterrogé: l’industrialisme et le productivisme, la forme stato-nationale et son expansion. Il reste que les trois dimensions du problème, rapports, termes et cadrage, ne perdent rien de leur pertinence. Les aborder demande qu’on suive leurs transformations effectives, et non pas rêvées ou décrétées. Les nations, les Etats sociaux, les appartenances collectives de différents types ne sont pas balayés, loin s’en faut, par les processus et les liens qui se forment. Se prononcer sur ce qui a lieu suppose qu’on les appréhende sur de nouvelles bases, en s’efforçant de les replacer dans un autre système de coordonnées que celui admis classiquement en sociologie ou en philosophie politique.
Mais le blocage redouté n’en est alors que plus net. Le fait est que l’écologie ne réfléchit pas suffisamment au problème qu’on vient de poser, par quoi elle peine à se faire réellement politique – c’est-à-dire, en somme, socialiste, ce qui est pour elle en vérité la seule manière de l’être. Et le fait est que le socialisme, de son côté, demeure accroché à une image arrêtée des trois dimensions de ce qui s’impose comme un nouvel acte d’enveloppement, aussi ample, aussi compréhensif, et surtout aussi inventif que celui accompli par la sociologie scientifique à son apogée, il y a plus d’un siècle. Les écueils ne sont pas les mêmes d’un côté et de l’autre, on le voit bien. C’est la raison principale du manque d’enchaînement qu’on constate.
Pour l’écologie, cela tient à ce que, subjuguée par l’impératif de parler de nos modes de production en termes environnementaux, elle se révèle mal armée pour le faire, se tournant vers des approches qui contrecarrent la recherche sociologique dans laquelle il lui faudrait s’engager. Qu’elle parle de droit ou d’économie, elle se replie sur un discours qui mêle, de façon incohérente, des motifs post-marxistes et des arguments imprégnés de libéralisme. L’axe socialiste lui fait défaut.
Mais c’est aussi que cet axe ne s’est pas tracé conformément à ce que l’évolution des sociétés modernes exigeait. Ici, le problème concerne le socialisme lui-même. A son niveau, c’est l’enveloppement qui doit être reconsidéré, refait autrement que dans l’ancienne topique. Forger un concept qui puisse remplir une fonction épistémique analogue à celle du concept de division du travail social attaché à l’industrialisme se donne alors comme la première et la plus cardinale des tâches. A l’heure actuelle, les contours de ce concept peuvent à peine être esquissés, puisqu’on n’en est qu’à scruter ce que notre expérience propre de l’interdépendance révèle de l’étendue de nos attachements et de notre quête de justice. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce concept devra lier différenciation, individualisation et intégration sociales bien au-delà de ce que l’élément du travail, reconduit exclusivement à la production, avait pu représenter dans une situation historique, décidément derrière nous, de neutralisation ou de suspension de la question environnementale.
Quoi qu’il arrive, ce genre d’invention conceptuelle ne pourra se faire d’un seul coup. En l’espèce, il n’y a pas de création à attendre, et il n’y en a en réalité jamais eu, si rayonnantes soient les grandes œuvres du passé sur lesquelles s’appuyer. C’est là une caractéristique du socialisme, un autre aspect de sa structure inséparablement théorique et pratique : les concepts y sont toujours nés laborieusement, des enquêtes et de leurs théorisations, les fondateurs de paradigmes s’étant surtout efforcés de leur conférer leur plus haut degré d’articulation. Or la difficulté est ici de taille, les recherches qu’appelle la situation présente étant d’une ampleur inédite. Elles mobilisent des données extrêmement hétérogènes, distribuées dans des espaces souvent éloignés les uns des autres, enchaînés dans des temporalités considérablement distendues. Elles doivent s’attacher au grain le plus fin des situations locales, en même temps qu’à leur croisement avec des dynamiques globales. Tout incite à procéder pas à pas. Une réforme des méthodes de sciences sociales s’impose, qui leur permette de mieux remplir leur rôle, et par là de poursuivre le projet politique qui leur donne tout leur sens. En particulier, c’est leur dimension comparative qui prend de plus en plus d’importance et se radicalise. Le fait que l’anthropologie comparative dans sa version post-structurale soit tellement à l’honneur dans la pensée écologique ne doit ainsi rien au hasard. C’est qu’elle a à coup sûr plus d’aisance à se placer au niveau empirique requis que les approches dominantes du moment en sociologie (où le comparatisme, du point de vue des méthodes, peine à être retravaillé). De plus, il est clair que les coopérations interdisciplinaires sont amenées à se développer sur un mode plus complexe que celui auquel on était accoutumé, en particulier par l’implication des sciences physiques et biologiques dans la redéfinition de ce qu’on entend par réalité sociale. Si approfondies puissent-elles être, elles n’en doivent pas moins rester centrées sur la question essentielle : celle des solidarités réelles auxquelles viennent s’adosser les formes de vie les plus justes auxquelles on puisse prétendre.
Sous les trois angles qu’on a distingués, celui de la forme des rapports sociaux, des termes qu’ils impliquent dans leur tissage, et du cadrage adéquat pour les restituer, il faut donc remettre sur le métier l’ensemble des catégories traditionnelles dont nous usons pour nous comprendre. La revue Germinal s’engage dans un travail de refonte de ce type. Elle se donne pour objectif de tirer le trait d’union manquant, convaincue que c’est de cet acte que dépend avant tout la relance de la gauche, essor d’un socialisme transformé. Mais cela ne peut se faire sans tracer avec le plus d’exactitude possible le seuil critique de son histoire qu’il se doit désormais de franchir.
Philosophe, Bruno Karsenti est directeur d’études à l’EHESS. Il est l’auteur d’ouvrages de référence sur Auguste Comte, Marcel Mauss et Émile Durkheim ainsi que d’Une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes (2013). Il a cosigné avec Cyril Lemieux Socialisme et sociologie (2017).
Illustration : Henri Rousseau, Centenaire de la première République française de 1792, fête populaire, 1892. (c) J. PAUL GETTY MUSEUM