La nation est-elle identitaire ? Un dialogue avec P.-F. Schira

Suite à la publication du premier numéro de la revue Germinal consacré au « Retour des nations » (octobre 2020), Paul-François Schira, haut-fonctionnaire, nous a adressé un compte-rendu critique mettant en cause la conception sous-jacente de la nation mobilisée et construite au fil du numéro. Il nous a semblé intéressant de publier ce texte, accompagné d’une réponse, rédigée par Nathan Cazeneuve, membre du comité de rédaction de la revue, afin de mettre en évidence ce qui sépare les conceptions identitaires et sociologiques de la nation.

 

 

Le retour des nations – mais lesquelles ?
Paul-François Schira 

 

Une nouvelle revue est née à l’automne : Germinal, dont le premier opus se donne pour ambition de dessiner un chemin pour que « vive la République écologique et sociale » en réunissant, pour ce faire, des auteurs invités à livrer leur vision du « retour des nations ». Souvent économistes de formation ou de profession, ils esquissent une image de la démocratie nationale qui a le mérite de revisiter ces termes longtemps voués aux gémonies, mais qui ne me semble pas à la hauteur de la situation que nous vivons.

Il n’est pas nécessairement utile, à l’heure où la démocratie nationale est menacée dans son existence même, de vouloir, parmi ses trop rares défenseurs, pinailler sur les bonnes ou mauvaises raisons qui les poussent à s’attacher encore à ce modèle. La lecture de la somme d’articles que nous propose le premier numéro de la revue Germinal doit donc réjouir tout amoureux de la France, notamment parce qu’elle a le mérite de prouver qu’il existe d’autres chemins que les siens pour lui proclamer son attachement.

Mais la discussion me semble nécessaire lorsque bien souvent ceux-là même qui prônent le retour des nations ne le font qu’après avoir copieusement insisté sur la différence ontologique, la ligne de démarcation morale qui sépare « leur » nation, aux visées nobles et justes, de celle de ces arriérés aux trémolos nauséabonds dans la voix, qui nourrissent encore le ventre fécond de la bête immonde. Par goût du débat, et au fond parce que je pense possible – et même souhaitable – de diverger sur cette vision des choses, j’ai souhaité relever le gant. Je remercie la revue qui m’en donne ici l’occasion.

La nation, comme la démocratie, sont menacées ; c’est une évidence. Menacées d’être dépassées par le haut, par ceux qui n’y voient plus que des réalités obsolètes face aux menaces globales – réchauffement climatique, mondialisation, terrorisme ; menacées aussi d’être dépecées par le bas, par les tribalistes identitaires, ceux qui nourrissent le projet de les fracturer au nom de communautés fantasmées, religieuses ou ethniques, et de les dissoudre dans l’essentialisme d’un patrimoine génétique ou d’un credo. Ces deux mouvements entretiennent d’ailleurs des liens incestueux. D’abord parce que pour éventrer la démocratie nationale par le bas, rien de mieux que d’en enjamber les frontières par le haut, au nom d’idéologies mondiales comme celles de l’antiracisme de pacotille ou de l’islamisme planétaire. Ensuite parce que la violence de ces deux mouvements nourrit, par effet collatéral et en réaction, une violence des peuples ainsi malmenés, galvanisés par le simplisme et le discours victimaire de thèses démagogiques.

 

Face à ces menaces, les articles rassemblés à l’occasion de la sortie du premier numéro de la revue Germinal ont le mérite de souligner le caractère indépassable du cadre national.

Tout d’abord parce qu’ils rappellent qu’il n’y a pas de liberté réelle sans nation. Voici plusieurs décennies que l’on a dynamité les anciennes frontières et les corps politiques qui maillaient le monde au nom d’une liberté individuelle absolue et abstraite – liberté de consommer, de se déplacer, de se choisir son pays. Dans le grand bain de la mondialisation, ces individus se retrouvent désormais nus, réduits à leur statut de consommateurs, privés du peu de libertés concrètes dont ils jouissaient autrefois, faibles fétus de paille balayés par les vents des réseaux sociaux et des injonctions étatiques.

Ensuite parce qu’ils affirment qu’il n’y a pas de démocratie réelle sans nation. L’inadéquation croissante entre le lieu des élections démocratiques, qui reste la nation, et les lieux du véritable pouvoir – les instances supranationales non élues, les marchés « désencastrés » de la société, les grandes multinationales prescriptrices de nos goûts – pousse le débat public à s’hystériser, rentrant dans le champ du symbolique pur. En résulte un pourrissement démocratique, et avec lui le règne de l’invective, de la violence et du terrorisme intellectuel.

Enfin parce qu’ils constatent, comme Christophe Guilluy ou David Goodhart avant eux, qu’il n’y a pas de cohésion sociale sans nation. La mondialisation a polarisé les corps politiques dans une recomposition sociale particulièrement douloureuse, décimant la classe moyenne et reconstituant le face à face délétère d’un peuple subissant son élite. Cette fracturation risque, « sur les ruines de l’espace socioculturel commun », de favoriser « comme des champignons, de petites tribus homogènes, de petits communautarismes rassemblant des individus semblables » (édito).

 

Défense de la nation, donc, oui ; mais de quelle nation parle-t-on ?

Ce qui marque en première lecture, c’est la façon dont les auteurs rassemblés par la revue parlent de la nation. Ils l’évoquent sous une forme tellement abstraite, tellement vidée de sa chair et de sa substance, de ses passions et de son génie, qu’on ne sait plus vraiment s’ils parlent de nation à proprement parler ou simplement de société, de collectivité, ou d’État. Dans leur bouche, la nation est un concept abstrait, ravalé au rang d’enveloppe formelle qui ne dit rien de son contenu : « cadre de régulation », « échelle de décision », « espace », « lieu » de la « configuration » de « débats » où se « confrontent », « s’articulent », se « mettent en adéquation » les « compromis sociaux », « le faisceau de soutenabilités sociales, écologique et démocratique », pour « trouver les nouveaux équilibres face à la rapidité des mutations » et forger un « agir commun » : voici le florilège de termes que l’on retrouve sous leur plume tout au long de la revue, longue litanie d’abstractions et de circonvolutions sémantiques pour éviter de désigner la nation, d’y poser une frontière, et donc d’en exclure qui que ce soit. La substance des corps politiques n’est jamais mentionnée ; seule compte leur infrastructure – la société – ou leur superstructure – l’État –, la seconde organisant en toute neutralité l’ingénierie mécanique de la première, comme si, à partir du matériau initial des relations sociales, il revenait à l’État de « produire de la nation » tel une usine qui produit une voiture.

Cette abstraction de la nation, l’évidement de son contenu, la neutralisation de sa charge culturelle et affective, sa réduction à l’équilibre produit par les rapports de forces anonymes qui agitent la société à tout instant, proviennent d’une assimilation ontologique, à mon sens trompeuse, de la nation et de la démocratie. L’édito de la revue résume cette équivalence sans ambiguïté : la nation, toujours menacée d’être « instrumentalisée à des fins identitaires ou bellicistes » (les poilus en ‘14 n’avaient vraiment rien compris…), correspond « avant tout [à] une forme de société politique qui […] a donné naissance à la démocratie sociale […]. ». Une telle relecture postrationnalisée de l’histoire, du type : puisque le passé a produit le présent, c’est qu’il ne pouvait que produire ce présent et que ce présent était déjà en germe dans ce passé, aurait fait s’étrangler François Furet. Celui-ci nous a magistralement prévenu contre cette téléologie quasi mystique, qui balaie 1800 ans d’histoire nationale sous le bandeau de « l’arbitraire répressif de la puissance monarchique » (A. Escudier), et qui englobe les années 1879 à 1945 sous le qualificatif d’âge « négatif, réactionnaire et meurtrier » de la nation française… Rien que cela !

L’édito de la revue nous invite ainsi à regarder l’histoire à rebours, à « penser la réalité historique [passée] de la nation à partir de la formation des institutions de la démocratie sociale [d’aujourd’hui] ». Aussi admet-il que la nation n’est rétrospectivement légitime que par rapport à la finalité qu’on lui assigne, qu’elle est chargée de « faire fonctionner » comme une mécanique. Ce qui intéresse Thomas Branthôme, c’est d’abord « pourquoi » la nation s’est créée, comme si son engendrement répondait à une nécessité préalable. Une telle vision téléologique entraîne alors l’adjonction, au mot « nation », d’un chapelet d’adjectifs qui viennent la qualifier et qui, seuls, lui confèrent son caractère acceptable. Sur le quatrième de couverture de la revue, c’est la nation « écologique et sociale » qui est promue. On aurait pu rajouter « démocratique », « prospère », « émancipatrice », « laïque », « tolérante », « transparente », « ouverte »… bref, tout pour que cette nation ne soit surtout pas méchante. La France n’est validée dans son existence singulière que parce qu’elle permet de servir des finalités en nombre plus ou moins restreint, en dehors desquelles elle n’a aucune légitimité.

La grande finalité consensuelle donnée à la nation, qui domine les autres, et qui, pour un esprit souple et inventif, permet de les réunir toutes grâce à l’extraordinaire plasticité du langage dont sont capables les auteurs de la revue, c’est le bon fonctionnement, pour le dire vite, de la sociale-démocratie libérale. Celle-ci correspond à un projet de société où l’État, par la réglementation, l’impôt et les prestations sociales, vient « garantir l’égale liberté des individus » (D. Djaïz), forger « l’équilibre », la « régulation et une limitation du marché à partir des revendications et des dynamiques sociales » (édito). Cette démocratie que l’Etat doit organiser est donc elle-même un « projet » indéfini, laissé à la libre disposition des compromis sociaux qui se nouent à un instant t. Il y a ici abstraction au carré : non seulement la nation doit se placer au service d’une autre finalité, mais encore cette finalité n’en est elle-même pas une, puisqu’elle n’est qu’un moyen au service des individus, c’est-à-dire un moyen pour eux de faire autre chose, un projet indéfini à adapter en permanence en vue de contenter les revendications des groupes d’intérêts composant la société.

Cette double abstraction de la nation et de la démocratie me semble devoir être critiquée.

 

La première fait de la nation un simple moyen au service de la démocratie, alors que je pense rigoureusement l’inverse.

Si elle n’est que cette « forme » dotée des moyens matériels qui permettent la démocratie, on se demande bien pourquoi la nation serait seule à même de la faire fonctionner, et pourquoi il faudrait la préserver plutôt que de la démanteler en régions-cités, où la démocratie directe (comme en Suisse) pourrait s’exprimer, ou bien en une grande fédération trans-européenne, où la démocratie serait bien plus puissante face aux empires américains et chinois. David Djaïz déplore d’ailleurs qu’ « hélas, les amorces d’État fédéral n’ont jamais trouvé leur forme de vie commune », même si sa réalisation prochaine par la « convergence patiente » n’est pas jugée impossible. Certains auteurs promeuvent donc la constitution, dès à présent, d’une « institutionnalisation de la solidarité européenne » avec le très étrange concept de « double démocratie » (Leron et Aglietta) – comprendre, un impôt européen définissant un intérêt général européen (Picketty) s’ajoutant aux impôts nationaux – tant est grand « le regret de l’économiste » pour « l’absence de redistribution mondiale » (X. Ragot). Si la nation ne désigne en fait aucun « contenu » spécifique, mais n’est qu’un « contenant » neutre, c’est-à-dire un mode d’organisation des différents « contenus » qui n’y font que passer, ce « contenant » pourrait en effet s’étendre à l’infini, et ingérer tous les « contenus » du monde.

Les auteurs de la revue estiment cette extension pour l’heure matériellement impossible, car pour eux les peuples trop frileux n’y sont pas prêts. À les lire, on comprend donc que, faute de mieux, la nation telle qu’elle existe aujourd’hui n’est qu’une solution de repli, un lot de consolation, un plan B, une sorte de pis-aller, dont rien n’interdit de considérer qu’elle s’avérera à terme dispensable, le jour où les frontières nationales, que ces auteurs considèrent fondamentalement comme un égoïsme, mais un égoïsme qui a au moins le mérite de servir transitoirement à quelque chose, auront été élimées par le temps et l’habitude pour être transposées à l’échelle européenne, puis se dissoudre dans l’échelle mondiale. Ainsi pourrions-nous tous devenir des « citoyens du monde » (X. Ragot) d’une démocratie planétaire, le citoyen français étant ravalé au même folklore demain que le paysan breton aujourd’hui.

On retrouve alors la vision hugolienne de l’unité nationale française comme préalable à l’unité nationale mondiale autour de la démocratie, indépendamment de la diversité des cultures du monde dont on fera à terme table rase. Il est marquant qu’à l’heure où les interrogations sur la nation dans le débat public naissent de la crise de l’immigration et de l’intégration qui afflige l’Europe, et singulièrement la France, depuis au moins deux décennies, aucun article de la revue n’aborde cette question. C’est, ce me semble, le grand impensé de ce premier numéro. En affirmant que l’échelle purement nationale de la démocratie ne semble pas, pour l’instant, dépassable, en admettant que le « contenant » n’est pas encore assez robuste pour absorber tous les « contenus » de l’Europe et du monde, les auteurs de ce premier numéro admettent au fond que le dépassement de la nation n’est aujourd’hui –  « temporairement » (D. Djaïz) – pas faisable ; on aurait souhaité, c’est là ce qui nous distingue, qu’ils y soient suffisamment attachés pour ne pas l’estimer souhaitable du tout.

En outre, cette justification de la nation par son utilité au service de la démocratie trahit un glissement sémantique, présent dès le stade de l’édito. Car s’il est de facto clair que la nation est aujourd’hui une condition de la démocratie, ce n’est pas pour autant que la démocratie est de jure la cause finale de la nation. Certes, pour qu’il y ait démocratie, il faut un peuple ; mais cette affirmation est bien différente de celle qui consiste à dire que le peuple n’est légitime à exister qu’en vue de la démocratie. C’est confondre la condition (il faut une nation pour qu’il y ait démocratie) et la cause finale (il faut qu’il y ait démocratie, donc il doit y avoir une nation). Il me semble que le raisonnement qui parcourt la revue toute entière adopte cette confusion.

Pour le dire autrement, on ne fait pas la nation pour l’impôt et la cohésion sociale, gage de notre démocratie sociale ; bien au contraire, il me semble qu’on paie l’impôt et qu’on cherche la cohésion sociale pour le bien de la nation – c’est-à-dire le « bien commun », au sens premier, patrimonial du terme. On ne fait pas la nation pour la démocratie ; mais on défend la démocratie parce qu’on estime que c’est le meilleur moyen pour gouverner la nation. La solidarité financière, le devoir à l’égard de l’autre qui est dans le besoin, le respect de la liberté du voisin, tous ces facteurs nécessaires à la démocratie naissent d’une fraternité préalable, et non l’inverse : à rebours de ce qu’affirme Nicolas Leron dans sa contribution sur l’Europe, la démocratie ne peut se satisfaire de détenir « la seule puissance d’agir » « à partir de la matérialité budgétaire d’une puissance publique européenne » dont le « mot d’ordre » serait de « fiscaliser le marché intérieur » – allant jusqu’à dire qu’il faille remplacer le « no taxation without representation » américain par son inverse, « no representation without taxation ». Le sentiment de notre appartenance ne naît pas au seul motif qu’on a prescrit une série d’obligations fiscales : bien au contraire, on ne peut aggraver la charge fiscale qu’avec des mains tremblantes, tant le devoir auquel l’impôt est associé ratifie un fragile sentiment préalable, celui du devoir à l’égard d’une chose commune que l’on possède indivis. Voir l’État comme producteur de « cohésion affective interne » (A. Escudier) est à mon sens dangereux ; c’est la cohésion affective de l’unité nationale qui est première, et c’est elle qui justifie l’État et son cortège d’obligations[1].

 

La seconde abstraction consiste à ravaler la démocratie au rang de simple mécanique de régulation des individus, qu’elle se refuse à rassembler autrement que par l’impôt et la norme.

Pour les auteurs qui ont participé à ce premier numéro, la démocratie à laquelle renvoie la nation est, on l’a déjà dit, ce « gouvernement élu dont la principale mission est de garantir à chaque individu l’exercice de son égale liberté » (D. Djaïz). L’État doit ainsi « produire politiquement et sociologiquement – par la loi, le droit, et ce régime matériel de moyens qu’on appelle des politiques publiques – une société d’individus qui soient désormais soucieux de s’imaginer comme origine d’eux-mêmes, en leurs désirs et facultés individuels autant que collectifs » (A. Escudier), ce qu’on peut résumer par cet affreux néologisme d’un Etat au service de « l’encapacitation » de chacun. La constitution des « nations individuées » par « l’Etat-opérateur », l’Etat-agent, n’est alors qu’une étape vers la « production sociologique des individus par le haut ».

Mais je crois que cette définition, qui fait courir sur l’échine le frisson d’un Etat chargé de remodeler les sociétés que n’aurait pas renié Staline, est précisément ce qui mène la démocratie à sa ruine.

D’abord parce que dans sa vision extrême elle reproduit la logique totalitaire en s’attachant à détruire les liens concrets qui unissent les hommes, systématiquement soupçonnés de les asservir, afin de les reproduire, en plus beau et en plus juste, par le biais de l’État ; ce faisant, elle éteint toute possibilité de vie politique en confiant un rôle démiurgique à la puissance publique dans une société éclatée que d’illustres auteurs ont longuement décrit à propos de l’Allemagne hitlérienne ou de la Russie soviétique (Hannah Arendt, Alexandre Soljenitsyne).

Ensuite parce que dans sa vision plus acceptable et plus diluée, qui ne se propose pas de (re)construire les individus mais se borne à en organiser l’égale liberté, elle ne renvoie alors la vie politique à rien d’autre que la régulation des aspirations privées. Le débat public n’est plus une œuvre commune, mais une règle de gestion pacifique des désaccords ; cette règle consiste à permettre à chacun de faire ce qu’il veut, tant qu’il ne nuit pas à autrui. C’est l’éclatement de l’espace proprement commun, morcelé en autant de frontières privées qui se le partagent. Portée par des processus – élections libres, tribunaux impartiaux, mécanismes de marché corrigés par la redistribution sociale – cette règle de répartition des biens communs doit progressivement s’étendre sur le monde entier. La recherche partagée d’un accord sur la « bonne » vie commune, qui en suppose une, est remplacée par la théorie de la justice Rawlsienne, c’est-à-dire par l’accord sur les modes de résolution de nos antagonismes, dont on présuppose – c’est là encore une lecture postmarxiste – qu’ils sont irrémédiables.

Or ce « commun » minimaliste, où nous n’avons finalement en partage que nos conflits les uns avec les autres, régulés par un Etat fiscal et normatif, nous dessèche. Il alimente le ressentiment que provoque la comparaison sans fin de personnes qui n’ont plus rien qui les rassemble, si ce n’est l’irritation que leur cause la réussite de leur voisin et la frustration de voir, toujours, se dresser devant leurs désirs et caprices les limites que leur opposent leurs semblables. Avec son cortège de concurrence victimaire, il enfle l’État d’une bureaucratie cherchant à compenser chaque revendication, tout en interdisant de poser la question du sens donné aux inégalités que la vie en société suppose, et aux mérites de l’utilité commune qui les justifie, en abdiquant à relier les hommes autrement que par la logique de leurs droits. Il institutionnalise, cristallise et radicalise l’opposition des groupes sociaux et communautaires en ne cherchant plus à les rassembler en vue d’horizons communs. Il sape la confiance des marchés et favorise la spéculation, en décorrélant l’économie des liens réels tissés entre les hommes partageant une même conception de la justice et du bien. Il produit l’individualisme, en plaçant la collectivité comme prestataire de service de ses membres, plutôt que de proposer à ces derniers de s’élever en la servant. Aristote l’écrivait : la démocratie ne se borne pas à édicter des règles en vue de nous éviter de nous causer des torts mutuels, mais suppose le souci de l’autre, qui doit nous porter à agir en faveur du bien de tous.

Ce n’est donc pas la montée des inégalités qui explique les soubresauts populistes qui affectent les démocraties occidentales – pas plus qu’elle n’explique, comme le prétend pourtant Pauline Gali, les émeutes de 2005. Les pays les moins inégalitaires comme la France n’en sont pas exempts, pas plus que ceux qui ont réussi dans la mondialisation (Allemagne, Pays-Bas). Plus que l’insuffisante correction des inégalités par l’État, éternel réflexe fiscalo-budgétaire de la facilité, c’est la dynamique première de l’individualisme qui est responsable de nos fragilités. La redistribution fiscale n’est que l’accessoire qui accompagne la logique principale du marché. Le but de la vie politique ne saurait donc se résumer à cet algorithme technocratique permettant de prendre le plus possible aux riches sans les dégoûter de continuer à produire pour le redistribuer aux plus modestes. Il est de donner à chacun sa place dans une histoire commune, qu’il faut bien admettre de définir pour pouvoir la partager. A défaut, la réduction de la nation à la régulation des individus par le truchement des processus de la société démocratique provoque une quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance, qui ne se matérialise pas parmi les plus pauvres, mais parmi ceux qui n’ont plus de rattachement aux ensembles qui leur préexistaient et leur donnaient le sentiment d’être utiles à plus grand qu’eux-mêmes. Et cette quête d’absolu, produite par le désespoir, est capable de tout.

Face à des idéologies de substitution comme le salafisme, plus mobilisatrices que ne le seront jamais les institutions de l’État providence, ce modèle technocratique, saint-simonien, d’une société éclatée et réunie par les liens de l’impôt, des élections et de la consommation de masse nous affaiblit. Il est compliqué de défendre en commun l’assouvissement des individus, surtout quand tout autre modèle – celui qui lutte contre le séparatisme islamiste par exemple – semble devoir être taxé de « nationalisme interne » (T. Branthôme). Comme le pose très justement Nathan Cazeneuve dans son excellent article, « qu’est-ce qui unit des individus qui ont pour seul point commun de recevoir une rente » de l’État ? Benjamin Constant le disait déjà : « Les institutions sont de vaines formes, lorsque nul ne veut se sacrifier pour elles. Quand c’est l’égoïsme qui renverse la tyrannie, il ne sait que se partager les dépouilles du tyran ».

 

La nation n’est pas le simple cadre d’exercice de la démocratie ; pas plus que cette dernière ne saurait se réduire à la seule somme de procédures visant à garantir l’égale liberté des individus.

La démocratie est ce type de régime dans lequel le citoyen est réputé responsable : responsable de son propre bien et de celui de la collectivité dans laquelle il se reconnaît et à laquelle il apporte son œuvre. L’essentiel est là : la démocratie permet à tout homme de servir la collectivité concrète et délimitée dans laquelle, animal politique, il s’épanouit. La déliaison des individus, le désencastrement des marchés, l’éclatement des socles culturels communs, l’ensauvagement du monde, les idéologies totalitaires, les frustrations démagogiques, dites « populistes », tous ces symptômes qui affligent la démocratie me semblent au fond provenir d’une source majeure : la disparition des sentiments d’appartenance, familiaux, sociaux, économiques, et politiques, dans lesquels l’individu puise ses racines et sa raison d’être.

Dans le registre politique, ce sentiment d’appartenance fonde, en France, la nation. Il s’ancre dans l’amour partagé d’une culture singulière, vivante, à nulle autre pareille, non soluble dans le melting pot mondial, produite par une histoire située, et capable de se projeter dans l’avenir par la volonté des hommes qui s’y reconnaissent et souhaitent la continuer. Ce faisant, la nation possède un poids, une réalité historique qui soude ses habitants et tisse parmi eux la confiance nécessaire à l’existence d’un destin commun sans lequel il n’existe ni fraternité, et par conséquent ni démocratie. Elle seule permet d’ouvrir, à l’horizon des conflits d’individus ou de classes, une voie pour s’extraire, par le haut, de la lutte quotidienne et de la frustration que cause nécessairement la vie en société. Elle seule est capable de nourrir l’amitié civique, par le partage d’une culture concrète, que l’on reçoit, que l’on enrichit et que l’on transmet.

Une haute culture d’abord, avec sa langue, sa littérature, son histoire, ses institutions, ses conceptions anthropologiques – ces valeurs que Valéry place à la confluence du droit romain, de l’intelligence grecque, de la foi judéo-chrétienne et de la raison des Lumières, qui n’ont rien de relativistes : je pense à la discutabilité de toutes les opinions, à la participation des femmes à la vie publique, à la méritocratie et à la justice distributive, au goût pour le débat d’idées plutôt que le choc des identités. Mais aussi une culture plus prosaïque, incarnée dans le quotidien modeste des Français de toute condition : des paysages, un mode de vie, des mœurs, des références et un imaginaire communs, une sensibilité au pacte de discrétion des religions ou à la question de l’argent, une façon d’être au monde, une somme de rituels et de coutumes parfois aussi triviales que le Tour de France où le journal de 20h.

Voici le substrat culturel de ce pays, ratifié et enrichi au fil des siècles par l’amour que lui ont porté les hommes qui se sont succédés sur cette terre au long du dernier millénaire. Ce pays ne continuera à vivre que parce que chaque nouveau Français, qu’il soit enfant à l’école ou étranger venu d’ailleurs, souhaitera le faire persévérer dans son être. C’est le conatus de Spinoza. Ce conatus est le terreau de la démocratie en France, son fondement et sa finalité. C’est en admettant, avec Ernest Renan, que la nation est ce trésor charnel, reçu et non construit de toute pièce, habité par une âme, par une culture, par une façon particulière d’être au monde, trésor que la démocratie doit s’attacher à faire fructifier et prospérer plutôt que dépasser au nom de l’individu et de ses droits et libertés, que la vie politique à laquelle nous aspirons tous retrouvera son sens.

[1]    En disant cela, je me place, comme les auteurs de la revue, dans l’ordre de la discussion – politique – sur la finalité de la nation et de l’État ; pas dans l’ordre de la discussion – historique – sur les tenants et aboutissants de leur naissance. Il est certain que la part de volonté dans l’existence de la nation française est importante ; mais elle ne saurait être mythifiée. Je récuse la caricature qui veut que la France se soit créée par décret, par la seule volonté d’un roi étendant son domaine. L’histoire est plus complexe : les guerres, les mariages, les intégrations plus ou moins consenties, les traités, les mélanges de population et de mœurs, font de la France le fruit d’une lente maturation d’un fonds commun structuré par l’État, la religion, la langue et le droit, qui a accompagné, parfois suscité, parfois ratifié, le mélange des us et coutumes qui en ont fait un véritable bien commun capable de susciter un attachement, même dans les populations conquises violemment (Bretagne, Gascogne, Midi toulousain).

 

 

La nation, expression des interdépendances sociales

Nathan Cazeneuve 

 

M. Schira a eu l’amabilité de nous faire parvenir, à la suite de la publication du premier numéro de la revue Germinal consacré au « retour des nations », un ensemble de remarques critiques fondées sur une lecture attentive de ce travail. On ne peut que se réjouir du fait que les travaux de la revue permettent d’engager une discussion sérieuse sur la question importante de la compréhension politique de la nation. Pour cette raison je tiens à le remercier d’engager ce débat, d’autant plus important qu’il amène notre contradicteur à défendre une compréhension de la nation et à en déduire une conception de l’action politique dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est dangereuse, fausse et inopérante.

Pour le dire en deux mots, M. Schira nous reproche de défendre une conception abstraite de la nation, construite sur la seule articulation de l’individu et de l’État, qui en nierait la réalité substantielle fondée selon lui sur la vigueur du sentiment d’appartenance nationale. Cette offensive est bienvenue : elle nous permet de préciser la compréhension sociologique de la nation qui nous semble rendre compte le mieux de sa réalité et de soulever l’impasse de l’émotivisme conservateur et identitaire dont se revendique notre contradicteur et qui irrigue plus ou moins implicitement le discours d’un nombre croissant de polémistes de grande audience.

Avant de répondre à ses principales critiques et d’envisager sa position, rappelons que ce que les contributeurs de la revue ont voulu analyser, en consacrant ce premier numéro à la question des nations, est un fait simple mais pourtant souvent négligé. Si l’activité économique est aujourd’hui tributaire de l’organisation mondiale du capitalisme qui préside tant à l’extraction des ressources et à la production qu’à l’échange des biens, et que ces dynamiques ont des effets très clairs sur la vie des nations (destruction de l’environnement, exploitation des travailleurs dans les « usines du monde », désindustrialisation et chômage en Europe), les nations demeurent le lieu de notre socialisation. L’École, la sécurité sociale, les réseaux de communication, la presse, toutes ces institutions qui font que nous vivons ensemble et qui organisent la solidarité matérielle et morale qui fondent notre existence sociale et quotidienne sont aujourd’hui d’ordre national.

Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord qu’à affaiblir ces institutions, qu’il s’agisse de l’École ou des services publics, et à ne pas répondre aux dynamiques de fracturation socio-spatiales que nous connaissons (pensons au Gilets jaunes, à la situation des banlieues ou des territoires ruraux peu reliés au reste du territoire), ce sont les conditions de notre vie collective et individuelle que nous dégradons car les conditions concrètes de notre vie quotidienne dépendent directement de ces institutions collectives. Cela signifie, ensuite, que nous ne pourrons réguler la mondialisation sans les nations pour au moins trois raisons : 1) les processus de socialisation demeurent nationaux ; 2) cela implique que les équilibres sociaux sont construits au sein des nations, qu’ils diffèrent entre elles et que des mécanismes de régulation supra-nationaux ne peuvent se construire qu’en prenant en compte ces spécificités nationales ; 3) les principaux moyens institutionnels d’action demeurent nationaux.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’interdépendances plus larges que celles du cadre de la nation, mais simplement que les interdépendances nationales prennent plus souvent la forme de la solidarité que les interdépendances globales qui souffrent d’un déficit de régulation. On ne peut non plus en déduire qu’il n’y aurait pas de devoirs moraux, en premier lieu d’assistance, envers ceux qui n’appartiennent pas à la même nation que la nôtre. Au fond, la pandémie a été un révélateur de ces deux réalités : interdépendance des communautés humaines par la diffusion du virus et la mise au jour de l’éclatement des chaînes de production sans pour autant que cette interdépendance soit organisée sur des principes de solidarité mais aussi manifestations de la nécessité du devoir d’assistance vis-à-vis des peuples qui ne peuvent faire face à la pandémie.

Même si M. Schira semble le regretter, il est à espérer que des solidarités européennes et globales se matérialisent à mesure que les interdépendances entre les nations s’accroissent. À l’heure actuelle, l’Union européenne ne semble pas s’engager sur cette voie et feint de ne pas voir les dynamiques impérialistes qui s’affirment pourtant de manière claire.

Venons-en aux critiques. Dans son propos, M. Schira reproche aux contributeurs de la revue d’envisager la nation comme « un concept abstrait, ravalé au rang d’enveloppe formelle qui ne dit rien de son contenu ». Je ne peux que partager le souci de ne pas se payer de mots et d’envisager concrètement, dans leur réalité sociologique, ce que sont la nation, l’État, les communautés qui existent au sein de la nation et les individus, qu’une perspective trop empreinte de culture juridique ou de philosophie politique moderne serait amenée à négliger. Selon M. Schira, cette conception sociologique de la nation (qu’il ne reconnaît pas comme telle), demeurerait formelle et nous amènerait à rabattre indistinctement la réalité concrète de la nation sur les concepts abstraits « de société de collectivité ou d’État ». Répétons-le, la nation n’est pas la simple réunion des citoyens libres et égaux : la définition d’une citoyenneté égalitaire est une des institutions qui forme l’appartenance nationale mais elle ne s’y réduit pas et n’aurait d’ailleurs pas de sens si nous faisions abstraction de la réalité concrète des rapports sociaux et des institutions qui forment la nation.

Si nous devions identifier quelques-unes de ces institutions qui structurent aujourd’hui les processus de socialisation et forment la nation française nous pourrions évidemment parler de l’École républicaine (dont l’ambition n’est pas de former des individus dans le respect de traditions abstraites mais de former des citoyens conscients de ce qui les unit concrètement aux autres membres de la nation), l’intégration territoriale, les relations de travail auxquelles restent attachés nombre de mécanismes nationaux de protection sociale. En ce sens, il faut reconnaître que ce qu’on appelle nation n’est rien d’autre qu’une forme de société politique.

Si nous voulons saisir ce qu’il y a de plus concret dans l’expression de la nation, il n’y a qu’à considérer la place de l’École républicaine, tant dans la vie des individus que de la société. L’École de la République, c’est avant tout des écoles réelles, de la pierre, un repère au sein de la commune, aussi bien que l’église paroissiale a pu l’être et le demeure, au moins par sa singularité architecturale et comme signe du passé. Si l’école communale est structurante pour la nation ce n’est pas en tant qu’idée mais parce qu’elle est fréquentée et pratiquée, tous les jours et par chaque génération, par les enfants qui y font l’apprentissage d’être français, ce qui suppose d’apprendre, au-delà d’une langue commune, les interdépendances qui les lient et de former un esprit aiguisé capable de les comprendre et de les interroger de manière critique. Faut-il rappeler à notre contradicteur pourtant serviteur de l’État, que pour que tous ces bâtiments aient été élevés, que les professeurs aient été formés dans les Écoles normales et rémunérés, pour que le fait d’aller à l’école se soit institué malgré la coutume de faire travailler les enfants, il a bien fallu des politiques publiques institutionnalisées et des impôts pour les financer ? La nation telle que nous la décrivons, ce n’est pas une théorie mais des pratiques. Quand les parents souffrent de ce qu’une école ferme, ce n’est pas du reflux de l’idée de nation ou de l’idée d’égalité qu’ils se plaignent directement, mais du déclin d’institutions concrètes qui structuraient leur vie quotidienne, et c’est à partir de ces pratiques quotidiennes par lesquelles les individus participent à la vie sociale que la réalité de la nation est éprouvée, non dans le registre de la simple identité mais par un attachement qui manifeste le plus souvent un souci de justice.

M. Schira oppose à cette conception sociale et républicaine de la nation, l’idée d’un « génie français », spécificité culturelle que l’École devrait transmettre et qui fondrait notre appartenance à la nation sur le mode de l’opposition à un ensemble d’autres cultures. Il nous semble, à considérer la réalité vécue de la nation, que la spécificité de la France, en tant que nation, repose plutôt dans l’organisation de ses rapports sociaux et politiques qu’il serait bien illusoire de rapporter à une histoire glorieuse (souvent rêvée), à des traditions qui ne structurent pas la vie des gens et relèvent souvent de la reconstitution folklorique, à l’attachement sincère à des paysages et des terroirs ou à des œuvres d’art qui si importants soient-ils dans l’amour que nous éprouvons pour notre pays, ne font pas pour autant naître des routes, des écoles, des hôpitaux, des droits sociaux et politiques sans lesquels, en effet, la société n’est qu’un concept abstrait. On comprend donc pourquoi la nation comme forme de société ne se confond pas avec la notion de communauté qui ne met en jeu que des processus de socialisation et de solidarité limités. La nation n’est pas non plus synonyme d’État même s’il n’en demeure pas moins une institution déterminante en tant qu’il prend en charge nombre de mécanismes de solidarités et de processus de socialisation qui constituent la vie de la nation.

Il est donc faux de penser que cette conception de la nation se réduit à l’idée de son institution démocratique, de sorte qu’une communauté de citoyens existerait, on ne sait où, avant l’institution de la nation qui, comme la création continuée, ne devrait son existence qu’à un « plébiscite de tous les jours ». Il n’y a pas de cercle logique : certes la démocratie a bien été historiquement instituée et s’est accompagnée de la formation d’une conception républicaine de la nation qui en a profondément modifié le sens et la structure, mais elle l’a été à partir d’une situation sociale et politique concrète. Il ne faut pas voir ici l’illusion rétrospective que M. Schira pense déceler. Bien sûr il n’y avait pas de nécessité à l’instauration de la République, comme le montre parfaitement son histoire mouvementée, souvent tributaire des soulèvements parisiens, ni dans la constitution des systèmes de protection sociale contemporains, comme en témoigne la diversité de leurs formes au niveau européen. Cependant, il faut bien distinguer l’analyse historique qui en ayant conscience des contingences, dégage des causes explicatives (sinon à quoi bon faire de l’histoire ?), de l’analyse sociologique des structures de socialisation. Celles-ci ne sont pas compréhensibles finement sans l’analyse historique, mais proposer une analyse de la structure des formes de socialisation (organisation du travail, école, systèmes sociaux, évolution du statut de la famille) ne revient pas à céder à une illusion rétrospective de type téléologique, sans quoi toute explication historique ou sociologique justifiée serait téléologique (c’est-à-dire, au fond, théologique) et c’est là ne pas prendre au sérieux ce que sont les sciences sociales.

Si la nation n’est pas un concept formel qui rendrait simplement compte de la communauté des citoyens, il est cependant vrai de souligner que la nation démocratique s’attache à une conception laïcisée de la société où prime l’idée que les rapports de solidarité et d’obligation doivent reposer sur la compréhension de la réalité des interdépendances qui unissent les femmes et les hommes dans une société, et ce à partir d’une conception égalitaire des individus. C’est seulement à partir de cette réalité sociologique et historique que nous pouvons comprendre, en un sens un peu différent il est vrai, l’expression de Renan : il ne s’agit pas de dire que la nation n’est que le fruit de la volonté d’individus libres, mais qu’une nation est démocratique lorsqu’elle est fondée sur l’activité réflexive de ses membres qui à partir de leurs pratiques peuvent développer un rapport critique aux institutions dont le fonctionnement n’est plus adéquat avec la réalité sociale. Il est donc vrai que dans cette situation, le rôle de l’État est essentiellement un rôle de régulation des rapports sociaux à partir des revendications et des conflits qui prennent forme dans l’espace public, et ont d’autant plus de portée qu’elles ne concernent pas qu’un individu, une communauté ou un groupe, mais mettent en jeu les rapports sociaux qui forment la nation comme un tout. M. Schira regrette cette importance accordée au débat public et le rôle régulateur de l’État. Nous pourrons nous accorder avec lui pour dire que si l’espace public n’est conçu que comme le lieu de l’expression d’opinions individuelles à partir desquelles se formeraient la nation, il est difficile de comprendre comment celui-ci peut remplir la fonction instituante que certains théoriciens entendent lui attribuer. Mais il s’agit là de querelles abstraites. La réalité est sensiblement différente : le débat public se forme à partir de la vie de la nation et permet la formulation critique de propositions quant à sa structure et à son fonctionnement régulier qui, du fait des interdépendances croissantes des nations entre elles, des évolutions techniques et de l’évolution des écosystèmes, est pris dans un incessant mouvement.

M. Schira croit voir dans ce travail réflexif des individus et des groupes sur la société, à partir de laquelle prend sens l’activité régulatrice de l’État et la formation de l’espace public, une « définition qui fait courir sur l’échine le frisson d’un État chargé de remodeler les sociétés que n’aurait pas renié Staline ». Les effets de manche ne coûtent pas cher à leurs rédacteurs mais de toute évidence beaucoup à la rigueur du raisonnement et se paient au prix de l’inconséquence. Voilà la liberté de la presse et les libertés politiques transformées en instrument d’un totalitarisme si sournois qu’on peine, il faut bien l’admettre, à en voir la face…

On ne manquera pas de relever notre étonnement lorsque notre contradicteur voit « la vision plus acceptable et plus diluée » de cette « logique totalitaire (qui) s’attache à détruire les liens qui unissent les hommes, systématiquement soupçonnés de les asservir » s’incarner dans la théorie de la justice de John Rawls. Nous ne nous attarderons pas sur cette proposition que son outrance disqualifie sans plus de commentaire : à voir dans l’œuvre rigoureuse (bien que philosophiquement contestable) d’une des plus grandes et des plus honnêtes figures du libéralisme politique un avatar du totalitarisme, M. Schira propose ici une défense du conservatisme qui paradoxalement n’a rien à envier aux figures rhétoriques les plus en pointes des théories post-modernes…

On aura cependant bien compris, à la lecture des lignes qui précèdent, que la conception sociologique de la nation – ici brossée à grands traits sans la rigueur nécessaire à son analyse scientifique –, ne peut être assimilée à une reprise du contractualisme de la philosophie politique moderne, y compris ressaisi à partir du problème de la justice sociale comme cela est le cas chez Rawls. La raison en est simple : alors que le contractualisme part d’une idée abstraite et normative de l’individu pour définir des principes de juste obligation (déduits logiquement d’une procédure de choix rationnels entre des individus séparés qui entendent maximiser leurs ressources et leur liberté), l’analyse sociologique part des interdépendances concrètes qui forment toute société, y compris lorsqu’elle prend une forme nationale. Cette perspective ne nie pas la liberté individuelle mais la considère comme une réalité sociologique concrète qui s’exprime au travers des institutions sociales à partir de la réalité de la division du travail social, et d’institutions politiques par la garantie des libertés politiques (droit de vote, d’association, liberté de la presse, etc.)

Quelle est donc la conception « substantielle » de la nation à laquelle M. Schira, « amoureux de la France », souscrit et qu’il estime cette fois « à la hauteur de la situation que nous vivons » ? Le versant positif du propos est moins développé que sa pars destruens mais nous en trouvons plusieurs indices à défaut d’une définition claire. Lorsqu’est évoquée « l’évidemment (du) contenu » de la nation par une approche abstraite, cette opération est définie comme « la neutralisation de sa charge culturelle et affective ». La définition la plus développée que M. Schira donne de la nation est celle d’un « fonds commun structuré par l’État, la religion, la langue et le droit, qui a accompagné, parfois suscité, parfois ratifié, le mélange des us et coutumes qui en ont fait un véritable bien commun capable de susciter un attachement, même dans les populations conquises violemment ». La nation est alors définie non plus à partir des institutions sociales qui lui donnent forme mais selon le sentiment d’appartenance culturelle supposé partagé et éprouvé par les membres qui la composent. L’existence de la nation serait donc portée par « l’amour partagé d’une culture singulière, vivante, à nulle autre pareille, non soluble dans le melting pot mondial, produite par une histoire située ». C’est donc l’appartenance à une culture et une histoire qui définirait à la fois l’appartenance à une nation et la définition de sa réalité « substantielle ». M. Schira, qui semble aussi viscéralement attaché à l’histoire qu’il est hostile au « melting potmondial », ferait d’ailleurs bien de se souvenir que si nous sommes aujourd’hui des sociétés aux cultures plurielles, c’est aussi parce que nous avons été des puissances coloniales, et qu’aussi attaché à la nation soit-on, la Grande guerre, à laquelle il pense avec émotion, peut difficilement être considérée comme un haut fait de notre civilisation (ce qui n’enlève rien au courage de ceux qui y ont combattu).

Rappelons aussi, que le sentiment d’appartenance culturelle et affective, aussi fort qu’il soit, a rarement été un guide heureux dans la conduite de la nation. L’attachement affectif de Pétain et des collaborateurs à la France dont la « terre ne ment pas » ne manquait certainement pas de vigueur, mais cette passion finalement toute subjective, leur a permis de justifier la trahison la plus sinistre de la nation qui fût dans l’histoire de France. Au contraire, les réseaux de résistance ont commencé dès 1944 à réinvestir les institutions étatiques objectives, en premier lieu les préfectures, ce qui a permis à la France de maintenir une relative indépendance face à la présence américaine, et à définir de formes nouvelles de socialisation et de solidarité nationales par la conception et l’instauration de la sécurité sociale.

Au fond, M. Shira se veut un romantique anti-moderne mais se révèle finalement bien plus moderne qu’il ne le croit puisqu’il fonde l’appartenance nationale sur un simple sentiment subjectif (qu’il suppose partagé par ses semblables), au détriment de l’objectivité de ce qu’est une nation. Par excès de sentimentalisme, M. Schira cède à l’abstraction qu’il entend combattre. Il néglige donc les processus concrets de socialisation qui forment la nation mais aussi, de manière plus étonnante, l’importance de l’État qui en est certainement, d’un point de vue historique, la première institution objective. Il est maintenant établi que le processus d’unification nationale est étroitement lié au développement de l’administration fiscale pour financer une armée de métier et les efforts de guerre, depuis Charles VII, à partir des États généraux d’Orléans de 1439 qui ont institué la taille et mis en place une armée nationale. Ce n’est donc pas le sentiment d’identité nationale qui a formé la nation, y compris dans les moments les plus critiques où se posait la question de son indépendance. Jusqu’à l’époque de Louis XVI compris, on était loin de ne parler que français dans les armées du roi qui comptaient dans leurs rangs nombre de mercenaires étrangers. L’indépendance et l’unité de la nation ne sont donc pas nées de la cohésion affective mais de pratiques institutionnelles objectives et des formes de socialisation qui y sont liées.

Bien sûr, nous sommes attachés à notre histoire (il n’y a d’ailleurs pas de plus bel attachement à l’histoire que d’essayer de la comprendre plutôt que de la fantasmer), à nos territoires, à notre cuisine, aux œuvres d’artistes géniaux mais tout cela ne suffit pas à faire une société. Il y a certainement là des sentiments partagés, un attachement fort et sincèrement vécu mais ce n’est pas d’eux que naissent les interdépendances et les solidarités qui forment une nation et suscitent des sentiments d’appartenance et d’obligation à l’égard de la société.

Si c’était de la cohésion affective que naissait la nation, celle-ci serait d’une fragilité désarmante. Elle menacerait de disparaître à chaque affaiblissement de la cohésion affective, quand des groupes se trouvent en désaccord (on comprend donc toute l’hostilité de M. Schira quant à la place accordée à l’espace public dans une démocratie libérale), mais aussi dans toutes les situations où cette cohésion ne s’éprouve pas actuellement, c’est-à-dire la plupart du temps où nous vivons (on comprend donc l’attachement de M. Schira aux expressions bellicistes de la nation car sauf à être au front tous les jours, il est difficile de s’imaginer comment cette cohésion affective pourrait en permanence se maintenir).

Heureusement, une société n’est pas une communauté fondée sur la cohésion affective mais sur la coopération, sur l’interdépendance. La distinction est décisive puisqu’elle signifie que c’est des relations concrètes d’interdépendance qu’il nous faut partir pour définir des principes de solidarité et non pas du sentiment d’appartenance culturelle irréductible et excluant qui ne peut produire que de l’affrontement et ne fournit à aucun moment un critère pertinent d’obligation et de solidarité. À considérer que la nation n’est pas fondée sur des interdépendances concrètes et des structures d’obligation, qui déterminent les droits et les devoirs des citoyens, mais que ces institutions procèdent d’un sentiment d’appartenance supposé préexistant, notre contradicteur cède à la théorie (non moins abstraite que le contractualisme) de Carl Schmitt qui fait reposer l’existence politique sur la « désignation de l’ennemi ». Non seulement cette perspective est fausse mais elle n’a jamais servi qu’à alimenter des idéologies meurtrières.

On comprendra mieux alors l’ironie latente de M. Schira qui fustige une compréhension de la nation qui selon lui ferait « tout pour que cette nation ne soit surtout pas méchante » et évoque avec le plaisir à peine dissimulé de celui qui n’a pas froid aux yeux, la « bête immonde ». À suivre M. Schira qui déplore « la grande finalité consensuelle donnée à la nation » et le souci de « ne surtout pas en exclure qui que ce soit », il ne resterait qu’à « chevaucher le tigre ». On laissera à M. Schira, qui s’affirme pourtant soucieux du bien commun, le loisir de réfléchir aux raisons profondes pour lesquelles la nation qu’il s’imagine devrait produire de la division permanente, lui qui regrette pourtant la permanence du conflit social.

M. Schira, « amoureux de la France », semble finalement souffrir d’un attachement tout paradoxal à la nation, comme en témoigne son affirmation selon laquelle « face à des idéologies de substitution comme le salafisme, plus mobilisatrices que ne le seront jamais les institutions de l’État providence, ce modèle technocratique, saint-simonien, d’une société éclatée et réunie par les liens de l’impôt, des élections et de la consommation de masse nous affaiblit ». Nous pensons précisément, à l’inverse, que la République sociale fait notre force. La défense de la justice vaut mieux que l’affrontement identitaire dans lequel M. Schira souhaiterait nous précipiter. Voilà, si cela était nécessaire, un témoignage du fait que la nation ne peut être abandonnée, au risque de se perdre, aux idéologues conservateurs et identitaires.

 

Paul-François Schira est haut-fonctionnaire, ancien élève de l’ENA. Il a publié La demeure des hommes (Tallandier, 2019). 

Nathan Cazeneuve est doctorant en philosophie politique à l’EHESS, normalien et agrégé de philosophie. 

 

Illustration : Le culte des « provinces perdues » transmis par l’instituteur à des élèves en uniforme d’un bataillon scolaire. Peinture d’Albert Bettanier, la tâche noire, 1887.

Partagez l'article