[Bulletin #1] Le coronavirus : une crise de régulation ?

Ce texte est issu d’un bulletin mensuel de la revue Germinal. Retrouvez chaque mois notre bulletin d’actualité consacré à un débat contradictoire autour de questions politiques et théoriques actuelles ! 

Bulletin #1, novembre 2021 : “De l’urgence sanitaire à l’urgence écologique : que peut-on attendre de la crise du coronavirus ? » Avec des contributions de Charles Murciano, haut fonctionnaire, Marcel Gauchet, historien et philosophe, Francesco Callegaro, philosophe. 

À suivre en décembre : “Existe-t-il une identité européenne? », Vincent Descombes discutera un texte de Guillaume Durieux.

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« Seule une régulation par la société elle‑même nous permettra une cohabitation apaisée avec le virus. »

(Jean Castex, entretien au journal Le Monde, 14 novembre 2020)

 

L’évènement pandémique semble troubler la « crise sans fin »[1] imprégnant notre époque, état de crise permanente dont le virus ne constitue pas une simple excroissance. Tout se passe comme si la crise du Covid était la crise surgissant parmi les crises, celle capable de nous anéantir collectivement. Mais si le coronavirus est une crise sanitaire mondiale, en quel sens constitue‑t‑il précisément une crise politique dotée d’un tel potentiel de destruction ? Nous soutenons, dans le présent texte, qu’un détour par la notion de régulation pourrait aider à caractériser la crise du Covid ainsi comprise. Encore faut‑il, pour ce faire, parvenir à qualifier la crise de régulation dont le coronavirus est le nom.

 

Mondialisation dérégulée ou crise de régulation du capitalisme ?

La Grande Peste du XIVe siècle a parcouru la distance séparant la route de la Soie et l’Europe en une quinzaine d’années tandis que quatre mois ont suffi au Covid‑19 pour contaminer près de 900 000 personnes dans le monde[2]. L’accélération croissante des flux humains, sociaux et économiques à la faveur de la mondialisation, si elle n’est pas une cause de la crise du coronavirus, a été manifestement propice à sa diffusion, avec d’autant plus d’intensité que les liens de fait tissés à l’échelle planétaire étaient privés de la contrepartie juridique nécessaire à la maîtrise des risques associés à un tel degré d’interdépendance[3].

Faut‑il donc analyser la crise du coronavirus comme une crise de régulation de la mondialisation, entendue comme un défaut de réglementation de ses flux qu’il conviendrait désormais d’organiser ? Ce faisant, nous ne saisirions qu’un aspect du problème, celui de la vitesse de propagation du Covid. Car au fond la mondialisation dérégulée, qui se traduit par l’incomplétude des normes encadrant les processus de libération des échanges internationaux, précédait la crise actuelle et lui succèdera. Autrement dit, une telle approche de la régulation par le droit ne nous permet pas d’identifier le caractère spécifiquement dérégulateur de la crise du coronavirus.

Le capitalisme financiarisé, avant d’être transpercé par la crise des subprimes en 2008, se caractérisait par des institutions dont l’articulation et, partant, la hiérarchisation, était guidée par la préséance de l’évaluation financière de la production. Ce « mode de régulation » du régime socio‑économique des années 2000, au sens des théoriciens de l’école de la régulation, recouvrait alors l’ensemble des mécanismes économiques permettant à de telles institutions de coexister de manière stable et de se reproduire dans le temps[4]. En ébranlant l’hégémonie de la finance, la crise des subprimes initia donc une crise de régulation, entendue comme une crise du mode de régulation du capitalisme financiarisé. La capacité des institutions à assurer la pérennité de notre régime socio‑économique fut remise en cause par la multiplication des faillites, l’effondrement de la production, de l’emploi et du commerce international[5].

Pour caractériser la crise du Covid, l’analogie avec la crise des subprimes est tentante : l’étincelle est locale – un marché, physique cette fois‑ci, celui de Wuhan, dans un pays, la Chine – et la déflagration est mondiale. Mais aucune crise de régulation, définie comme une déstabilisation du régime socio‑économique, ne préside à l’éclosion de la crise du coronavirus. Bien au contraire, à la différence de la crise de 2008, c’est la décision politique du confinement qui a provoqué la syncope de l’économie. La crise de régulation du capitalisme contemporain, qui pourrait intervenir dans un futur proche, n’a que valeur d’hypothèse[6] et sa réalisation effective se fait attendre.

 

Le coronavirus : une crise de régulation sociale

Par régulation sociale, nous désignons l’équilibre, propre à chaque société, entre les aspirations individuelles et le cadre collectif dans lequel celles‑ci s’épanouissent. Dans le temps et l’espace, le centre de gravité d’un tel équilibre est mouvant et le philosophe Marcel Gauchet nous aide à en apprécier l’évolution dans les sociétés occidentales, au travers de son hypothèse des « trois âges de la personnalité »[7]. Sous l’empire de la « personnalité traditionnelle », l’être individuel serait constitué par la norme collective qu’il incorpore ; aucune tension n’existe entre la volonté de l’individu et la perpétuation de l’ensemble social. La « personnalité moderne » serait celle de l’individu classique des XVIIIe et XIXe siècles qui intériorise la norme collective, dont l’antériorité est reconnue en même temps que l’individu s’arroge une liberté de choix. Adopter le point de vue du collectif relève ainsi de la responsabilité de l’individu. La « personnalité contemporaine », enfin, ignorerait la précédence de la norme collective, qui cesse d’organiser son être, déconnecté du point de vue de l’ensemble. Le centre de gravité de la régulation sociale aurait ainsi glissé de la prégnance du cadre collectif vers l’expression des aspirations individuelles, à mesure que l’individualisme émergeait. S’affirmait ainsi « la propension des individus à se concevoir comme des totalités plus ou moins closes repliées sur leur propre régime de croyances et vouées à prioritairement faire valoir leurs vues »[8].

Nous en étions là avant‑crise, l’épanouissement des « personnalités contemporaines » fragilisant nos sociétés, traversées par une dynamique d’« archipellisation »[9]  mais encore solides malgré tout. En témoignait par exemple, dans un pays comme la France, la vivacité du tissu associatif (de 2011 à 2017, le rythme annuel moyen d’augmentation du nombre d’associations était de 2,4 %, largement nourri par le bénévolat[10]) ou encore le potentiel d’engagement des citoyens, imparfaitement reflété par l’abandon des urnes (près des trois quarts des « citoyens critiques », insatisfaits par le fonctionnement de la démocratie en France, ont déjà signé une pétition[11]). La projection des individus dans le cadre collectif demeurait tangible, donc, même si nos difficultés à faire société s’aggravaient.

Or, la crise du coronavirus heurte de plein fouet cette « personnalité contemporaine » et la régulation sociale qui l’accompagne. En vigueur depuis plus d’un an, les mesures de distanciation sociale et de restriction des libertés ne constituent plus un état du droit, mais un état de la société dans lequel les individus sont empêchés d’être eux‑mêmes. Le confinement et ses avatars nous ramènent et nous tiennent à la satisfaction de besoins primaires : manger, dormir, travailler (quand cela est encore possible). Seul le cloud – notes vocales et stories, séries Netflix, e‑shopping, etc. – donne du relief à nos vies nues, non sans conséquences psychologiques d’ailleurs[12].

La norme collective, en se réaffirmant brutalement au nom de l’urgence sanitaire, corsète par tous les moyens juridiques et sociaux l’individu contemporain, dont le propre est pourtant d’ignorer sa précédence. Chacun doit se plier, comme rarement auparavant et à rebours de l’organisation de la « personnalité contemporaine », à l’hypernomie dictée par la pandémie. En ce sens, la gestion de la crise du coronavirus a déclenché une crise de régulation sociale majeure : écrasés par la profusion de normes collectives, les individus n’ont plus les moyens de satisfaire effectivement leurs aspirations, ne serait‑ce que spatiales en se déplaçant (la mobilité des Français a chuté de 67 % et de 33 % lors du premier et du second confinement respectivement par rapport à son niveau pré‑pandémique[13]). Dès lors, quel peut être l’avenir de cette société des individus dérégulés par le coronavirus ?

D’aucuns interprèteront cette crise de régulation comme la dislocation définitive de notre corps social. Une telle perspective est catastrophiste mais elle mérite notre attention parce que des éléments de fait, tels que l’organisation de fêtes clandestines dans un commissariat[14], ou dans un hôpital[15], en corroborent l’éventualité. Ce qui se joue dans ces fêtes, ce n’est pas un défaut d’exemplarité de policiers ou de médecins, c’est d’abord l’incompatibilité radicale, à l’époque du coronavirus, entre les aspirations individuelles et le collectif. Ainsi, l’appareil d’État, dont l’une des fonctions essentielles est selon nous d’empêcher la dislocation du corps social[16], devient lui‑même un acteur de cette dynamique qu’il est censé parer.

Et ne nous y trompons pas : l’infinité des petites infractions dont chacun est l’auteur – après tout, le simple port du masque en‑dessous du nez constitue déjà un accommodement –, et qui s’accroissent à mesure que l’épidémie s’éternise (60 % des Français avaient transgressé au moins une fois le reconfinement entre le 30 octobre et 9 novembre 2020[17]), participent de cette même crise de régulation sociale.

Pour notre part, notre croyons que cette crise de régulation initiée par le coronavirus accouchera, au contraire, d’un corps social renforcé. À la faveur de la crise, nous pourrions en effet avoir réappris le sens des sacrifices individuels exigés par la norme collective. En d’autres termes, l’équilibre reflété par la régulation sociale d’après‑crise accorderait de nouveau, comme à l’époque des personnalités « classique » et « moderne » catégorisées par Marcel Gauchet, davantage de poids au cadre collectif dans lequel nos aspirations ont vocation à se fondre.

Nous ne rejouons pas ici la petite musique du « monde d’après », assourdissante lors du premier confinement et, rétrospectivement, fort décevante – aucune moralisation du capitalisme (pensons à l’éviction récente de président‑directeur général de Danone[18]), aucun grand soir écologique (28 des 146 propositions de la convention citoyenne pour le climat ont été écartées tandis que 78 n’ont été que partiellement reprises[19]), aucune remise en cause profonde des inégalités sociales (entre mars et juin 2020, la fortune des cinq principaux milliardaires américains s’est accrue de 26 %[20]) ne s’étant finalement produit.

En revanche, le retour brutal et soudain du collectif, commandé par l’urgence sanitaire depuis plusieurs mois maintenant, s’il est durablement incorporé dans nos inconscients individuels, constituerait une opportunité historique pour mener à bien les grandes transformations de notre temps, au premier rang desquelles figure la transition écologique. Cette dernière se nourrit de sacrifices individuels (30 % de nos émissions de gaz à effet de serre pourraient être économisées grâce à ceux‑ci[21]), même s’ils ne suffiront pas et que la sobriété devra irriguer l’ensemble des composantes de nos sociétés. Plus encore, la République écologique gagnerait à tirer parti de la crise de régulation que nous traversons pour s’établir, tant il est vrai que le lien social républicain partage, avec la transition écologique, une même exigence de dépassement de soi. Cette exigence, au fond, est de même nature que celle portée par les confinements, reconfinements et couvre-feux se succédant depuis plus d’un an. Nous pouvons donc espérer que la société des individus d’après-crise s’arrimera à cette propension nouvelle à l’engagement et au sacrifice individuel, décisive pour mener la lutte contre une urgence climatique dont le potentiel destructeur est infiniment supérieur à celui du coronavirus.

[1] Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, 2016.

[2] Éric Charmes et Max Rousseau, « La mondialisation du confinement », publié sur laviedesidees.fr, 12 mai 2020.

[3] David Djaïz, « Coronavirus : la mondialisation malade de ses crises », Le Grand Continent, 23 mars 2020.

[4] Robert Boyer, Économie politique des capitalismes, 2015.

[5] Robert Boyer, « Les crises financières comme conflit de temporalités », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2013/1 n° 117, pp. 69‑88.

[6] Voir par exemple : Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte, 2020 (notamment le chapitre 5).

[7] Marcel Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité », Le Débat, 1998/2 n° 99, pp. 164‑181.

[8] Éric Sadin, L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun, 2020, p. 41.

[9] Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, 2019.

[10] Viviane Tchernonog, « Les associations : état des lieux et évolutions, vers quel secteur associatif demain ? » Fondation Crédit Coopératif,  octobre 2018.

[11] Cevipof, « L’enquête électorale française : comprendre 2017 », note n° 45, vague 9, juillet 2017.

[12] Jean‑Pierre Couteron et Bruno Rocher, « Le Covid‑19 est trop propice à la sinistrose pour ne pas s’autoriser la part d’évasion permise par les mondes numériques », Le Monde, 13 mars 2021.

[13] Eugenio Valdano et al., « Mobility During the First Week of The Second Lockdown in France », Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), 12 novembre 2020.

[14] Fête clandestine au commissariat d’Aubervilliers : une enquête judiciaire ouverte (franceinter.fr)

[15] À Tarbes, une fête clandestine à l’hôpital en plein confinement | Le HuffPost (huffingtonpost.fr)

[16] Antoine Armand et Charles Murciano, « Nous avons choisi l’État », Le Débat, 2019/3 (n° 205).

[17] Ifop, « Les Français et le reconfinement : entre dépression et transgression », novembre 2020.

[18] Bertrand Valiorgue, « Danone, une illustration des fragilités du statut d’entreprise à mission », The Conversation, 8 mars 2021 (disponible en ligne).

[19] « Que sont devenues les propositions pour le climat, qu’Emmanuel Macron s’était engagé à reprendre ‘sans filtre’ ? », Le Monde, 10 février 2021.

[20] Ian Goldin et Robert Muggah, « COVID‑19 is Increasing Multiple Kinds of Inequality. Here’s What We Can Do About It », World Economic Forum, 9 octobre 2020.

[21] Gaël Giraud, « Financer la décarbonation », Esprit, 2020/3, pp. 71‑81.

 

Charles Murciano est haut fonctionnaire au ministère de l’Économie et des Finances, ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA.

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