L’ « or bleu », de l’abondance à la rareté, des conflits hydropolitiques à une meilleure gouvernance

« Nous allons bientôt manquer d’eau et c’est pourquoi je bois devant vous un verre d’eau précieuse puisque, avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera ». Nous sommes en 1974, en plein campagne pour l’élection à la présidence de la République et, en s’adressant de cette façon inhabituelle aux téléspectateurs avant de boire son verre d’eau en direct, René Dumont, premier candidat écologiste à une élection présidentielle, voulait faire comprendre à l’opinion publique que l’eau potable, véritable « or bleu », était devenu un enjeu majeur pour la survie de l’humanité. Ingénieur agronome de son état et ardent défenseur de ce qu’on commençait à appeler le développement durable, le « prophète écolo » était sans doute aux prises avec son siècle mais le message environnemental avait encore du mal à passer, en plein premier choc pétrolier et c’est bien sûr Valéry Giscard d’Estaing qui allait prendre possession du palais de l’Elysée.

Face à la caméra, ce lanceur d’alerte de la première heure, brandissait alors un verre d’eau à moitié plein. Près de 50 ans plus tard, le même verre serait sans doute aux deux-tiers vide. Entretemps, sous l’effet de l’augmentation de la population, de l’urbanisation galopante, des prélèvements sans cesse accrus de l’industrie et surtout de l’agriculture, enfin d’un honteux gaspillage, cette ressource que certains croyaient infinie au regard de son renouvellement naturel, va devenir une denrée rare, faute de savoir ou vouloir la préserver. En un siècle, la population mondiale a été multipliée par trois tandis que la consommation d’eau, elle, était multipliée par six. Un écart considérable qui explique la chute spectaculaire dans le monde de la disponibilité d’eau douce par habitant. Et le nombre croissant de victimes de la pénurie qui s’installe, notamment dans les pays dits en développement où les « ventres vides » qui sont déjà un bon milliard de personnes sur les 7,8 milliards d’habitants que compte actuellement la planète, sont autant de « gosiers secs », d’ailleurs souvent les mêmes.

 

La part infime de l’eau douce

En dépit des progrès réalisés pour permettre à certains déshérités de bénéficier d’un « point d’eau potable amélioré » selon la définition onusienne, ils sont encore près du quart de l’humanité, à n’avoir toujours pas accès à une eau potable, débarrassée des contaminations animales, et près du double si l’on en prend en compte tous ceux privés d’accès permanent à une eau saine, à un coût abordable et à proximité. Dans le même temps, une bonne moitié des habitants de la planète ne dispose pas davantage de services d’assainissement gérés en toute sécurité, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une façon élégante de décrire le bouillon de culture fait de bactéries, de virus et d’amibes auquel sont confrontées les populations des pays en déficit sanitaire, alimenté par l’absence de toilettes dignes de ce nom dont pâtissent toujours 38% des habitants du monde.

En apparence, l’eau, source de vie, ne manque pas. De fait, le volume total de l’ « or bleu » qui couvre 70% de la planète ne varie guère, alimenté par les flux qui animent le cycle naturel de l’eau. Mais cette eau est salée dans sa quasi-totalité et il ne reste que 2,5% d’eau douce de disponible pour la vie et les activités humaines, via les glaciers pour l’essentiel, les nappes souterraines, les lacs et les rivières ce qui, rapporté à la population mondiale, équivaut à quelque 730 000 litres par jour et par personne. Comme toute moyenne, celle-ci est faite de gigantesques inégalités, entre continents mais aussi entre les usages que l’on fait de cette eau précieuse. Sur le terrain, le rapport est de un à dix entre un Américain et un Ethiopien, en fonction des modes de production de biens et de consommation de chacun.

Contrairement aux ressources fossiles et minières, l’eau est un bien renouvelable. Sa quantité ne diminue pas, ce sont les prélèvements qui augmentent beaucoup trop, accroissant le risque de raréfaction. Ainsi, les ponctions d’eau dans les rivières dépassent déjà 75% des disponibilités pour l’agriculture, l’industrie et la consommation domestique et certains scientifiques n’hésitent pas à prédire qu’au rythme actuel de consommation de toutes les eaux de surface, celles-ci risquent l’assèchement complet en 2100.  Et la pénurie pourrait intervenir bien plus tôt, dès 2050 lorsqu’il faudra trouver 55% d’eau de plus qu’actuellement pour répondre à l’ensemble des besoins au moment où la Terre abritera 10 milliards d’habitants, un chiffre qui aura doublé par rapport à 1987 !

 

Le monde aura de plus en plus soif

Cette perspective inquiétante ne suscite pas toujours le même sentiment d’urgence que le saccage des forêts, le sort de la couche d’ozone ou le dérèglement climatique alors que ces phénomènes ont souvent partie liée. Le manque d’eau est un défi humain imminent, exacerbé par les caprices du climat, la pollution et le manque de capacités autant que d’infrastructures, rappelle régulièrement l’Agence des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO selon l’acronyme anglosaxon. Il en résulte un « stress hydrique », lorsque les besoins en eau ne sont pas satisfaits, qui va augmentant en fonction de la hausse des températures et de la sécheresse qui en résulte, mais aussi des pluies extrêmes et de leur lot d’inondations, lesquelles ont considérablement gagné, en nombre et en ampleur, au cours des dernières années, alourdissant un bilan humain et économique déjà considérable.

C’est là le résultat d’un dérèglement climatique qui va s’aggravant et dont les effets dévastateurs s’accumulent, gagnant à présent tous les continents. Les effets néfastes de ce changement sur la sécurité alimentaire et l’approvisionnement en eau sont multiples. Ils vont de la modification des taux d’évaporation, des régimes pluviométriques, des chutes de neige et de la fonte des glaciers à une fréquence accrue de l’intensité des tempêtes. Au Nord comme au Sud à présent, la planète s’échauffe et s’inonde en même temps. Régulièrement, les ouragans, les cyclones et leurs pluies torrentielles font aussi leur actualité mais, globalement, les précipitations de saison diminuent et avec elles l’humidité des sols et la reconstitution des nappes souterraines. On ne compte plus les incendies dus à la sécheresse dont on ne vient plus à bout, comme récemment en Australie ou en Californie et, dans le même temps, les inondations constituent encore plus de 40% des catastrophes naturelles.

Si, faute de mesures drastiques de la part des gouvernements mais aussi de tous les acteurs économiques, les gaz à effet de serre ne sont pas suffisamment comprimés, d’au moins 50% dans les prochaines décennies par rapport à leur niveau de 1990, pour limiter à 2%, voire mieux, à 1,5% le réchauffement de la planète, comme le réclame depuis des années le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC), parmi les catastrophes qui vont en découler, figure en tête de liste le manque d’eau. Sous l’effet de la sécheresse et de la surexploitation des ressources hydriques, quatre personnes sur dix souffrent déjà de la raréfaction de l’ «or bleu » et le mal va empirer. Dès à présent, le volume d’eau consommé est proche du maximum que l’on peut prélever sans mettre en danger les ressources naturelles et au rythme actuel, ce sont 3,2 milliards d’êtres humains qui, d’ici à 2050, auront soif, voire 5 milliards (la moitié des futurs 10 milliards de Terriens) faute de pouvoir contrôler des variations saisonnières devenues erratiques.

 

Des conflits « hydropolitiques » en série

L’eau, devenue rare, est aussi une ressource stratégique et les batailles pour s’en emparer ne datent pas d’aujourd’hui. En 1503, déjà, Léonard de Vinci complotait avec Machiavel pour essayer de détourner le cours de l’Arno afin d’assoiffer Pise avec laquelle Florence, sa ville natale était en guerre. Plus près de nous, c’est Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire-général de l’ONU et de nationalité égyptienne donc rompu aux antagonismes locaux qui, en 1992, avertissait la communauté internationale en déclarant que « Le prochain conflit dans la région du Proche-Orient portera sur la question de l’eau, et celle-ci deviendra une ressource plus précieuse que le pétrole et bien d’autres pays et régions seront soumis à ce type de conflits hydropolitiques ». Confirmant ses dires, l’Office international de l’eau a recensé à ce jour environ 2000 litiges à l’échelle de la planète ayant l’eau pour enjeu.

De fait, pour des raisons climatiques évidentes mais aussi en raison de l’héritage des puissances coloniales occidentales, le Proche-Orient est une région à forte potentialité conflictuelle, notamment hydrique. Les eaux du Nil que se partagent plus ou moins bien les pays riverains, notamment l’Egypte et L’Ethiopie, celles du Jourdain que se disputent Israéliens et Palestiniens, mais aussi le Liban, la Syrie et la Jordanie en sont un exemple. Ailleurs, le partage des eaux de l’Indus met aux prises l’Inde et le Pakistan tandis qu’en Iran, au cœur des enjeux géopolitiques régionaux, la crise de l’eau ajoute à la grave crise économique et sociale que connaît le pays. En Afrique, le Niger, le Nigeria, le Cameroun et le Tchad s’efforcent de défendre leurs intérêts respectifs face à l’assèchement du lac Tchad et en Asie, le bassin du Mékong qui donne à boire et à manger à des millions de personnes, est un sujet permanent de tensions entre la Chine, le Vietnam, le Laos et la Thaïlande.

A des milliers de kilomètres de là, les Etats-Unis s’affrontent régulièrement avec le Mexique à propos de l’eau des fleuves Colorado et Rio Grande, mais aussi avec le Canada sur la ressource des grands lacs. L’Europe n’est pas en reste, qu’il s’agisse des tensions continuelles, entre nations, pour le contrôle des fleuves Amour-Daria et Syr-Daria entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan, ou domestiques lorsqu’il s’agit du sort de l’Ebre, en Espagne, que l’on voudrait détourner pour arroser, ailleurs, des terres arides et en mal de cultures. Selon les experts, en 2035, 40% de la population mondiale pourrait vivre dans des zones de stress hydrique, parmi lesquelles les pays du bassin méditerranéen confrontés à une explosion démographique signe annonciateur d’une consommation en eau fortement accrue. De quoi mettre à mal le 6ème Objectif de développement économique (ODD) que les  Nations Unies assignent à la communauté internationale, sur un total de 17 défis, à savoir viser l’accès universel et équitable à l’eau potable, à l’hygiène et à l’assainissement, outre une gestion durable des ressources en eau, et ce d’ici à 2030. En somme, instaurer une meilleure gouvernance de l’eau, collective et individuelle.

 

Gaspillage, logique marchande et rôle des pouvoirs publics

Source de vie à l’origine de nos civilisations, l’eau est aussi le facteur déterminant de notre survie collective. Raison de plus pour la préserver et ne pas la gaspiller, ce qui passe, comme dans la lutte contre le Covid-19, par des gestes-barrières que tout un chacun peut accomplir dans son quotidien : récupérer les eaux de pluie,  prendre des douches plutôt que des bains, couper l’eau du robinet en se brossant les dents, installer une chasse d’eau à double débit, traquer les fuites, mieux réutiliser les eaux usées, renonce à l’eau potable pour arroser le jardin ou remplir la piscine…autant de petites pratiques qui, multipliées par le nombre d’utilisateurs responsables, produisent des économies en eau appréciables. Il faudrait y ajouter l’obligation de recyclage pour les golfs et pour bien d’autres loisirs beaucoup trop dispendieux. A l’échelon collectif, cela passe aussi par la mise en place de bassins de rétention à destination de l’arrosage agricole, un secteur qui devra admettre le besoin de réduire l’élevage intensif, premier consommateur d’eau, au profit d’autres modes, tels la polyculture ou l’agroforesterie, la possibilité de recharger les nappes phréatiques au moyen de végétaux, le recours aux techniques de dessalement de l’eau de mer. Et, sujet sensible, s’interroger sur les centrales nucléaires qui, chacune, absorbe 50m3 par seconde et par réacteur dans les eaux fluviales. Ou encore encourager la réhabilitation de pratiques anciennes utilisant la pluviométrie et l’humidité de l’air.

Reste que l’eau n’est pas seulement une ressource naturelle en danger. Elle est aussi au centre des relations de pouvoir, avec un coût pour son exploitation et des relations compliquées entre public et privé, là où les multinationales jouent un rôle majeur, du producteur au consommateur. Son statut de bien économique a été acté par la déclaration de Dublin de 1992 confirmant son rôle de vecteur pour des services écosystémiques essentiels à l’humanité, en somme un bien commun comme on dirait aujourd’hui. Tous ne sont pas convaincus. Certains ont encore en mémoire les propos que tenait Peter Brabeck, ancien PDG de Nestlé. « La question est de savoir s’il faut privatiser l’eau. Une première réponse que je qualifie d’extrême, est celle des ONG qui considèrent que l’accès à l’eau devrait être nationalisé. La seconde, qui a mes préférences, est de considérer que l’eau est une denrée alimentaire et que, comme toute denrée, elle a une valeur marchande », diksait-il. Nul doute qu’avec quelques nuances, les plus grands gestionnaires privés de l’eau, parmi lesquels le français Veolia, ne récuseraient pas, en privé, cette maxime marchande qui les a conduits à se retirer de quelques pays parmi les plus pauvres et donc les moins rentables. Mais aussi à affronter l’opposition croissante d’une partie de leurs clients et des organisations de consommateurs lorsque les factures s’emballent.

Souvent remis en cause par des élus et des citoyens plus exigeants, les contrats public-privé conclus pour la gestion assurée par ces multinationales, régulièrement dénoncés, ont incité ces dernières à se réinventer. Dans un contexte insistant sur l’urgence des questions d’environnement et de la raréfaction prévisible des ressources naturelles, à commencer par l’eau, elles ont mis l’accent sur une meilleure gestion des ressources en eau à grande échelle, sur les progrès résultant de l’innovation technologique ou encore sur leur apport aux objectifs de développement durables régulièrement mis en avant par la puissance publique, désormais interpellée. « Les pouvoirs publics ne doivent pas se contenter de réagir aux crises de l’eau, mais évaluer, cibler et gérer les risques à l’avance », avertit l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). « Nous devons maintenant nous doter de stratégies qui préviennent les pénuries d’eau et la pollution de la ressource, et qui nous protègent contre les sécheresses et les inondations qui menacent les vies humaines, les écosystèmes et l’économie ». En son temps, il y a près d’un demi-siècle, René Dumont n’aurait pas dit autre chose.

 

Serge Marti est journaliste, il est l’auteur de Une planète à sauver. Six défis pour 2050 (Odile Jacob, 2020)     

Illustration : Oasis d’Idles, Algérie

 

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