Refonder les politiques du logement pour corriger les inégalités

Il est traditionnel en France de faire jouer au domaine du logement un rôle majeur à chaque fois qu’un plan de relance de l’économie est rendu nécessaire. Le poids du secteur du bâtiment dans l’économie nationale et l’intensité des régulations publiques qui le régissent sont les principaux facteurs de cette habitude. Le plan de relance annoncé en septembre 2020 pour limiter les conséquences de la crise sanitaire et concrétisé par le projet de loi de finances pour 2021 constitue cependant une exception en la matière.

A quelques exceptions près, l’essentiel du volet logement de ce plan est consacré à la rénovation énergétique du parc existant, avec pour objectif affiché d’en finir au plus vite avec les passoires énergétiques. Pour le reste, outre une aide un peu énigmatique aux maires qui favoriseront la densification de leur territoire et une nouvelle ponction sur les ressources d’Action Logement, peu de mesures sont annoncées, notamment en matière de construction neuve, outils pourtant traditionnel en la matière.

Plus largement, après les effets de manche de la loi Elan [1] et les lourds prélèvements sur les ressources du logement social des lois de finances successives depuis 2018, se pose la question de la pérennité d’une politique du logement dans notre pays [2] ou, en tout cas, d’une forme d’épuisement du référentiel qui l’a guidée depuis au moins le début des années 2000.

Sans doute faut-il voir d’abord dans cette interrogation l’effet de l’habitude d’assimiler politique du logement et objectifs d’accroissement de la construction. Or, cette assimilation est trompeuse, d’une part parce les contours des politiques du logement sont beaucoup plus larges, intégrant de fortes dimensions relevant de l’action sociale et d’important volets de traitement du parc existant ; d’autre part parce que les approches purement productivistes montrent vite leurs limites. En effet, si un rythme minimal de construction neuve est évidemment nécessaire pour accompagner les évolutions sociales, urbaines et démographiques, les rythmes de production de ces vingt dernières années placent la France parmi les pays les plus bâtisseurs d’Europe et ne révèlent pas de déficit majeur, au moins à l’échelle nationale. Quant à l’idée de « choc d’offre », régulièrement avancée pour imaginer un impact de l’apport de nouveaux logements sur les équilibres offre/demande et les prix, elle est battue en brèche par toutes les analyses sérieuses [3].

Toujours est-il que, si les options productivistes semblent aujourd’hui mises en sommeil, ou au moins stabilisées [4], les autres volets affichés en matière de politique du logement restent, soit limités, soit contreproductifs. Dans ce dernier registre, notons la persistance d’une approche du logement social comme étant une politique trop coûteuse dont les acteurs seraient trop riches.

Le prélèvement de 1,3 milliard d’euros sur les ressources et la trésorerie d’Action Logement [5] apporte une pierre supplémentaire à la matérialisation de cette idée après les étapes successives de réduction de la dépense publique en matière d’aides au logement, largement financées par une réduction forcée des moyens des bailleurs sociaux. Certes, rien de très nouveau à cela ; l’histoire d’Action Logement est rythmée, depuis son origine, par les réductions successives des cotisations des employeurs et les ponctions de l’État. Mais l’accélération est notable en semble entériner le fait que le financement du logement social est désormais intégralement pris en charge par ses opérateurs, actant ainsi que les locataires en sont les principaux contributeurs, en lieu et place de la solidarité nationale.

La rénovation énergétique fait exception dans ce schéma de retrait de l’État. La nomination en juillet 2020 d’Emmanuelle Wargon, jusque-là secrétaire d’État à l’écologie, au poste de ministre du Logement, déléguée auprès de la ministre de la transition écologique, est un indice supplémentaire d’une inflexion des orientations prioritaires sur le thème du logement. Après la conférence citoyenne sur le climat, le plan de relance consacre un effort d’ampleur inédite à la rénovation des logements les plus consommateurs d’énergie. L’objectif n’est pas nouveau ; il était affiché dès la loi Grenelle 1 de 2009 et avait été rappelé à plusieurs reprises depuis. Sa mise en œuvre tardait toutefois à venir. Les moyens qui y sont désormais consacrés sont prometteurs. Si elle est effectivement menée, une telle politique dont les enjeux font l’unanimité, constituera une contribution française à la diminution de l’impact du logement sur le changement climatique, mais surtout, à l’échelle nationale, à réduire la précarité énergétique.

Mais cette réduction des enjeux nationaux du logement à la question énergétique n’est pas à la hauteur de l’ensemble des problèmes qu’il est d’usage de regrouper sous le terme récurrent de « crise du logement ». Avec un groupe de chercheurs issus de divers disciplines des sciences sociales, nous en rappelions les termes dans un petit ouvrage qui mettait le terme au pluriel [6]. Nous y montrions que, loin des analyses des décennies de l’après-guerre, le problème ne se posait plus, aujourd’hui, d’abord en termes de déficits, mais bien plus à la lumière d’un cumul d’inégalités générées par les situations en matière de logement, par les conditions pour y accéder et par les modalités de sa détention. C’est, à notre sens, à partir de ce diagnostic que devraient désormais être pensées les politiques publiques.

Sans entrer dans les détails des analyses, par ailleurs bien documentées et qui renvoient à l’essentiel des travaux de recherche sur le sujet depuis au moins vingt ans et aux alertes répétées des acteurs de terrains et des milieux associatifs, citons, à titre d’exemples, quatre registres d’inégalités croissantes générées par la relation au logement et qui semblent susceptibles de justifier un changement de référentiel politique.

Le premier, le plus couramment cité, sans toutefois trouver l’écho espéré, touche aux conditions de logement et à la persistance d’un nombre élevé de personnes dont les situations peuvent être qualifiées de « mal-logement » [7]. Souvent traité avec un certain dédain argumenté par le caractère quantitativement marginal de ces situations, le mal-logement évolue sous l’effet des mutations de la société et des marchés immobiliers. Ses contours vont bien au-delà des situations extrêmes du sans-abrisme pour lesquelles la hausse des budgets consacrés à l’hébergement et l’ébauche d’une politique du « logement d’abord » sont porteuses de quelques espoirs. Ils s’élargissent au rythme de la montée des difficultés rencontrées. C’est ainsi, par exemple, que la forte croissance de l’effort financier consenti par les ménages modestes pour se loger, mise en avant en 2018 par le rapport que l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes) a consacré au sujet [8], fait désormais partie des points de préoccupation majeure. La crise sanitaire de 2020, mais plus encore ses répercutions à moyen et long terme sur la solvabilité des ménages et la croissance du télétravail à domicile, révèlent avec plus d’acuité les conséquences des conditions difficiles de logement. Exiguïté des espaces de vie, surdensité des immeubles et des quartiers, impayés de loyers ou de charges et menaces d’expulsion, accroissent les risques de mal-logement et leurs conséquences sociales et sanitaires.

Le deuxième registre d’inégalités, dont les manifestations sont plus récentes, est générationnelle. Elle renvoie aux difficultés croissantes que rencontrent les jeunes à s’insérer dans le marché du logement et à y développer des parcours résidentiels équivalents à ceux accomplis par les générations précédentes. L’augmentation constante des prix immobiliers et des loyers, notamment dans les métropoles, a accru l’ampleur de l’obstacle pour accéder au premier logement. Compte tenu de la faible surface des logements qu’ils louent et de leur préférence pour les grandes villes, les ménages jeunes sont ceux qui paient les loyers au mètre carré les plus élevés du marché. Leur effort financier est considérable et ne tient souvent que grâce à la solidarité de leur famille. Il en va de même pour répondre aux exigences de cautions dans un contexte où les mécanismes de garanties institutionnelles [9] restent mal connus et surtout mal reconnus par les propriétaires et les professionnels de la location. Via ces solidarités, parfois impossibles pour les familles populaires, les écarts sociaux se transmettent de génération en génération. Du côté des politiques publiques, alors qu’au cours des trente dernières années les régimes d’allocation au logement avaient contribué à atténuer ces difficultés, leur réforme qui conduit à prendre en compte à partir de début 2021 les revenus contemporains, pénalisera durablement l’accès au logement des jeunes au moment de leur entrée dans la vie professionnelle. Quant à l’encadrement des loyers, la timidité de sa mise en œuvre, du fait de ses modalités prudentes et de sa faible diffusion territoriale, en limite l’impact réel.

Troisième registre d’inégalités : les territoires. L’une des évolutions majeures des marchés du logement en France depuis la fin des années 1990 est l’accroissement constant des écarts de prix entre les villes. Si certaines d’entre elles, souvent de taille moyenne, restent assez accessibles, d’autres ont connu des hausses de prix ininterrompues, dépassant de très loin celles de l’inflation et des revenus des ménages. Se loger décemment en France se pose désormais dans des termes radicalement différents selon que l’on se trouve à Saint-Etienne ou à Bordeaux, à Bourges ou à Lille, à Brest ou à Lyon, sans même évoquer le cœur de la métropole parisienne. Lyon et Bordeaux sont, après Paris, les villes les plus chères de France, ce qui confirme l’inefficacité des fortes dynamiques de construction neuve en matière de modération des prix. Il devient donc de plus en plus nécessaire de penser à d’autres moyens de régulation des marché là où ils excluent à ce point les ménages à revenus modestes et, parallèlement, de rendre de l’attractivité économique aux villes plus accessibles dont les atouts en termes de cadre de vie retrouvent grâce aux yeux de beaucoup d’urbains fatigués. Sur ce dernier point, le programme « Action Cœur de Ville » va dans le bon sens, mais semble générer des dynamiques très inégales selon les degrés d’implication des collectivités concernées.

Dernier exemple, la question des patrimoines des ménages. Elle se pose à deux niveaux différents. D’abord celui des inégalités ente propriétaires et locataires. Les premiers disposeront, à l’âge de la retraite et, encore plus, s’ils se trouvent en situation de dépendance, d’un capital accumulé leur permettant, d’assumer, au moins partiellement, la baisse de leur revenu et le coût élevé de l’assistance. Les seconds, s’ils n’ont pas épargné par d’autres moyens, devront recourir à divers niveaux de solidarité. Si les conditions de l’accession à la propriété continuent de se durcir pour les générations plus jeunes, ce clivage entre propriétaires et locataires risque de prendre une acuité croissante. Ensuite, même au sein de la population des ménages propriétaires, la superposition des facteurs d’inégalité territoriale (villes attractives ou décroissantes, centres et périphéries…) et de qualité des logements (maison individuelle ou appartement, état d’entretien, performance énergétique…) génère des trajectoires de valorisation ou de dévalorisation des biens qui peuvent inquiéter. On a souvent interprété le fait qu’il avait été peu question de logement lors de la crise des « gilets jaunes » par l’argument que la plupart des manifestants étaient propriétaires de maisons périurbaines et que ce choix revendiqué d’indépendance ne suscitait pas d’interpellation des pouvoirs publics. Qu’en sera-t-il lorsque nombre de ces propriétaires à revenus modestes constateront la perte de valeur de leur patrimoine, surtout s’ils n’ont pas eu les moyens d’entreprendre les travaux de mise à niveau de ses performances thermiques ?

Entre inégalités croissantes et bombes à retardement, la question du logement n’est donc pas close. Elle se pose en des termes très différents de ceux des années 1950 (l’appel de l’Abbé Pierre et un déficit abyssal), 1980 (la « nouvelle pauvreté » et l’émergence du droit au logement) et même du début des années 2000. Pourtant, les modalités de politiques publiques peinent à s’adapter à ces évolutions, soit parce qu’elles les ignorent, soit parce qu’elles les sous-estiment. C’est sur ce diagnostic qu’une refondation est aujourd’hui nécessaire. Au-delà des objectifs de production, penser l’évolution de l’offre de logements passe par une amélioration de son accessibilité économique qui intègre le neuf (logement social et intermédiaire, formes abordables d’accession à la propriété…), mais surtout l’existant (encadrement des loyers, garanties locatives, facilitation des mobilités, outils de maîtrise des prix…). L’identification des catégories de ménages les plus touchées par les mécanismes inégalitaires impose de mettre en place et d’adapter en permanence des moyens renforcés d’accompagnement, de solvabilisation et de protection ciblés et territorialisés. Ce dernier enjeu est sans doute l’un des plus importants. Il n’est plus possible aujourd’hui de penser les politiques du logement de façon univoque. Les outils actuels de leur territorialisation sont très frustes. Beaucoup reste à faire en matière de différenciation et de décentralisation pour affiner les composantes du diagnostic et mieux adapter l’action publique, nationale et locale, à la diversité des enjeux et des situations.

[1] Loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique

[2] La question est également posée dans une récente tribune d’Isabelle Rey-Lefevre dans Le Monde du 22 septembre 2020 sous le titre initial de « L’introuvable politique du logement d’Emmanuel Macron », étrangement remplacé dans la version en ligne par « Logement : le « choc de l’offre » promis par le candidat Macron n’a pas eu lieu ».

[3] Voir notamment sur ce sujet Cavailhès J. (2017) Comment un choc d’offre peut-il faire baisser les prix des logements ? Politiquedulogement.com https://politiquedulogement.com/2017/12/comment-un-choc-doffre-peut-il-faire-baisser-le-prix-des-logements/

[4] De fait, le projet de loi de finances pour 2021 pérennise pour un an les principaux outils de cette politique que sont le prêt à taux zéro (PTZ) pour l’accession à la propriété et le dispositif Pinel de défiscalisation de l’investissement locatif.

[5] Action Logement désigne l’organisme en charge de la gestion paritaire de la Participation des employeurs à l’effort de construction (Peec) plus connue sous le terme historique de « 1% logement ». Le projet de loi de finances pour 2021 prévoit d’une part un prélèvement d’un milliard d’euros sur la trésorerie d’Action Logement et, d’autre part, l’arrêt de la compensation par l’État du manque à gagner constitué par le passage du seuil des entreprises cotisantes de 20 à 50 salariés, soit 300 millions d’euros.

[6] Driant J.-C. et Madec P. (dir.) (2018) Les crises du logement. PUF, La vie des idées

[7] Le terme renvoie aux analyses diffusées depuis 1995 par la Fondation Abbé Pierre dans ses rapports annuels sur « l’état du mal-logement en France »

[8] Onpes (2018) Mal-logement, mal-logés. Rapport 2017-2018 sous la direction de Jean-Claude Driant et Michèle Lelièvre

[9] On pense notamment à la garantie Visale, gratuite, et à laquelle tous les jeunes jusqu’à 30 ans sont potentiellement éligible, mais que beaucoup de propriétaires refusent de prendre en compte.

 

Jean-Claude Driant est professeur à l’École d’urbanisme de Paris et chercheur au Lab’Urba. Spécialiste des politiques du logement, il est l’auteur de l’ouvrage Les politiques du logement (Documentation française, 2015) et a co-signé avec Pierre Madec, Les crises du logement (PUF, coll. La vie des idées, 2018). Il contribue également à l’élaboration du rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre sur le mal logement.

Illustration : Pauline Gali

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