Numéro #3 – La politique des classes populaires

Édito. La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires? 
Marion Fontaine et Cyril Lemieux

L’attitude de la majeure partie de la gauche à l’égard des classes populaires oscille aujourd’hui entre un silence gêné, la célébration nostalgique du temps du prolétariat d’avant, ou plus souvent l’apitoiement misérabiliste. Ces attitudes constituent autant d’impasses. C’est ce qui rend urgent de reprendre au sérieux, scientifiquement et politiquement, la question des classes populaires.

 

Les limites de la victimisation : ce que l’individualisation des rapports sociaux fait aux classes populaire
Cyril Lemieux

La compréhension de la situation actuelle des classes populaires est souvent envisagée selon deux perspectives apparemment contraires : pour les uns les polarités de classe auraient aujourd’hui disparu au profit d’une moyennisation de la société, pour les autres la dislocation de la classe ouvrière aurait renforcé les effets de domination sur les classes populaires qui souffriraient des dynamiques d’individualisation. La prise en considération de l’accroissement de la division du travail social, contemporain de la mondialisation, invite cependant à une autre compréhension des classes populaires contemporaines et nous permet de penser, à partir d’elles, un individualisme concret et émancipateur.

 

Ce que Fouad reproche à la gauche
Noemi Casati

Si le discours de gauche tend à moins porter dans les quartiers populaires, c’est qu’il engage souvent un registre de la victimisation, qui se révèle peu mobilisateur, voire contre-productif. À travers le témoignage de Fouad, sous-officier de l’Armée qui a grandi dans un HLM de Béziers, Noemi Casati montre que la politisation dans les quartiers populaires repose sur une conscience vive des difficultés qui s’y rencontrent mais qui ne se manifeste pas publiquement à travers un discours misérabiliste.

 

« La montée des risques de déclassement contribue à la distance entre classes moyennes et classes populaires »
Entretien avec Camille Peugny

Les dynamiques de précarisation qui ont fait suite au vaste mouvement
de stabilisation sociale des Trente glorieuses conduisent à une recomposition de la politisation des classes populaires. Pour le sociologue Camille Peugny, les risques de déclassement renforcent d’une part la fragmentation des classes populaires, d’autre part les tensions entre classes moyennes et classes populaires, les deux phénomènes alimentant le vote conservateur au sein de ces catégories.

 

Quelle destinée pour les enfants des classes populaires? L’enjeu scolaire
Tristan Poullaouec

Dans quelle mesure l’école est-elle aujourd’hui un moyen de modifier significativement la destinée des enfants des classes populaires ? Si, depuis cinquante ans, on observe, au sein de ces classes, une forte montée des aspirations scolaires, celles-ci se heurtent à une puissante logique d’entretien des inégalités d’apprentissage et de parcours. Ce n’est qu’au prix d’une « pédagogie de l’exigence » que la situation pourrait évoluer.

 

ROH2F, ou la synecdoque d’une dynamique d’intégration
Milo Lévy-Bruhl

La carrière du rappeur Rohff est révélatrice d’une tension entre la réussite musicale et sociale (le monde de son personnage ROH2F) et l’attachement aux codes de la rue (le monde d’Housni, son prénom), qui offre un condensé de ce que le rap signifie pour la société française.

 

« La cohésion des banlieues rouges a en partie été fondée par ceux qui y voyaient un danger »
Entretien avec Bastien Cabot

La crise des gilets jaunes a exhumé le problème des fractures socio- spatiales, issu de cinquante ans de politiques territoriales devenues aveugle à la détermination géographique des inégalités sociales. C’est l’occasion pour l’historien Bastien Cabot de revenir sur l’histoire de longue durée de l’exclusion territoriale des classes populaires et de la difficile prise en charge de cette exclusion.

 

Jusqu’où spatialiser la question sociale ? Ce que la géographie nous dit des classes populaires. 
Beatriz Fernández et Achille Warnant

Loin de la dichotomie entre une France périphérique populaire et abandonnée et une France des métropoles, intégrée à la mondialisation, une analyse spatiale de l’habitation des classes populaires permet
de prendre la mesure de la diversité des situations. Si certaines
villes moyennes subissent des dynamiques de décroissance, d’autres connaissent des taux de création d’emplois supérieurs aux métropoles qui concentrent de forts taux de pauvreté et d’inégalité. Une approche territorialisée peut ainsi permettre une meilleure coordination des politiques urbaines et des politiques sociales transversales visant à réduire les inégalités.

 

Variations syndicales
Enquêtes d’Amélie Beaumont, Guillaume Lejeune et Jean-Michel Denis

À travers l’analyse des formes de syndicalisme dans l’hôtellerie de luxe, les sociétés de nettoyage et chez les chauffeurs de taxi, ces trois études de cas permettent d’envisager l’évolution des formes de politisation actives dans des professions où la pratique syndicale est peu répandue ou prend des formes singulières.

 

Pour les classes populaires, le syndicalisme est-il encore un vecteur efficace de politisation à gauche?
Jérôme Pélisse

Si les syndicats constituent toujours d’importants vecteurs de socialisation et de politisation des classes populaires, qui en demeurent les principaux adhérents, les syndicats français s’avèrent fragilisés par une culture syndicale militante qui peine à faire face aux évolutions
du monde du travail, qu’il s’agisse de la précarisation ou du déclin du secteur industriel.

 

La rencontre entre la gauche et le peuple n’est jamais une évidence
Gilles Candar

Le peuple n’a jamais été uniquement de gauche et le mouvement ouvrier a toujours éprouvé des tensions liées à son organisation. L’historien Gilles Candar rappelle que les socialistes de la Troisième République, Jaurès et Guesde en tête, en firent les frais dans leurs fiefs historiques. Ce retour historique permet d’éclairer les dynamiques de rupture qui menacent toujours entre les représentants politiques de la gauche et les classes populaires.

 

Comment les partis de gauche sont devenus des « partis de diplômés » ?
Entretien avec Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty

Dans les années 1950-1960, dans l’ensemble des démocraties occidentales, le vote pour les partis sociaux-démocrates et affiliés était très concentré au sein des électeurs les moins diplômés et les moins aisés, tandis que les partis conservateurs rassemblaient les suffrages des élites. Or, les économistes Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano et Thomas Piketty montrent que si le revenu et le patrimoine continuent jusqu’à aujourd’hui à déterminer le vote conservateur, un renversement spectaculaire s’est en revanche produit depuis plusieurs décennies concernant le clivage éducatif : très progressivement, les plus diplômés sont devenus de plus en plus enclins à voter pour les partis de gauche, et le vote populaire de gauche s’est étiolé.

 

Classes populaires et partis de gauche : généalogie d’un désalignement
Frédéric Sawicki

Comment expliquer la désaffection des classes populaires pour les partis de gauche ? Le poncif de leur droitisation et de leur extrêmedroitisation cache une réalité complexe composée d’attitudes politiques très diverses. Que ce soit en France ou aux États-Unis, l’idée d’un tournant conservateur et autoritaire des classes populaires est loin d’être évident. La représentativité des partis de gauche mais également la présence d’un discours concret sur la justice sociale sont des enjeux essentiels pour motiver la repolisation à gauche de ces classes.

 

« Le sentiment dominant chez les ouvriers et les employés est de ne plus être politiquement représentés par aucun parti »
Entretien avec Nonna Mayer

Comment rendre compte de la décomposition du vote de gauche
parmi les classes populaires ? La politiste Nonna Mayer revient sur le sentiment d’absence de représentation politique des classes populaires par la gauche, à mesure que les gouvernements socialistes ont soutenu le néolibéralisme et que le Parti communiste a cessé d’encadrer les banlieues rouges, laissant dans certains cas le champ libre à l’extrême droite.

 

« Il y a une difficulté à admettre la notion d’“inégalités de politisation”, comme si elle était stigmatisante pour les catégories populaires »
Entretien avec Jean-Yves Dormagen

Pour comprendre l’ampleur de l’abstention, le politiste Jean-Yves Dormagen souligne la réalité des « inégalités politiques » que subissent les classes populaires et constate que la gauche ne parvient pas à remobiliser ces dernières, en raison notamment de sa focalisation sur une offre qui exprime davantage les attentes des classes moyennes- supérieures urbaines.

 

« Le peuple de Trump échappe-t-il à toute responsabilité? »
Entretien avec Steve Kaplan

Nombre d’intellectuels de gauche ont tendance à ne pas vouloir demander de comptes au « peuple », au prétexte qu’il est dominé. Revenant sur la désillusion que lui a causée l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021, l’historien américain Steve Kaplan explique pourquoi, selon lui, ils commettent une erreur.

 

Du langage de l’exploitation à celui de la domination : l’adieu des intellectuels à une certaine idée des classes défavorisées
Julia Christ

Le concept descriptif d’« exploitation » a été remplacé par celui de
« domination » comme notion opératoire pour étudier les classes populaires. Ce que l’on a perdu dans cet effacement, c’est un certain sens de la justice, de même qu’une dissolution de l’idée de classe ouvrière. Comment rendre intelligible la situation actuelle des classes populaires sans revenir pour autant au concept d’exploitation lié à un ordre social révolu ? C’est tout l’enjeu du travail conceptuel de la philosophie politique aujourd’hui.

 

Les classes populaires au cinéma : à propos de Moi, Daniel Blake de Ken Loach
Cyril Lemieux

Le portrait par Ken Loach de ses personnages, Daniel, charpentier au chômage, et Katie, mère de famille dans la précarité, permet d’identifier certaines limites dans la représentation progressiste actuelle des
classes populaires. Tout à la tâche de contrer le récit conservateur sur l’assistanat, le réalisateur passe pudiquement sous silence les contradictions à l’œuvre dans les classes populaires : il en ressort une idéalisation de la conduite des membres de ces classes et une mise à distance de l’action politique.

 

La parole aux partis de gauche. Quelle politique pour les classes populaires ? Les réponses de LFI, EELV, du PCF et du PS.

Comment les différentes formations de gauche traitent-elles aujourd’hui la question des classes populaires ? C’est la question que l’on a posée aux représentants de ces différentes formations (La France insoumise, Europe Écologie Les Verts, Parti communiste français, Parti socialiste) qui exposent ici leur réponse.

 

Comment réduire la ségrégation scolaire?
Pierre Merle

Si la ségrégation scolaire est un phénomène relativement bien identifié,
les politiques pour y remédier demeurent le plus souvent inefficaces. C’est que nous avons oublié qu’un problème aussi considérable doit recevoir une réponse systématique et globale, et non seulement ponctuelle et locale : pour réduire la ségrégation sociale et la ségrégation académique, il faut lutter contre les effets néfastes de politiques urbaines et scolaires restées trop longtemps indifférentes à la mixité sociale.

 

Respect de la sexualité individuelle et classes populaires : un sujet difficile à penser pour les intellectuels de gauche
Cyril Lemieux

Le « problème sexuel » des classes populaires, tel qu’il s’est constitué
dans les représentations des élites, a profondément changé de nature. Si, jadis, la bourgeoisie reprochait au peuple son dévergondage et sa licence, aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse, et on reproche aux classes populaires, sur tout une série de thèmes – égalité hommes / femmes, homosexualité
– leur conservatisme. Cette situation pose un vrai problème à la gauche, qui doit prendre en compte la domination symbolique que charrie avec lui ce type de reproche, et en même temps l’exigence, à portée générale et universelle, d’émancipation (respect de la personne, égalité).

 

Comment raccrocher les classes populaires au projet européen?
Nicolas Leron

Les classes populaires se sont progressivement détachées d’un projet européen qui réduit la capacité des États à les protéger. Pour que l’Europe sociale ne soit pas qu’un slogan creux, il importe d’abord que l’Europe devienne une puissance politique.

 

Classes populaires, Nation et Europe : le piège de la gauche
Bruno Karsenti

Les difficultés qui caractérisent le rapport de la gauche contemporaine
à la nation sont également celles qui expliquent sa rupture avec une partie des classes populaires. Pour dépasser cette situation il est nécessaire de comprendre que l’appartenance à la nation n’est rien d’autre que l’appartenance à la nationalisation en tant que processus d’émancipation individuelle et collective. Dans ce processus commun aux nations européennes, c’est l’émancipation de la société globale qui se joue décisivement dans l’émancipation des classes populaires.

 

Que peut être aujourd’hui une politique de gauche à l’égard des classes populaires ?
Marion Fontaine et Cyril Lemieux

La gauche doit l’admettre : ni l’occultation de l’existence des classes sociales, ni la démagogie vis-à-vis des classes populaires, ne pourront jamais engendrer de politiques à la hauteur du projet émancipateur qui la motive. Deux objectifs doivent être reconnus prioritaires : l’élévation, par le biais de mesures économiques mais aussi symboliques, de la dignité attachée aux professions qui forment les classes populaires ; la réduction des inégalités sociales face à l’école et l’initiation scolaire au point de vue sociologique sur soi-même.

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