La voie du socialisme écologique

Éditorial, Germinal #2, mai 2021. 

 L’écologie est sur toutes les lèvres mais quand cessera-t-on enfin de se payer de mots ? Pour cela, il faudrait ne plus considérer l’écologie comme un expédient suffisant à apaiser sa conscience ou relancer une machine électorale en panne de carburant. C’est que l’écologie n’est ni un programme, ni un parti, ni une idéologie mais une question sociale.

La « question écologique » n’a pas remplacé la « question sociale » : elle la reformule et la complexifie en intégrant à la compréhension des interdépendances sociales leurs conditions environnementales. C’est un fait, matériel et évident que les évolutions des écosystèmes ainsi que la capacité des sociétés à s’y adapter, font et défont les civilisations. Les activités économiques humaines n’ont jamais été autre chose qu’un usage direct (dans le cas de l’agriculture et de l’industrie) ou indirect (dans le cas des services) de l’environnement. C’est pourquoi la durabilité de la production, de l’emploi, de la solidarité sociale et des modes de vie qui en résultent, passera par une gestion rigoureuse et optimale de leurs conditions environnementales concrètes. Rien d’utopique ou de romantique, donc : la tâche historique de la gauche, à présent, est de faire preuve, à travers des politiques publiques à la fois structurantes et efficaces, de réalisme écologique.

C’est bien sur la base de l’exploitation des ressources et des écosystèmes, en particulier d’énergies fossiles peu coûteuses, que reposent largement les équilibres sociaux que nous connaissons. Le confort matériel permis par l’accès à la société de consommation a constitué la base du compromis « fordiste » face aux conflits sociaux engendrés par le développement de sociétés industrielles. La mondialisation a prolongé cette dynamique, à la fois par la généralisation au niveau global de la société de consommation et par la recherche, dans les sociétés européennes, d’une baisse du coût de la consommation par l’ouverture internationale des marchés et les délocalisations. C’était oublier que la stabilité de ce compromis reposait avant tout sur le plein emploi dont l’industrie assurait la possibilité. Pour les nations européennes, la nécessité de la transformation écologique se pose donc dans un contexte de réelle fragilité, renforcé par la crise sanitaire et caractérisé par le chômage de masse, la désindustrialisation, l’augmentation des inégalités et l’affaiblissement de l’État social.

Dans ce contexte l’impératif écologique est souvent considéré comme une contrainte supplémentaire pour l’activité économique. Nous serions face à une entrave extérieure au fonctionnement du marché qui appellerait à ajouter à l’arbitrage entre activité économique et justice sociale, un troisième critère environnemental. Cette tendance oppose donc l’impératif environnemental à la fois aux exigences économiques et aux attentes sociales. Du point de vue de la liberté individuelle, l’écologie serait vue comme une contrainte bien souvent insupportable ; du point de vue de l’échange économique, les politiques écologiques consisteraient à faire payer le coût de l’ « externalité négative » que représente la dégradation de l’environnement, ce qui entraverait donc l’activité, réduirait la compétitivité des entreprises, aggraverait ainsi le chômage et affaiblirait encore davantage les capacités de financement de l’État social.

C’est là négliger des faits pourtant essentiels. Un faux dilemme doit être évacué : celui qui oppose écologie et activité économique. Nous vivons actuellement dans l’illusion de la viabilité de nos manières de produire, travailler, consommer. À moyen terme la dégradation de l’environnement représente une menace pour l’efficacité économique, en raison des coûts engendrés par le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources (énergies, eau, terres arables, espèces animales et végétales), la disparition des « services écosystémiques » (épuration naturelle des eaux, pollinisation, etc.) et du fait de l’instabilité qu’engendrera nécessairement la crise écologique. Par ailleurs, la transformation écologique qui appelle des investissements publics importants dans de nombreux secteurs tels que l’énergie, les transports, l’industrie, le bâtiment et l’agriculture, peut constituer un réel vecteur d’activité économique et de création d’emplois. On ne peut donc, en principe, imaginer d’investissements de l’État plus rassurants pour les acteurs économiques que ceux qui engagent une transition bas carbone.

Le socialisme écologique ne propose pas autre chose que remplacer l’illusion dans laquelle nous vivons actuellement par un principe de réalité qui est aussi un principe de justice : limiter au maximum du socialement acceptable le réchauffement climatique, tout en développant la résilience de la société face aux effets déjà présents et irréversibles de la crise environnementale. Plus une société est juste, plus elle est solidaire et résiliente.

La transformation écologique implique ainsi de comprendre que la recherche à tout prix de la croissance participe de cette illusion. L’urgence climatique nous oblige à réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Or, la croissance du PIB est étroitement corrélée à la consommation d’énergie qui demeure au niveau mondial essentiellement fossile et donc carbonée. Les énergies renouvelables et le nucléaire nous permettront de limiter ces émissions mais n’y suffiront pas. Au-delà de la transition vers des sources d’énergie relativement décarbonnées et vers une meilleure efficacité énergétique, nous ne pourrons atteindre un modèle véritablement durable sans réduire l’empreinte matérielle de nos sociétés. L’horizon de la croissance nous fait pourtant vivre dans l’illusion selon laquelle l’empreinte matérielle de l’humanité pourrait croître sans limite, ce qui est objectivement impossible. Il nous fait aussi croire que l’emploi et la justice sociale dépendent étroitement du taux de croissance, alors qu’ils relèvent essentiellement des formes d’organisation du marché, qu’il s’agisse du droit du travail, des mécanismes de sécurité sociale, des politiques monétaires ou des règles du commerce international. La croissance n’est qu’un paramètre limité, du réalisme économique. D’autant qu’en l’état actuel des choses, la croissance du PIB s’accompagne systématiquement d’une augmentation insoutenable des émissions carbone, sans pour autant améliorer les conditions de vie de l’immense majorité des populations, car ses bénéfices sont bien trop largement captés par une infime minorité.

Le socialisme écologique est donc avant tout une politique du travail. Il est faux de penser que l’emploi doive être sacrifié sur l’autel de la transition écologique. Au contraire, il n’y a de politique écologique réaliste et socialement acceptable que si elle pose comme principe, non seulement la nécessité socio-économique, mais encore la valeur du travail. D’un côté, une politique de l’emploi qui assure non seulement la subsistance, mais surtout l’intégration sociale des individus, sera indispensable pour que la société tienne face aux tensions que produira inévitablement la transition écologique. D’un autre côté, une politique socialiste est aussi une réponse à la dégradation environnementale, car les déséquilibres sociaux caractéristiques du capitalisme mondialisé et financiarisé procèdent largement des mêmes causes que celle-ci. La mise en concurrence des économies mondiales conduit au moins disant écologique et social et à la déresponsabilisation des acteurs économiques. Que la chaîne de production d’une paire de basket soit dispersée entre une dizaine de pays en fonction du coût des salaires et des matériaux, n’est logique que du point de vue des acteurs financiers : du point de vue social et environnemental, c’est une absurdité. Mettre un terme à la mondialisation libérale, c’est-à-dire à l’éclatement des chaînes de valeur et à l’absence de normes sociales et environnementales dans les règles du commerce international, s’avère la condition d’une véritable transformation écologique fondée sur une politique sociale émancipatrice.

La relocalisation d’une part importante de l’industrie, c’est bien sûr la réduction des émissions de carbone liées à l’éclatement géographique de la production. Mais la relocalisation, c’est aussi créer de nombreux emplois en France et en Europe, mettre un terme à la spirale du chômage de masse et contrôler avec transparence l’impact environnemental et humain de la production (comme nous le rappelle le drame du Xinjiang), ce qui ne peut être le cas lorsqu’elle est délocalisée. De ce point de vue, l’Union Européenne a vocation à devenir une puissance diplomatique qui protège l’emploi de ses citoyens. Des politiques publiques écologiques devront donc soutenir l’investissement et l’emploi industriel en France et en Europe, et s’accompagner de taxes carbones sur tous les biens produits en dehors de l’Union Européenne quand ils pourraient l’être en son sein. L’État devra également accompagner les collectivités locales dans le soutien aux « circuits courts » alimentaires, afin de permettre la reconstitution de ceintures maraîchères autour des grandes agglomérations, ce qui limiteraient les transports routiers de denrées vivrières. Bien entendu, la relocalisation industrielle est un programme extrêmement ambitieux, dont la réalisation demandera une forte mobilisation des services de l’État et des entreprises privées. Mais c’est une ambition qui a pour elle le bon sens et la nécessité.

Soyons clair : sans aucun doute, la transformation écologique produira une hausse des prix, mais elle doit s’accompagner d’une consommation de biens durables, c’est-à-dire de qualité et sobres dans leur consommation d’énergie. Cette hausse des prix devra naturellement être compensée par une hausse des salaires des travailleurs. La constitution d’une économie de la réparation et du reconditionnement est également un enjeu écologique majeur face à la culture du déchet qui est la nôtre. L’exigence de qualité des produits et leur durée de vie, garantie par une économie circulaire, doit remplacer le souci de la quantité consommée tant que nos besoins sont satisfaits. Si une nouvelle politique industrielle est nécessaire, ce n’est pas seulement pour produire en Europe, mais aussi pour produire et consommer durablement. Il s’agit de remplacer la logique « extensive » de la société de consommation, où les besoins sont satisfaits par l’extension des domaines naturels et sociaux exploités, à une logique « intensive », où il s’agit d’utiliser de manière plus optimale les ressources environnementales, de limiter la déperdition d’énergie et le gaspillage.

La montée en qualité doit aussi concerner la qualité de vie, à commencer par celle des classes populaires et moyennes qui subissent plus directement les inégalités environnementales. La qualité de l’air et l’alimentation sont des enjeux cruciaux de santé publique. Si la réduction de notre consommation de viande, par exemple, est objectivement nécessaire, il ne saurait être question d’en priver purement et simplement les classes moyennes et populaires avec des prix prohibitifs. Sans aucun élitisme ni paternalisme de mauvais aloi, une politique écologique devra rendre accessibles aux moins favorisés les produits de valeur issus de notre agriculture. Plus largement, elle aura pour but de renforcer le marché de l’agriculture biologique par des aides à la conversion, qui seront également créatrices d’emplois, de vitalité rurale, et qui contribueront à l’entretien des paysages.

L’ambition du socialisme écologique n’est donc pas l’archaïsme : au contraire, l’enjeu de la montée en qualité mobilisera nécessairement la recherche et les industries de pointe afin que les besoins de la population continuent d’être comblés, mais de manière durable. Là aussi, les politiques publiques auront un rôle central, en guidant, accompagnant et soutenant l’investissement privé, afin qu’il ne serve pas simplement des intérêts à court-terme, mais qu’il contribue à une rentabilité économique et technique sur le long terme. De plus, le rôle de l’État, de l’Europe et des collectivités sera également de veiller à ce que cette nécessaire montée en qualité ne se fasse pas au détriment des plus déshérités. Le mouvement des gilets jaunes, dont l’origine a été la promulgation d’une taxe sur le diesel, montre le besoin d’une politique sociale volontariste et émancipatrice pour accompagner ces transformations nécessaires.

Le socialisme écologique doit également être une politique de réduction des inégalités, au-delà des politiques de l’emploi. Il est indéniable que l’évolution de nos modes de production et de consommation aura un coût dont la conséquence ne peut être d’appauvrir encore davantage la majeure partie de la population, déjà affaiblie par plusieurs décennies de crises. Cela implique de ne pas construire un programme de transformation écologique autour d’une simple taxe carbone universellement applicable. Il est nécessaire également que les pouvoirs publics accompagnent et financent largement les grandes évolutions structurelles liées aux mobilités, à l’isolation thermique des bâtiments, à la dé-carbonation de notre approvisionnement énergétique et à l’évolution de nos modes de production agricoles.

La transition écologique aura un coût financier élevé tant pour l’État que pour les ménages. Elle ne peut donc se passer d’une politique de justice sociale qui passe par une revalorisation de la rémunération du travail face à l’apparition d’une société profondément divisée où les fruits du travail viennent de plus en plus rémunérer l’investissement en capital en dépit de la succession des politiques de réduction du « coût » du travail. Une véritable politique écologique, fondée sur une production et une consommation durables, devra donc revaloriser la place des travailleurs dans la répartition de valeur ajoutée, ce qui implique tout à la fois de casser les rentes immobilières et financières mais aussi d’instaurer une véritable co-gestion dans les entreprises. Ces politiques structurelles supposent une réorganisation des règles du commerce international et une redéfinition des régimes de responsabilité, à rebours du désengagement de l’État commencé il y a quarante ans.

Enfin, et c’est certainement là l’œuvre la plus urgente : le socialisme écologique doit s’engager sur la voie de la défossilisation, c’est-à-dire la transition de notre approvisionnement en énergie vers des sources non ou faiblement productrices de gaz à effet de serre. Outre que les pays producteurs de pétrole et de gaz détiennent un levier politique sur ceux qui dépendent de leur production, une réduction globale de notre empreinte carbone passe par la substitution d’énergies faiblement émettrices de gaz à effet de serre, comme les énergies renouvelables et le nucléaire, aux énergies fossiles, que ce soit pour la consommation domestique, les transports, l’industrie, le secteur tertiaire. Or, du nucléaire à l’éolien, l’implication de l’État et des grandes entreprises semi-publiques est incontournable pour mettre en œuvre une politique énergétique cohérente. Ce n’est pas la pure loi de l’offre et de la demande qui permettra de s’émanciper de la dépendance aux énergies fossiles. Pas plus que les intérêts particuliers ne permettront de développer des infrastructures d’intérêt général : il est aussi difficile d’implanter une éolienne qu’une centrale nucléaire. Dans ces situations-là, il n’est pas possible d’évacuer le rôle de l’État pour défendre l’intérêt national.

L’écologie est donc une question politique mais elle n’est pas, en tant que telle, une politique. Elle n’est ni un programme de gouvernement ni une vision de la société. Pour la gauche, l’écologie ne peut pas constituer le domaine d’une reconversion opportuniste, comme si la question sociale devait être abandonnée ou comme si elle avait d’aventure cessé de se poser.  En réalité, la question écologique reformule la question sociale : la justice et la solidarité ne peuvent se comprendre abstraction faite des conditions environnementales concrètes dans lesquelles vit une société. Le projet du socialisme écologique suppose donc d’écarter deux visions trop restreintes : celle, nouvelle, de la substitution de l’écologisme au socialisme et celle, classique, de l’exploitation de la terre par le socialisme.

Ainsi, il importe d’abord de se prémunir contre une tendance récente des partis et mouvements de gauche à délaisser la question sociale en faveur de la question écologique, à remplacer le socialisme par l’écologisme. On connaît les raisons de ce changement de monture : les classes populaires auraient cessé de voter socialiste ou communiste avec la désindustrialisation des pays occidentaux, et l’intérêt électoral conduirait les partis de gauche à privilégier des questions « culturelles » ou de « valeurs » pour séduire des classes moyennes de plus en plus diplômées. Parmi ces thèmes, l’écologie fournit un sujet de revendication consensuel et « dans le vent ». En réalité, « verdir » son programme en surface est devenu une bonne manière, pour des mouvements de gauche, d’adhérer en sous-main au libéralisme économique et de renoncer à mener des politiques de solidarité concrètes.

Dans le même temps, le socialisme se voit objecter son lien intrinsèque à l’industrialisme. L’absence de prise en compte des facteurs environnementaux par les différentes versions du socialisme remettrait en cause sa capacité à prendre en charge la question écologique. Pourtant le principal apport politique du socialisme est qu’il nous permet de comprendre les luttes, les tensions et les revendications sociales, à partir des solidarités de fait qui se manifestent au travers des relations sociales sans pour autant être reconnues. Le premier moment du socialisme, à l’époque de l’industrialisation, fut la compréhension des relations de solidarité sociale entre individus, et leur objectivation à travers le droit du travail et les institutions redistributives. Nous en sommes indéniablement à un second moment crucial : celui de la compréhension des relations de réciprocité entre les sociétés humaines et leur environnement, qui appelle leur objectivation, de nouveau par l’entremise du droit et de politiques publiques.

Il y a environ un siècle et demi, la division du travail social propre aux sociétés industrielles a conduit à renforcer en réalité l’interdépendance des individus derrière les apparences d’un processus d’atomisation sociale : avec le passage à l’ère industrielle, chaque individu est devenu beaucoup plus dépendant du travail de son voisin qu’auparavant. Notre rapport à l’environnement se trouve aujourd’hui dans une situation analogue. Tout va comme si nous vivions séparés des écosystèmes naturels : la généralisation du mode de vie urbain, l’usage du numérique, la constitution d’une économie de service, l’allongement des chaînes de production semblent nous éloigner toujours plus des écosystèmes et de la transformation directe des ressources naturelles. Pourtant, jamais nous n’en avons été aussi dépendants, ni n’avons eu d’impact aussi grand sur les écosystèmes. Notre interdépendance vis-à-vis des écosystèmes est immense mais elle ne s’est pas manifestée par des formes de responsabilité et des pratiques qui reconnaissent cette solidarité de fait. Le socialisme permet de tirer les conséquences politiques de ces interdépendances environnementales en comprenant qu’elles sont la condition des formes de solidarité sociales.

Les luttes sociales nous apprennent ainsi que l’émancipation ne consiste pas à se défaire des interdépendances, qui existent nécessairement, pour jouir d’une liberté sans entrave. L’émancipation consiste au contraire à reconnaître ces interdépendances pour les organiser consciemment afin d’en assurer la justice qui est la véritable liberté. Voilà pourquoi le socialisme est une voie écologique et émancipatrice : tant que nous ne serons pas solidaires des écosystèmes dont nous sommes interdépendants, nous ne serons pas libres, et l’exploitation de la nature sera toujours le signe de celle de l’homme.

Porter le socialisme écologique, c’est ne pas se résigner à ce que la crise environnementale vienne détruire nos conditions de vie et renforcer davantage les inégalités. La dégradation de l’environnement et les déséquilibres sociaux produits par la mondialisation procèdent d’une même cause : la généralisation de modes de production et d’échange destructeurs des liens qui unissent les hommes entre eux et à leur milieu. La réponse à ces deux défis ne peut être que commune. Si elle n’est pas pensée comme une politique sociale d’émancipation, de réduction des inégalités et de solidarité, la transformation écologique de nos sociétés ne pourra pas être démocratique et aura lieu trop tard, sous la contrainte.

 

Par Marion Bet, Emma Carenini, Nathan Cazeneuve, Emmanuel Phatthanasinh 

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