La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ?

Éditorial, Germinal n°3, « La politique des classes populaires », novembre 2021, dir. Marion Fontaine et Cyril Lemieux. Abonnez vous ici ! 

Deux questions se présentent au seuil de ce numéro de Germinal. La première est celle de savoir pourquoi, dans le moment historique particulier qui est le nôtre, il nous a semblé urgent de nous interroger sur les rapports entre la politique, telle qu’elle s’élabore en particulier au sein des partis, et les classes populaires. A cette première interrogation, nous répondons que la gauche ne pourra se réinventer qu’à condition de ne plus contourner, comme elle en a pris l’habitude ces dernières décennies, le défi que représente l’intégration politique des classes populaires.

Car ce contournement, où se mêlent gêne, velléités et impuissance, s’est payé pour elle d’un terrible prix. Il n’est pas exagéré, même, de dire qu’il est la cause de ses déboires actuels : d’une part, il a conduit à arrimer les partis de gauche aux aspirations des seules classes moyennes, en les coupant culturellement des moins diplômés et des moins fortunés de nos concitoyens ; d’autre part, et peut-être surtout, il les a portés à croire qu’il leur était possible de faire l’économie d’une théorie de l’émancipation de la société. Ils ont oublié par-là que l’émancipation ne saurait s’envisager au plan de l’individu seul, sans quoi les droits attachés à ce dernier risquent de demeurer formels. Elle ne peut pas être pensée non plus au niveau d’une seule composante de la société (les classes populaires, par exemple), sans quoi c’est la différence et la solidarité objectives entre les différentes composantes qui restent inaperçues. Ainsi – et le geste fondateur des socialismes, au sens le plus général du terme[1], reste sur ce point de la plus haute actualité –, c’est seulement en considérant la société dans son ensemble et en faisant l’effort d’analyser ses interdépendances tant internes qu’externes, que l’émancipation peut prendre pour chacune et chacun d’entre nous un sens réel.

Or force est de l’admettre : cette vision globale et relationnelle n’est plus suffisamment celle de la gauche. Il en résulte que cette dernière, face aux classes populaires, se réfugie facilement dans l’indifférence – au nom d’une conception formelle des droits individuels – ou, quand tel n’est pas le cas, se complaît dans le misérabilisme et la victimisation – du fait d’une focalisation sur la seule condition de ces classes plutôt que d’une attention à la dynamique globale de la société. Nous défendons, dans ce numéro de Germinal, qu’une lecture d’ensemble de la société et de ses transformations est nécessaire à la gauche. Car seule elle peut lui permettre de repenser correctement le rapport qu’il lui faut instaurer avec les classes populaires. Seule, en effet, elle peut l’amener à reconnaître que ces classes ne sont pas à l’écart, à part ou en retard, mais qu’elles prennent pleinement part à l’évolution de la société – notamment, en termes d’individualisation des rapports sociaux. Seule, encore, elle peut l’inciter dans le même temps à discerner dans ces classes des pratiques et des idées à travers lesquelles s’élabore aujourd’hui, face au processus de cette individualisation, le type de morale solidariste appelé, demain, à inspirer la société toute entière.

Dès lors que ce constat est fait, une seconde question point : pourquoi, si l’on tient à repenser l’avenir de la gauche à partir de son lien avec les classes populaires, faudrait-il s’embarrasser d’une notion sociologique, celle de « classe », quand l’invocation d’un concept politique, celui de « peuple », pourrait sembler suffire ? C’est ici une seconde conviction que nous affirmons : celle que, bien davantage que la philosophie critique qui est devenue aujourd’hui à l’extrême-gauche la référence exclusive, les sciences sociales peuvent apporter les outils intellectuels indispensables pour repolitiser vraiment, et vraiment à gauche, la question des classes populaires et pour, à travers cette repolitisation, ré-énoncer une théorie de l’émancipation de la société[2].

Ces sciences, en effet, nous permettent de rompre avec les projections fantasmatiques, tant intellectuelles que politiques, à travers lesquelles les classes populaires sont tantôt présentées comme les objets totalement passifs de la domination sociale (et ce, quelle que puissent être leurs attitudes effectives face aux rapports de pouvoir et d’exploitation qu’ils subissent), tantôt idéalisées en tant que prétendu réservoir d’authenticité (et ce, quelle que puisse être la nature, fût-elle parfois la plus rétrograde, de leurs pensées et de leurs revendications). De telles fantasmes, oscillant entre misérabilisme et exaltation populiste, sont anciens[3]. L’histoire de la gauche en est faite. Et ils ne semblent pas avoir perdu aujourd’hui leur emprise sur elle. Au contraire : comme l’a prouvé, parmi d’autres, l’épisode des « Gilets jaunes », les débats demeurent saturés de ces visions projectives qui sont souvent bien moins révélatrices de ce que sont réellement les classes populaires, que des préjugés et des espérances des politiques et des intellectuels qui les étudient et /ou qui entendent parler en leur nom. De ce point de vue, les sciences sociales donnent à celles et ceux qui font l’effort de les lire, l’occasion de prendre conscience des effets qu’ont sur leur pensée des classes populaires, la distance sociale qui les en sépare et l’ethnocentrisme qui souvent en découle. Mais plus encore : elles permettent à toutes et tous d’accéder à une description et à une compréhension plus objectives de ce que sont les modes de vie et les façons de penser des milieux sociaux et professionnels défavorisés. En cela, elles fournissent le socle de connaissances sur lequel une véritable politique de gauche à l’égard des classes populaires et plus encore, à l’égard de la société depuis les classes populaires, peut être élaborée. C’est dans cet esprit que ce numéro a été conçu.

 

« Un spectre hante l’Europe »[4]

Répétons-le : la gauche n’a sans doute pas aujourd’hui de défi plus impérieux à relever que celui d’aider les membres des classes populaires à redevenir des actrices et des acteurs de la vie politique démocratique. Un tel impératif de réintégration, on l’a dit, n’est pas dû seulement à ces classes : il l’est plus généralement à la société et à l’objectif de son émancipation. Car c’est faire preuve d’une pensée encore trop peu relationnelle que d’estimer que les problèmes qui frappent les classes populaires ne concerneraient qu’elles : c’est la société toute entière qu’il faut aider à s’affranchir des rapports de domination que son organisation et son mode de régulation actuels favorisent[5].

Or, si l’on admet une telle perspective générale, les classes populaires se voient dotées de facto d’un rôle politique déterminant. On cesse soudain de les définir uniquement comme le déversoir de la souffrance sociale pour les regarder aussi, et peut-être d’abord, comme le lieu à partir duquel l’ambition collective de vivre dans une société toujours plus égalitaire, libre et réflexive ne cesse d’interpeler l’ensemble du corps social. Devient ainsi perceptible la capacité des classes populaires à initier la transformation émancipatrice des autres classes et finalement, de la société elle-même. Mais, précisons-le immédiatement pour prévenir tout malentendu, cette capacité est d’abord objective. Elle ne correspond pas, ou du moins pas d’abord et seulement, à l’existence au sein des classes populaires de projets de transformation révolutionnaire de la société – l’existence de tels projets impliquant des classes populaires qui seraient déjà hautement politisées et signifiant, par conséquent, que le problème de leur intégration politique ne se poserait plus. La capacité transformatrice dont nous parlons ici, pour l’essentiel, n’est pas consciente ou du moins, elle est loin de l’être pleinement. Elle tient principalement au fait que dans les pratiques populaires les plus quotidiennes s’élaborent continûment des pensées qui sans se vouloir ni se présenter comme politiques sont potentiellement porteuses d’effets politiques pour les autres classes : une interprétation moins abstraite de l’individu et de ses droits, et une conception plus concrète de la solidarité, notamment[6]. C’est ainsi d’abord à travers leurs pensées propres que les classes populaires ont quelque chose de fondamental à rappeler aux autres classes, plus soumises qu’elles à la matrice de l’individualisme libéral. En cela, elles se révèlent comme le lieu où les droits de l’individu ne peuvent acquérir de réalité qu’à condition que soit reconnu à la notion d’individu un sens social et non plus formel, et que l’autonomie individuelle soit envisagée, non plus comme une donnée, mais comme un processus collectif – autant de leçons dont la portée libératrice vaut pour la société toute entière et dessine son chemin vers l’émancipation.

Nul doute que la façon dont les classes populaires sont rendues présentes dans le débat public apparaît pour l’heure très éloignée de cette vision globale et relationnelle. Les partis de gauche ne sont malheureusement pas les derniers à contribuer à cet état de fait, en se contentant d’opposer aux discours de la droite qui tentent de faire porter aux membres des classes populaires la responsabilité de leurs problèmes, un contre-discours qui les en exonère, mais cependant, sans jamais aller plus loin que le principe de cette exonération et en particulier, sans dégager ces classes de leur condition victimaire. La question des moins fortunés et des moins éduqués de la société est ainsi reconnue « importante », tout en étant dans le même temps rendue invisible en tant que porteuse potentielle d’un projet de transformation sociale. En sorte qu’on serait tenté de dire, en paraphrasant Marx, que la question des classes populaires pèse aujourd’hui sur les démocraties européennes et nord-américaines comme un spectre politique. Un spectre, c’est-à-dire quelque chose d’évanescent et cependant d’omniprésent.

L’évanescence est ce qui frappe en premier. Parce que la question des classes populaires semble désormais ne plus pouvoir se dire autrement que sous l’angle de la perte et de la négativité. Ces classes ne seraient plus qu’un ensemble composite, ce qui reste après la dislocation de « la » classe ouvrière sous l’effet de la désindustrialisation[7], de l’expansion de la culture de masse et de la crise des partis et du mouvement ouvrier. Cette classe ouvrière, dans la mythologie du mouvement socialiste et ouvrier, était certes vue comme la victime par excellence des iniquités et de la brutalité de l’ordre capitaliste et industriel : elle n’en était pas moins perçue comme un collectif cohérent, producteur d’une identité autonome et surtout, acteur par excellence de la société future. Aussi les ouvriers et les ouvrières n’étaient pas seulement définis comme des victimes et des êtres souffrants, mais comme des combattants et des sujets politiques, à terme victorieux, cette présentation héroïsante n’allant pas sans verser dans l’apologie et la mythologie. A partir des années 1980, l’évanouissement du mythe du prolétariat a profondément modifié la donne. D’une part, la réalité de la classe ouvrière, celle des classes sociales en général, a été remise en question, au profit de la thèse d’une « moyennisation » générale des sociétés modernes, qui serait la conséquence de l’individualisation des rapports sociaux et de son corollaire, l’expansion de l’individualismeD’autre part, de l’ambivalence entre misérabilisme et glorification qui avait longtemps marqué la vision du prolétariat, c’est surtout le premier terme qui est devenu prévalent[8]. Les membres des classes populaires ont été dès lors avant tout représentés comme les objets de la domination sociale – des êtres essentiellement passifs, malmenés par les crises successives, exclus, marginalisés mais, sauf la manifestation d’un refus désespéré, sans aucune prise sur leur propre destin.

L’omniprésence cependant est tout aussi notable. Car ni l’affirmation d’une disparition, ni le repli dans le misérabilisme n’ont clos le problème politique des classes populaires. Les appels, ou plutôt l’antienne, aussi récurrente que privée d’effets, à ce que les partis de gauche, mais pas seulement, renouent avec elles, en sont le témoignage frappant. C’est que si les sociétés occidentales ont cru pouvoir faire leurs « adieux au prolétariat »[9], elles ne sauraient pour autant ôter aux classes populaires leur centralité politique. Cette dernière doit d’abord au fait que c’est au sein de ces classes que se concentrent le plus fortement, et que se rendent le plus manifeste, les « problèmes sociaux » qui frappent la société : précarité, chômage, exclusion, isolement, insécurité, défiance à l’égard de l’État, repli sur les petites différences, etc. Les classes populaires renvoient ainsi l’image de ce que le pays est réellement, une image souvent dérangeante en ce qu’elle fait apparaître sans fard que les principes d’égalité et de justice sociale dont se targuent les groupes dominants, sont contredits dans les faits. Dès lors, que la responsabilité des problèmes endurés par les classes populaires leur soit imputée ou qu’elle soit attribuée à la régulation d’ensemble de la société, ces classes en viennent bel et bien à occuper, au titre d’objet de préoccupation des élites dirigeantes, le cœur de la réflexion publique. Ce sont elles, dès lors, qui servent de référentiel, mais sans que leur nom soit jamais prononcé, aux orientations tant répressives que solidaires des politiques économiques, sociales, éducatives, sécuritaires ou sanitaires, édictées et mises en œuvre sur le plan national ou même international. La hantise qu’elles suscitent et que provoque également l’anticipation de leurs éventuelles réactions peuvent être au principe de projets ou de politiques diamétralement opposés, mais qui ont en commun justement cette hantise.

L’omniprésence des classes populaires – paradoxale puisque tendanciellement fondée sur leur effacement – se manifeste dès lors également dans le fait que leurs membres ont développé ces dernières décennies un rapport à la politique qui apparaît aux élites et aux spécialistes de science politique de plus en plus insaisissable, incompréhensible, voire franchement menaçant[10]. Le Parti communiste (PCF), intronisé à partir des années 1930 comme « le » parti de la classe ouvrière pouvait certes, lui aussi, apparaître comme une menace, mais au moins celle-ci semblait-elle lisible, et présupposait-elle, de la part des ouvriers et des ouvrières engagés, une forme d’intégration, au moins de participation active à la vie politique. C’est aujourd’hui la forme même de ce lien politique qui semble se dissoudre, sans remède. Signe éloquent de cette aporie : l’abstentionnisme électoral croissant, qui plonge désormais les différents partis politiques, face aux électeurs les moins fortunés et les moins diplômés, dans un sentiment d’impuissance et parfois d’amertume. Autre signe majeur : la tentation du « populisme », c’est-à-dire, le plus souvent, du nationalisme d’extrême-droite et du complotisme, tentation dont on dit qu’elle gagne une part croissante des milieux populaires. Une tentation qui fait craindre à d’aucuns que la « colère sociale », loin de permettre la régénération des institutions, ne mène plutôt à une irrémédiable défiance à leur égard et finalement, à l’effondrement du principe même de la démocratie représentative porte ouverte à des expériences autoritaires.

C’est à gauche, c’est-à-dire du côté des partis et des formations qui, depuis le 19e siècle, ont vocation à représenter les catégories populaires, que les incertitudes semblent les plus profondes. Ce que les gauches ont à dire des classes populaires, et ce qu’elles ont à dire de leur propre rapport aux classes populaires, personne aujourd’hui ne le sait vraiment, tant les attitudes peuvent être différentes, parfois tout à fait contradictoires et divergentes. Il y a de la nostalgie souvent, le regret infini, nimbé d’idéalisation, pour la classe ouvrière d’avant, celle qui aurait été censément homogène, unie, et dont le rapport aux partis de gauche aurait été simple et transparent. Il y a le sentiment d’une trahison, mais sans que l’on sache précisément laquelle : est-ce la gauche, charmée par les sirènes du néo-libéralisme, qui a abandonné les classes populaires ? Est-ce que ce sont ces dernières au contraire, au moins une partie d’entre elles, qui ont abandonné la gauche ?

On sait que ce fut en somme l’hypothèse du rapport de Terra Nova qui fit scandale en 2011[11], à la veille des élections présidentielles. Il affirmait en effet que la gauche, celle qu’incarnait au moins le Parti socialiste, devait se détacher tout à fait de sa base sociale traditionnelle, les « vieux » ouvriers, considérés comme acquis désormais à l’extrême-droite, pour miser sur les « nouvelles » catégories porteuses d’avenir : femmes, jeunes, minorités. A posteriori, l’intérêt du rapport n’est pas dans sa nouveauté, encore moins dans sa finesse et sa pertinence sociologiques et historiques – sans les femmes, les jeunes, les immigrés, le monde ouvrier, en particulier en France, eût été bien réduit…[12]–, mais dans l’immense esprit de confusion qu’il révèle. Le vocable « classes populaires » peut servir à désigner ce qui apparaît ancien (les vieux hommes blancs) par rapport à ce qui est considéré comme nouveau. Il peut tout aussi bien désigner ce nouveau. Il indique aussi bien des réalités sociales, que le rêve de la résurrection d’un nouveau sujet révolutionnaire, que celui s’incarne dans les habitants des banlieues ou les Gilets jaunes. Il peut charrier l’espoir, la pitié pour ceux qui sont considérés comme des êtres souffrants et les éternels victimes de l’histoire, et en même temps la peur, la condescendance, le mépris sourd pour ceux qui justement auraient trahi leur mission de sujet révolutionnaire et cédé aux sirènes du populisme et de l’extrême-droite.

 

L’apport des sciences sociales

L’impasse aujourd’hui pour la gauche tient peut-être avant tout à ces contradictions et à cette confusion permanente. Dans ce numéro de Germinal, notre parti pris a donc été de nous tourner vers les sciences sociales pour tenter d’apporter un peu de clarté. La première des clarifications tient au fait que ces sciences engagent une conception de la société qui rompt avec les présupposés de l’individualisme libéral : en premier lieu, les sujets politiques ne sont plus conçus non comme des entités naturellement autonomes mais comme des individus sociaux, c’est-à-dire socialisés dans des groupes sociaux et professionnels dont ils acquièrent les normes (lesquelles sont, dans certains cas, des normes d’autonomisation) ; en second lieu, ces groupes, du fait qu’ils occupent une place au sein de la division du travail social, sont interdépendants (pour ne pas dire « solidaires ») ; en troisième lieu, il en résulte que la société ne saurait être envisagée comme un tout homogène, fait d’une agrégation d’individus autonomes : il faut y voir plutôt un tout différencié, fait de l’intégration d’un ensemble croissant de groupes. On dénigre parfois cette vision au motif qu’elle serait statique : elle rend compte, au contraire, de l’incessante évolution de nos sociétés, en soulignant en quoi, sous l’effet de l’accroissement de la division (y compris internationale) du travail, l’interdépendance entre les individus et entre les groupes ne cesse d’augmenter. On la repousse aussi en la décriant comme hostile à l’individualisme normatif : rendant compte de la montée en puissance des normes d’autonomisation au sein des sociétés modernes et plus encore, indiquant les causes sociales de cette montée en puissance, elle permet au contraire de comprendre pourquoi c’est l’individualisme, plutôt que d’autres idéaux, qui est « appelé » au fondement de notre normativité – l’enjeu concernant dès lors le type spécifique d’individualisme qu’il nous faut vouloir.

Pour qui admet cette conception de la société propre aux sciences sociales, la question de savoir si cela a encore du sens, aujourd’hui, de parler de « classes populaires » et plus généralement, de réfléchir encore en termes de « classes », se trouve résolue par avance. En effet, concevoir la société comme un tout fondé sur la différenciation et l’interdépendance entre groupes, c’est être disposé à admettre que certains de ces groupes tendent à se distinguer des autres par des niveaux de revenus, de patrimoine et/ou de diplôme supérieurs, et d’autres, par des niveaux inférieurs. On est en droit, dès lors, d’appeler « classe », l’ensemble formé par des groupes sociaux et professionnels partageant des niveaux plus ou moins similaires. Dans cette perspective, les classes populaires se définissent comme l’ensemble des groupes sociaux et professionnels qui, dans une société donnée, détiennent les niveaux de revenus, de patrimoine et/ou de diplôme les plus faibles[13]. Il s’agit – on le voit – d’une définition proprement relationnelle, et non pas substantielle : il n’existe de classes populaires que comparativement à d’autres ensembles de groupes sociaux et professionnels qui, au sein de la même société, s’avèrent relativement mieux dotés économiquement et plus éduqués. Pour autant, cette définition n’est pas seulement « théorique ». Car les études sociologiques et historiques montrent à profusion que les modes de vie et les univers normatifs des classes populaires – comme ceux, d’ailleurs, des classes moyennes et des classes supérieures – se distinguent fortement, et qu’ils ont par ailleurs une certaine forme d’unité – laquelle, une fois encore, se manifeste avant tout de manière relationnelle, c’est-à-dire par opposition aux modes de vie et aux univers normatifs propres aux autres classes[14]. De tels travaux[15] sont certes pour la plupart ignorés, au moins beaucoup moins connus des politiques, des médias et des militants que les essais généralisants ou les enquêtes d’opinion : ils leur permettraient pourtant de se faire une image beaucoup plus juste de ce que sont aujourd’hui, dans les démocraties européennes et nord-américaines, les classes populaires, comprises dans ce qui fait tout à la fois leur différenciation interne et leur unité. En prendre connaissance pourrait ainsi peut-être épargner certains malentendus récurrents, et certaines déconvenues cuisantes, que génèrent presque immanquablement les préjugés misérabilistes ou apologétiques.

Soulignons encore un autre apport des sciences sociales, auquel ce numéro de Germinal se montrera particulièrement sensible : c’est celui qui concerne les analyses que font les chercheurs et chercheuses de ces sciences, du rapport à la politique qu’entretiennent de nos jours les membres des classes populaires. On sait que ce rapport se traduit, dans certaines fractions de ces classes, par l’affaiblissement du vote à gauche et dans certains cas, par le soutien aux propositions de l’extrême-droite, et plus encore, par l’augmentation de l’abstentionnisme électoral. Mais les causes de ces évolutions restent souvent mal interprétées dans le discours public comme dans les états-majors des partis politiques. On veut y voir l’effet du contexte économique (comme si de tels comportements se laissaient déduire des variations du niveau de vie) ou on les attribue à des motifs psychologiques (comme si la « peur » de la mondialisation et la « colère » à l’égard des élites en étaient la clé). On échoue alors à rendre compte de la dimension proprement sociale des comportements électoraux, laquelle est liée, répétons-le, à l’intégration des individus dans des groupes sociaux et professionnels. Parce qu’elle permet de restituer toute leur consistance à de tels processus d’intégration et aux effets de socialisation qui leur sont inhérents, l’approche sociologique et historique que nous allons privilégier dans ce numéro, conduit à « réincarner » l’attitude politique des classes populaires. L’enjeu, ici, est d’admettre que le vote individuel est toujours une pratique sociale. Car on se rapporte à l’offre politique et on se rend aux urnes (ou on ne s’y rend pas) sur la base des conduites morales à travers lesquelles on s’intègre à des groupes sociaux et professionnels. Cela est vrai des membres des classes populaires comme de ceux des autres classes. C’est pour l’oublier que les « motivations » des électeurs se trouvent individualisées et psychologisées à outrance et qu’on occulte en particulier que leur appartenance socio-professionnelle et ses diverses caractéristiques (travail manuel vs intellectuel, secteur public vs secteur privé, travail indépendant vs travail salarié, activité vs inactivité…) restent le facteur le plus prédictif des pratiques électorales.

 

 

Il n’est évidemment pas certain qu’au terme de ce numéro, la question du rapport que les gauches se doivent d’entretenir avec les classes populaires contemporaines aura été totalement éclaircie. On laissera aux lecteurs et aux lectrices le soin de juger de la pertinence des propositions faites à ce sujet par les principaux partis de gauche, auxquels nous avons demandé de s’exprimer. Elles nous informent sur un certain état de la réflexion dans ces partis, qui la rapproche ou l’éloigne de la vision globale et relationnelle de la société que ce numéro tente de promouvoir. On pourra également retrouver, dans la dernière section du numéro, les réflexions de certains chercheurs sur les renouvellements qui pourraient être apportés concrètement à certaines politiques publiques. Enfin, dans l’article qui clôt le dossier, nous tentons d’esquisser des pistes pour la relance d’un pacte entre partis de gauche et classes populaires. Ces pistes ont ceci de particulier qu’elles reposent autant que faire se peut sur les diagnostics et les analyses des sciences sociales présentées dans les pages qui ont précédé. Elles tentent en outre de dessiner ce que pourrait être, non une théorie de l’émancipation des classes populaires mais pour parler plus exactement, une théorie de l’émancipation de la société à partir des classes populaires.

 

 

[1] Cf. Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes, XIXe – XXIe siècles, Paris, PUF, 2021.[2] Voir, dans cette perspective, Bruno Karsenti et Cyril

[2] Voir, dans cette perspective, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017.[3] Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.

[4] On aura reconnu la première phrase du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels (1848).

[5] Jaurès en son temps en faisait déjà la remarque, en insistant sur la dimension universelle du combat socialiste : « Car pour affranchir définitivement le prolétariat il faut le supprimer, il faut, par l’abolition des classes que crée le régime capitaliste, réaliser l’humanité une, où il y aura plus de joie véritable, non seulement pour les prolétaires d’hier, mais pour les capitalistes d’hier » (Jean Jaurès, « Préface à la Morale sociale de Malon », 1895. Reproduit dans Œuvres de Jean Jaurès. Tome 5. Le socialisme en débat, 1893-1897 (édition établie par Alain Boscus), Paris, Fayard, 2018).

[6] La contribution politique de la pensée pratique propre aux classes populaires a été bien mise en lumière dans le cas britannique par Edward P. Thompson. Voir en particulier son ouvrage sur La formation de la classe ouvrière anglaise (Paris, Seuil, 2012 (1963)).

[7] Marion Fontaine, Xavier Vigna (dir.), « La désindustrialisation, une histoire en cours », 20&21. Revue d’histoire, n°144, 2019.

[8] Concernant les sciences sociales françaises, on peut dater ce tournant de la publication, en 1993, de La misère du monde dirigé par Pierre Bourdieu (Paris, Seuil).

[9] André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980.

[10] Ici encore, le tournant est sans doute à chercher au début des années 1990. Les deux numéros de la revue Politix, dirigés par Annie Collovald et Frédéric Sawicki et consacrés au populaire et au politique (n°13, 1991, « Les usages populaires du politique » ; n°14, 1991, « Les usages politiques du populaire ») attestent par exemple cette nouvelle préoccupation.

[11] « Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? », rapport rédigé par Olivier Ferrand, Romain Prudent, Bruno Jeanbart et paru le 10 mai 2011, https://tnova.fr/rapports/gauche-quelle-majorite-electorale-pour-2012.

[12] Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.

[13] Pour une approche générale de ces classes, voir notamment Yasmine SiblotMarie CartierIsabelle CoutantOlivier MascletNicolas RenahySociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, coll. « U Sociologie », 2015 ; Cédric Hugrée, Étienne Penissat, Alexis Spire, Les classes sociales en Europe, Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2017.

[14] Voir à ce sujet le grand classique de Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires, Paris, Editions de Minuit, 1970 (1957). Et, plus récemment : Beverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2015 (1997).

[15] Qu’il est évidemment impossible ici d’énumérer, tant leur nombre et leur diversité sont grands. Voir, pour quelques exemples français récents : Anaïs Albert, La vie à crédit. La consommation des classes populaires à Paris (années 1880-1920), Paris, Publications de la Sorbonne, 2021 ; Dominique Pasquier, L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris, Presses des Mines, 2018 ; Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.

 

Marion Fontaine est historienne, professeure à Sciences-Po Paris.

 

Cyril Lemieux est sociologue, directeur d’études à l’EHESS. 

 

Illustration : Germinal #3, Dugudus

 

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