Ecologie et République : dialogue en décennie critique

Nous constatons aujourd’hui une tension, à gauche, entre écologie et pensée républicaine. Pourtant, des affinités structurelles unissent les deux paradigmes, et il y a un intérêt à la fois stratégique et politique à en organiser la rencontre. Stratégique, puisque les forces de gauche et les écologistes devront apprendre à travailler de concert – ou prendre le risque de perdre ensemble les combats à venir. Politique, puisque l’écologie politique a certes son univers sémantique et symbolique propre, mais ses fondements philosophiques sont liés à la tradition de la gauche de transformation. Elle s’articule aux pensées et aux expériences pratiques du solidarisme, du socialisme, du communisme, du convivialisme, et même de l’anarchisme.

La question politique principale étant actuellement celle de mettre fin à la situation d’impuissance dans laquelle nous avons été placés par les politiques des décennies passées, l’urgence est de regarder lucidement là où nous pouvons récupérer du pouvoir d’agir, c’est-à-dire de la souveraineté. Comme l’étaye si bien David Djaïz dans son récent ouvrage Slow Démocratie, l’Etat-nation reste aujourd’hui un échelon plus qu’utile, le mieux à même de jouer pleinement ce rôle « d’écluse » de la mondialisation, faisant barrage à ses aspects destructeurs (libre-échangisme effréné, mise en concurrence des services publics, marchandisation de pans de plus en plus étendus de nos existences, destruction de nos habitats, détérioration des communs…). Une question attenante à celle de la reprise du pouvoir est donc celle de la cohésion sociale et territoriale, dans un contexte où les élites font sécession et les territoires se fracturent ; pour agir il faut une coordination des membres. Or la République n’est autre que la nation organisée en démocratie, garantissant la dimension horizontale et collective de l’exercice du pouvoir. La première étape est donc là : refaire République pour reprendre le pouvoir et pour se donner les moyens de transformer en profondeur la société. La reprise démocratique du pouvoir et la cohésion sociale et territoriale demandent des réponses qui peuvent émerger de la rencontre entre le paradigme écologiste et une certaine pensée républicaine. Pas d’écologie politique sans cela, ou pire, le risque de voir émerger une écologie soit inoffensive face au système, soit autoritaire.

Nous montrerons que la République est une forme politique « écologiste » en puissance, et qu’il est aisément possible de la remodeler et de l’adapter aux enjeux politiques surdéterminants de cette décennie critique : dérèglement bioclimatique, limites planétaires, dégradation généralisée des conditions d’existence du vivant. Il est au préalable indispensablenéanmoins de faire un bilan critique de ce qu’a été la République française historique : instrument du colonialisme et de l’aplanissement des spécificités territoriales et culturelles, elle a      récemment été l’instrument d’une libéralisation et d’une mondialisation qui ensemble, graduellement, ont départi les citoyen.ne.s du pouvoir et dévitalisé la démocratie. Il est toutefois possible de       régénérer la République comme forme politique, en la liant au paradigme écologique et aux impératifs que cette décennie critique nous impose.

 

Éléments de critique de la République historique

Historiquement, la République s’est construite avec un objectif d’unification du territoire et un souci d’assurer l’égalité entre les composantes de la société républicaine. La constitution territoriale et sociale de la République a été synonyme d’émancipation des structures hiérarchiques de l’Ancien Régime, contre les baronnies locales et      les privilèges. Elle a pacifié et réconcilié, en organisant la co-présence des religions par l’instauration de la laïcité.  Il est d’usage de souligner que dans ce processus, la République se serait construite sur un modèle vertical, centralisateur et uniformisant : l’affirmation de la République aurait ainsi signifié l’effacement des « petites patries » avec toute leur richesse de culture populaire, de langues, de tradition. L’homogénéisation des savoirs, des vécus, des cultures, aurait été le prix à payer pour cette égalité de droit et d’accès (aux services publics notamment) et pour l’affirmation de la nation comme niveau principal (et dominant) d’identification et d’intégration, mettant au second plan les attachements territoriaux infranationaux et les identités autres que « patriotes ». Des travaux historiques ont nuancé ce tableau, par exemple ceux de Jean-François Chanet[1], qui démontre que les « hussards noirs » de la République n’ont pas majoritairement interdit les patois et banni les traditions du « pays », et qu’une cohabitation des cultures (culture nationale, cultures locales) avait lieu dans les classes de la Troisième République. Une lame de fond a néanmoins fini par l’emporter, et peu à peu, à mesure que l’unification du territoire s’opérait et qu’une culture commune française s’installait, beaucoup des richesses et spécificités locales s’étiolèrent. Par ailleurs l’arrimage de la République à un État central fort a rendu possible l’émergence d’un modèle économique productiviste, mû par un système énergétique lui aussi centralisé et fortement bureaucratique : le système nucléaire français est le résultat et le symbole de cette République centralisée, perdant en vitalité démocratique et en diversité territoriale ce qu’elle gagne en maîtrise technique et technocratique, assurant le progrès matériel de la nation à grand coup d’exploitation des ressources disponibles, sur le territoire national comme dans ses colonies et autres territoires périphériques.

Ce tout dernier point nous amène à une autre dimension de critique de la République historique : son rapport à l’extériorité. Il y eut une République à vocation « universelle », celle qui se voyait porter le flambeau de la liberté aux quatre coins du monde. Néanmoins dans les faits, cet « universalisme » fut une hypocrisie, la République historique s’étant en quelque sorte retournée contre celle de l’idéal : la République      fut l’instrument de la colonisation et de la « mission civilisatrice » de Jules Ferry, elle se rendit coupable d’un racisme structurel et ne reconnut les femmes comme citoyennes pleines et entières que tardivement.

L’histoire de la République est indissociablement celle d’une nation française s’étant constituée en s’armant et en faisant bloc contre les autres nations : l’école de la Troisième République présentait des cartes de France où l’on voyait l’Alsace Lorraine (les « provinces perdues ») en noir, en symbole du deuil de cette région à reconquérir, elle fut aussi celle des « bataillons scolaires » généralisé par un décret du 6 juillet 1882, celle du « culte de la patrie ». La construction républicaine a participé de la surenchère nationaliste menant aux boucheries du XXème siècle, et cette responsabilité explique la réticence de certain.e.s à se revendiquer « républicains ». Pour un Péguy, la mystique républicaine décrite dans Notre jeunesse rédigé en 1914 est liée très fortement à l’amour de la patrie qui exige du citoyen la prise d’armes et rend belle la mort « pour la partie », sur le champ de bataille. Pour lui la mystique républicaine est inséparablement nationaliste, patriotique, et guerrière.

Au sortir des tragédies du premier XXème siècle, une autre version des valeurs de la République a pu renaître par l’essor des droits de l’homme au niveau international, et à un autre niveau par la naissance d’une réelle République sociale en France, sur la base du programme du Conseil National de la Résistance, avec la création de la Sécurité Sociale notamment. Le solidarisme d’un Léon Bourgeois, qui par beaucoup d’aspects posa les bases d’une théorie de l’État protecteur, trouvait là une concrétisation. Simultanément la République fut brutalement mise face      aux plaies du conflit mondial et à la question de Vichy, et face aux conflits nés de son histoire : guerres liées à la décolonisation, et en premier lieu la guerre d’Algérie.

Au même moment, libéralisation et mondialisation allaient bon train, dans un contexte de reconstruction où la question du productivisme et de l’hyperconsommation n’étaient pas des problèmes politiques en soi. La question des conséquences d’un modèle de développement puisant sans limites dans les ressources pour nourrir la croissance n’était presque nulle part dans le champ d’analyse dominant. Non pas que les données scientifiques furent absentes : elles étaient déjà établies, mais comme le souligne Jean Baptiste Fressoz dans son ouvrage  Les Révoltes du Ciel[2], un efficace travail d’oblitération de ce sujet fut mené par les forces économiques dont les intérêts étaient menacés par la prise en compte de la question écologique. La République des Trente Glorieuse fut faste, généreusement redistributrice, progressiste par facilité, conquérante de nouveaux droits, abondante. Durant ces décennies, des phénomènes conjoints ont maximisé l’exploitation des ressources et généralisé la marchandisation du monde ; la « grande accélération » s’est enclenchée et bientôt ce sont les conditions même de nos existences terrestres qui sont mises en cause par la menace du dérèglement bioclimatique et les risques de la civilisation technologique (nucléaire, risques industriels, atteintes aux libertés causées par l’extension du numérique…) Nous avons graduellement perdu tout contrôle sur la structure de notre activité économique, sur la nature de notre marché du travail, sur le destin de nos territoires et la forme de leurs paysages, nous avons intégré des sources de droit exogènes, et de fait nous avons sabordé les conditions de possibilité d’une réelle démocratie et d’un réel choix de société, en limitant drastiquement le champ des domaines sur lesquels l’État a réellement un pouvoir d’action – sans avoir pour autant créé d’instances aux échelons supérieurs où les citoyens seraient entendus et souverains. De fait, au moment où il devient évident qu’il faut prendre un virage assez serré, rompre avec le modèle dominant et en réinventer sur de nouvelles bases, compatible avec le respect des limites planétaires, nous avons les mains liées et sommes dépourvues d’armes théoriques et pratiques pour penser et concrétiser la reprise de pouvoir.

Néanmoins, embrasser (à nouveau) cette vision purement et rigidement stato-nationale, comme elle a pu se dessiner par exemple avec Jean-Pierre Chevènement et le CERES      , qui concevaient une nation faisant bloc pour faire barrage au « mondialisme » (avec une vision conservatrice de la mission de l’école, une conception défensive de la laïcité, et une conception intégraliste de la souveraineté), nous fait courir le risque de retomber dans les travers précédemment décrits de la République historique. Par ailleurs, les phénomènes qui nous ébranlent et nous menacent sont globaux et font fi des frontières ; les frontières elles-mêmes changent de nature. Le local devient le nœud où se cristallisent ces phénomènes globaux et une échelle d’action (résistance et construction) primordiale. La nation n’a de sens que si elle est pensée dans son inscription planétaire et si elle libère en son sein les marges d’action nécessaires à articuler la diversité des territoires, des attachements et des identités qui la composent. Il faut donc penser une République qui refait de la nation un creuset de l’universel concret et de l’articulation du local au global, contre celle d’une nation faisant bloc contre le reste du monde et contre ses pluralités internes.

Il nous faut donc tenir la ligne de crête d’un républicanisme apaisé et ouvert, pensé moins en « bloc » qu’en « orchestration » d’une diversité de territoires et d’attachements, qui participent en tant que tels à une démocratie refondée. Pour cela, nous pouvons renouer avec une certaine idée républicaine, excluant fermement le nationalisme de repli, en allant puiser de manière sélective dans l’héritage républicain et en remontant le cours de son histoire, jusqu’à ses sources philosophiques qui mettent l’accent sur les communs, l’égalité, les solidarités, la démocratie, l’ouverture. Ainsi comprise, il est possible d’en venir à la conclusion que la République est la forme politique la plus à même de porter et d’accomplir l’écologie politique.

 

La République, une forme politique « écologiste » en puissance

La théorisation de la République chez Aristote part d’un constat anthropologique : par-delà la diversité des formes sociales, politiques et territoriales rencontrées, il y a une constante -le besoin de coopération, d’entraide, qui fait que les hommes s’unissent et s’organisent. C’est de ce constat, qui fait du commun et du collectif les fondements de l’existence humaine, que naît la première théorie de la République. La pensée écologiste ne fait rien de moins que revenir, contre l’anthropologie libérale individualiste et concurrentielle, à une anthropologie antique de la coopération, qui trouve de nouvelles théorisations par exemple avec la pensée convivialiste, ou encore plus récemment dans les travaux de Pablo Servigne[3]. En cela le paradigme écologiste renoue avec le républicanisme premier, celui d’Aristote et d’autres, en l’enrichissant par une rupture avec l’anthropocentrisme aveugle : les humains sont solidaires      non seulement entre eux mais aussi vis-à-vis d’un milieu dont ils dépendent étroitement pour leur épanouissement et leur survie. L’apparition de la question du vivant non-humain vient étendre la pensée solidariste en la décentrant du seul prisme des liens interhumains: nous pensions que la scène se jouait entre acteurs, nous en oubliions le décor sans lequel la pièce ne se joue pas, et nous découvrons simultanément que le décor est sensible, vivant, tout aussi partie prenante de la pièce que les acteurs eux-mêmes.

Un autre critère déterminant l’existence ou non d’un régime républicain chez Aristote est la présence ou non de pratiques démocratiques. Le « bon régime » recherché et théorisé par Aristote est en effet celui qui a comme horizon le « bien commun », or ce dernier ne peut être défini par un seul ou même un groupe restreint, contrairement à ce que soutenait la théorie platonicienne : pour Aristote l’émergence de ce « bien commun » et la prise des décisions permettant de le concrétiser ne peuvent être le fait que de la diversité organisée des composantes de la société. La forme républicaine implique une circulation horizontale du pouvoir, qui balaye la verticalité de la souveraineté monarchique. Chacun étant tour à tour gouvernant et gouverné, chacun ayant prise sur le cours des décisions, la décision finale sera celle du « peuple » constitué. La tradition républicaine française reste ancrée dans l’idée de l’exercice direct et actif de la souveraineté du peuple, comme a pu le décrire le Rousseau du Contrat Social – contrairement à une tradition républicaine anglo-saxonne par exemple, qui conserve un attachement à la monarchie à l’aristocratie. Cette prédilection rousseauiste pour l’exercice concret, quotidien, direct de la démocratie, formulé dans sa théorie de la volonté générale, est un autre point de rencontre entre pensée républicaine et écologie : l’écologie politique telle qu’elle est pensée par Murray Bookchin, André Gorz et d’autres fondateurs s’ancre dans l’autonomie individuelle de pensée et d’action, articulée au collectif par l’exercice démocratique et arrimée à l’écosystème (caractérisé par des contraintes et des possibles) où évolue ce collectif.

Une nouvelle composante s’ajoute dans la panoplie de la pensée républicaine : l’existence d’un système juridique (héritage de la république romaine), d’un droit stabilisé avec des règles hiérarchisées et organisées, s’appliquant de manière homogène à l’ensemble du territoire et de manière égale à tous les citoyens et citoyennes. Cette dimension d’égalité de droit est devenue centrale. Ce que dit cette affinité de la pensée républicaine avec le droit – affinité qui sera particulièrement spectaculaire lors du moment révolutionnaire – c’est le rapport de la République aux limites et aux régulations : reconnaissant le caractère premier du collectif, la République ménage par la loi la possibilité d’une coexistence des parties, en instaurant des règles et des limites. Le droit est ce par quoi la République crée le cadre dans lequel chacun.e, agissant en respect du cadre, agit en respect du commun et de sa pérennité. Ici encore, le lien avec le paradigme écologiste est flagrant : l’écologie politique ne dit rien d’autre que l’impératif de considération de la dimension collective de nos existences et de respect des limites nous étant imposées par les bornes matérielles des milieux dans lesquels nous évoluons. Demain, une nouvelle Constitution et une nouvelle génération de législation doit venir entériner le constat d’interdépendance des humains et de la nature, accorder des droits à celle-ci afin d’en assurer la protection, et graver dans le marbre l’impératif de respect des limites planétaires – pour justement sortir de l’excès et s’éviter de subir à l’échelle planétaire et dans des proportions démultipliées l’effondrement romain.

La reconnaissance des interdépendances, l’intégration démocratique comme condition de l’articulation entre l’individuel et le commun, et l’institution d’un cadre fixant des limites et garantissant durablement les conditions de la cohabitation et de la coopération : voilà donc les trois éléments clés de la pensée républicaine première, aisément articulables au paradigme écologiste – si par « commun » on comprend cette fois le vivant dans son ensemble.

 

Quelques chantiers à ouvrir

Il nous faut pour concrétiser cette théorie évoquer ici quelques chantiers prioritaires permettant de rendre plus substantielle l’idée d’une République s’articulant à l’écologie politique.

 

1.Reprendre en main notre destin économique, politique et social pour rendre signifiante la démocratie.

Si nous nous accordons sur le fait que les conditions d’existence de la République – qui suppose que la « chose publique » soit l’affaire de toutes et tous – , sont mises en péril par les délégations successives de souveraineté et par la sape continue de nos bases de vie (les services publics bien sûr, mais plus globalement les « communs planétaires » (air, eau, terres, climat…) par un modèle économique prédateur, il convient de porter la réflexion sur les conditions de rétablissement de la République comme forme politique organisant la souveraineté démocratique.

– Mettre fin à la mondialisation sauvage 

La mondialisation, qui a été un choix politique conscient mis en œuvre de manière volontariste par les gouvernements successifs depuis les années 1970 (par la signature de textes, la création d’institutions – OMC entre autres), nous place aujourd’hui dans une situation d’impuissance par rapport au destin de nos sociétés : emplois, territoires, structure de notre consommation…tout cela dépend de décisions prises de manière complètement extérieure au corps social concerné.  Il faut face à cela rétablir rôle d’« écluse » de la nation organisée en République pour protéger les territoires, en se redonnant les moyens de choisir les modalités de nos rapports au reste du monde – non pour des raisons d’intérêt national mais bien par solidarité avec les peuples et territoires exploités par le modèle auquel nous participons activement.

– Europe : s’unir autrement

Cette récupération d’un réel pouvoir d’agir ne se fera pas sans renégociation radicale des règles régissant l’Union Européenne telle qu’elle existe actuellement. Il est possible d’être europhiles tout en étant extrêmement critique de la forme actuelle que prend l’UE, de sa pente libérale épousant docilement les contours de la mondialisation, et du déficit démocratique flagrant dont elle pâtit. Notre périmètre d’action – et donc le champ dans lequel s’exerce la démocratie – est en l’état restreint par les bornes définies dans les traités (règles budgétaires, obligation d’ouverture à la concurrence de services relevant du domaine public…) et par la perte de certains leviers (à titre d’exemple, l’adoption de la monnaie commune implique la perte du contrôle du taux de change et du taux d’intérêt directeur et impose une gestion communautaire des affaires budgétaires – avec un cadrage jusque-là majoritairement d’inspiration ordo-libérale, voire austéritaire selon les contextes), au moment où nous avons urgemment besoin de libérer des marges de manœuvre pour transformer activement notre modèle économique. Resignifier et resubstantialiser la République passera inévitablement par une renégociation radicale de ce périmètre d’action et plus globalement du cap emprunté par le projet européen.

 

2. Rétablir un vécu commun en réactivant l’ambition d’égalité et en garantissant les sécurités

La cohésion sociale et l’unité républicaine est minée aujourd’hui non pas par les « séparatismes » dont nous parlent certains mais bien par la sécession des élites. Voilà la réelle faille de notre modèle social, celle qui conduit au délitement et à la perte de sens du « vivre ensemble » dont dépend la possibilité d’un espace démocratique. Il n’est pas possible de faire République dans une situation où se dessine cette partition sociale, et où émerge une caste qui cherche à se délier du tissu des solidarités nationales, emportant avec elle des pans de territoires aptes à jouer dans la compétition mondiale. Cette même caste bloque la transformation écologique de nos sociétés, qui ne sert pas ses intérêts, ces derniers se situent bien davantage dans la fuite avant du modèle néolibéral hypercapitaliste. Ce qui se dessine à l’horizon est un apartheid écologique où une minorité d’ultra-riches se désolidarisent du destin planétaire, laissant une planète ravagée à des « surnuméraires » (tels qu’évoqués par Zygmunt Bauman) se comptant par milliards.

Une République devra en premier lieu et de manière prioritaire garantir à toutes et tous les sécurités quotidiennes de base et la protection des communs : sécurité vis-à-vis des risques sanitaires, industriels, écologique ; sécurités matérielles par l’accès à un air propre, une eau et une alimentation saine, un logement adéquat…Il paraît presque vain de le souligner tant cela devrait être évident, mais c’est là la tâche politique première et fondamentale. Conjointement elle devra assumer une politique volontariste d’égalisation des conditions et de lutte contre l’ultra-richesse, en mettant l’outil fiscal et les mécanismes de redistribution à pleine contribution, en jouant sur l’héritage, la propriété, les revenus, et en réfléchissant aux conditions d’une véritable égalité des chances. La proposition d’instaurer une dotation universelle dont bénéficieraient chaque citoyen.ne atteignant sa majorité et qui serait financée par une fiscalité mettant à contribution les plus riches est un exemple de ces mesures nécessaires qui pourraient enclencher la bascule vers un tout autre modèle de société.

 

3. Du quadrillage au maillage : aller vers une République orchestre

Nous l’avons souligné, la République s’est constituée en gommant les aspérités territoriales, en reléguant au second plan les attachements locaux, les patois, les cultures et les histoires plurielles et parallèle au roman national. Les mécanismes de redistribution, les réseaux de transport et d’énergie, ont été pensés et se sont structuré au niveau du territoire national. Par contraste l’écologie politique, dans ses applications pratiques, développe des tissus d’activité et de relations denses à l’échelle locale et régionale : réseaux alimentaires, fabriques d’énergie citoyennes, réappropriation locale des communs … ce sont d’autres manières de se rapporter au territoire qui se font jour, d’autres rapports au temps et à l’espace qui s’inventent, de nouvelles formes démocratiques qui s’élaborent et qui redonnent vie, bien mieux que des « Grands Débats » aux allures de tournée présidentielle, à la démocratie.

Il manque à ces dynamiques une inscription dans un récit porté au niveau institutionnel national, une histoire qui dépasse celle des « villes qui changent le monde » (car pour l’instant ces villes changent les choses pour leur territoire et leurs habitants, ce qui est déjà hautement louable… mais ne peuvent opérer seules et sans relais le passage à l’échelle). Elles pâtissent à la fois de la trop grande rigidité du cadre législatif national (par exemple, le référendum local grenoblois fut par exemple censuré en mai 2018 par le tribunal administratif de Grenoble, agissant sur déféré du préfet de l’Isère) …et de sa trop grande souplesse face aux puissance du marché  (disons le simplement : si Amazon veut s’installer sur un territoire, la multinationale le fait, aucune protestation locale si organisée soit-elle ne pourra l’en empêcher). Une République écologiste fournit le cadre d’une trajectoire commune mais qui s’imagine et se décline de manière plurielle à travers le territoire, laissant ainsi s’inventer des formes démocratiques bien plus riches et signifiantes que le seul adoubement d’un président-roi tous les cinq ans. Lorsque nous évoquons le Green New Deal, lorsque nous réfléchissons en termes de planification, il nous faut tenir compte du fait que la transformation écologique de la société est un processus inévitablement émergent, et qu’il est impossible de l’envisager sans l’implication des citoyennes et citoyens en tant qu’habitantes et habitants des territoires multiples de la République.

La République doit cadrer, accompagner, accélérer ces transformations en les inscrivant dans un plan commun et en garantissant la protection des territoires – et de fait des services publics et communs qui s’y déploient – des lois du marché. Elle doit permettre des circulations et des coopérations transverses, de territoire à territoire, en ménageant un équilibre entre une nécessaire verticalité (rendue plus nécessaire encore par l’urgence qui nous impose de réaliser rapidement ces transformations) et l’horizontalité qui constitue le cœur d’une réelle démocratie. Le Grand Débat imposait des échanges entre un personnage « central » – le Président – et les citoyen.ne.s, sous forme de questions et de réponses, sans déboucher sur de l’action transformatrice ; la République démocratique et écologiste que nous appelons de nos vœux sera le cadre de discussions multiples, transverses, polycentriques, entre citoyen.ne.s mais aussi entre communautés et territoires, suivies de décisions d’action commune. Réseaux de villes, échanges de savoirs entre régions, coopérations entre villes et ruralités…Le maillage républicain ne sera plus exclusivement composé du quadrillage à la fois rigide et brouillon des intercommunalités, départements et régions, mais s’articulera à un archipel relationnel fécond. L’ambition d’égalité et de justice doit rester et primer – l’égalité réelle, pas simplement celle des droits – ce qui n’empêche pas de l’articuler à l’inclusion d’une diversité d’identités et de formes territoriales.

 

L’histoire et l’héritage de la République sont donc hautement complexes et conflictuels. L’idée républicaine n’est pas unidimensionnelle, étant par essence « la chose de tous et toutes » elle est sujette à controverse, débat, discorde. Poser lucidement les incomplétudes de l’idée républicaine et les errements historiques de la République telle qu’elle s’est construite en France permet de refonder et l’idée et la pratique, en arrimant la pensée républicaine au paradigme écologiste qui aujourd’hui surdétermine le débat politique et nous force à faire un retour critique sur les présupposés anthropocentriques de l’ensemble de notre héritage intellectuel. Néanmoins la pensée écologiste ne se construit pas ex nihilo, elle ne transcende pas les camps politiques mais reconfigure leurs débats en les obligeant à sortir d’un anthropocentrisme aveugle. Elle s’est tissée dans une interaction affinitaire avec certaines dimensions de la pensée républicaine de gauche. La rencontre des deux doit nous permettre d’envisager un nouveau projet de société pour la France et ses territoires, un projet qui sera simultanément républicain, écologiste, juste et solidaire,      rouvrant      un avenir que condamne le statu quo actuel.

 

 

[1] Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

[2] Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher, Les Révoltes du ciel : Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2020.

[3] Pablo Servigne L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui libèrent, 2017.

 

Claire Lejeune est militante écologiste. Ancienne élève de l’ENS de Lyon, elle est coordinatrice de Résilience commune.

 

Illustration : République française 1848. L’arbre de la Liberté, auteur inconnu

 

Partagez l'article