Quel avenir pour le parti Travailliste au Royaume-Uni ? Lecture de Deborah Mattinson et Sally Gimson.

Rohan McWilliam, professeur à Anglia Ruskin University (Cambridge) revient ici sur les causes des déconvenues électorales du parti Travailliste au Royaume-Uni, à travers le compte-rendu de deux ouvrages récents, l’un de Deborah Mattinson, Beyond the Red Wall (2020), et l’autre de Sally Gimson, Building Bridges : Lessons from Bassetlaw for the Country (2020). 

Progressistes, attachez vos ceintures, la balade va être agitée. Beyond the Red Wall est une lecture rude mais nécessaire pour toute personne de gauche. Ce livre entreprend de montrer à quel point le parti Travailliste est loin d’accéder au pouvoir, et quelle sera la difficulté d’opérer un renouvellement interne. La situation apparaît en réalité pire que telle qu’elle est ici présentée : à moins d’un retour des Travaillistes en Écosse (ce qui paraît improbable à l’heure où l’on écrit ces lignes), le parti risque d’être tenu éloigné du pouvoir pour plus d’une génération. Il faut également mentionner un nouveau pamphlet de l’ex-candidate au Parlement Sally Gimson édité par la Fabian Society qui traite de thèmes semblables à ceux abordés par Deborah Mattinson mais fournit des idées sensées pour affronter la situation.

Durant la nuit électorale de 2019, tout le monde avait été pétrifié en voyant des circonscriptions du Nord de l’Angleterre voter conservateur pour la première fois. Le prétendu « mur rouge » était désormais un « mur bleu », même la circonscription de Sedgefield – ancien bastion de Tony Blair – était passée du côté conservateur. L’électorat populaire qui, quelques années auparavant, n’aurait jamais songé à voter autre chose que travailliste a opéré une transition spectaculaire. Il apparaît en effet que le Parti Travailliste s’est peu à peu mué en un parti de classes moyennes, dont la base électorale est maintenant concentrée dans les grandes villes, là où les Conservateurs ont étendu leur conquête de l’électorat populaire. Le Brexit en est la cause immédiate, mais cela n’est-il qu’un phénomène passager, ou un réalignement substantiel (et potentiellement permanent) dans le paysage politique britannique ? Beyond the Red Wallprend parti pour la seconde hypothèse.

Deborah Mattinson se distingue parmi les sondeurs les plus en vue du Royaume-Uni par l’attention particulière qu’elle porte aux focus groups (groupes de discussion). Elle entretient depuis longtemps des liens étroits avec le Parti Travailliste, ayant travaillé pour Gordon Brown quand le parti était au pouvoir pour la dernière fois. Devant l’effritement du « mur rouge », la meilleure chose à faire était, selon elle, de s’adresser aux anciens électeurs du Parti Travailliste afin de comprendre pourquoi ils votaient d’une manière qui aurait horrifié leurs parents, ou même leur propre conscience quelques années auparavant. Elle s’est rendue dans trois circonscriptions du Nord de l’Angleterre (Hyndburn, Darlington et Stoke-on-Trent) pour y réaliser des focus groups avec des hommes et des femmes issus des classes populaires. On peut bien sûr soulever plusieurs objections quant à l’usage de ces focus groups : à quel point sont-ils représentatifs ? Comment l’entretien est-il conduit ? Bien qu’elle ait sélectionné un panel transversal de la population locale, D. Mattinson ne prétend pas produire avec ce travail une recherche de nature scientifique. À travers une série de conversations dans lesquelles elle sonde les motivations des électeurs, les personnalités et les histoires personnelles de ces derniers se précisent également. Sans doute, une certaine frange du nouvel électorat travailliste ne partagerait pas les opinions exprimées dans cette enquête, mais ces voix méritent d’être entendues. D. Mattinson montre ainsi que les prémisses de l’effritement du « mur rouge » étaient perceptibles depuis bien longtemps.

Les trois circonscriptions étudiées diffèrent mais certains thèmes communs émergent : ce sont des circonscriptions qui ont été « laissées pour compte » durant une longue période, ravagées par les vagues de la désindustrialisation qui a transformé la Grande-Bretagne depuis les années 1980 : les emplois générés par l’industrie qui garantissaient sécurité et fierté à ces territoires ont disparu, les réseaux de transport sont souvent peu développés, rendant difficiles les déplacement journaliers liés au travail, tout comme la possibilité de consommer. Un rapport de la Resolution Fondation a révélé que seulement 2% de l’électorat travailliste utilise le train, et que la plupart restent dépendants de leur voiture, ce qui les rend particulièrement sensibles au prix de l’essence. L’esprit même des lieux est menacé, depuis que les rues principales et les grandes artères des villes ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient. On déplore fréquemment la disparition du Marks and Spencer. Dans les centres-ville il ne reste que des boutiques solidaires et différentes sortes de fast-foods bas de gamme. On nourrit du ressentiment envers Londres, car la capitale semble se tailler la part du lion dans les ressources.

Les émigrés sont souvent pointés du doigt comme prenant les emplois des locaux, créant un afflux incontrôlé chez les médecins généralistes et un surnombre dans les classes des écoles, de sorte qu’il faut attendre des semaines pour avoir un rendez-vous, et que la mauvaise maîtrise de l’anglais par ces enfants issus de l’immigration ralentit prétendument les progrès des autres. Le Brexit est vu par ces électeurs comme la solution ; or, comme le note D. Mattinson, les circonscriptions du « mur rouge » ont connu une immigration bien plus faible qu’ailleurs, mais une perception biaisée de la situation perdure.

On reproche ainsi au Parti Travailliste de considérer depuis de nombreuses années les électeurs du « mur rouge » comme acquis, et le sentiment d’abandon de la part de la classe politique est un reproche récurrent dans la bouche des locaux. Le grand défaut des « nouveaux travaillistes » est que, à force de vouloir de conquérir de nouveaux électeurs dans la classe moyenne, leur discours s’est de moins en moins adressé à l’électorat qui avait jadis constitué la base du parti. Si ces électeurs se sentent abandonnés par le Parti Travailliste, c’est qu’ils l’ont effectivement été. Toutefois, les entretiens qui constituent ce livre révèlent à quel point la situation est complexe : pour ces électeurs, la dernière fois que le Parti Travailliste les a séduits remonte aux premières années de Tony Blair, car il avait compris ces gens qui voulaient « s’en sortir » ; le Parti Travailliste de Corbyn, au contraire, semble enchaîné dans le passé.

Car cet électorat fait de son identité populaire une fierté, et Deborah Mattinson pense que cette identification de classe est en réalité plus puissante que quelques années auparavant, lorsqu’elle interrogeait en 2011 un groupe de personnes comparables. Depuis la période Blair, le sentiment que le Parti Travailliste n’a rien fait pour le Nord de l’Angleterre n’a cessé de croître. Bien plutôt, ce parti est désormais perçu comme un parti de classes moyennes essentiellement formaté par les conceptions cosmopolites des habitants des métropoles. Les électeurs du « mur rouge » regrettent que le parti ne soit plus du côté des travailleurs, et lorsqu’on leur demande de décrire un membre du Parti Travailliste, ils l’imaginent en train de manger du quinoa dans un vaste duplex londonien.

Mais il faut également mentionner le bouleversement radical qui s’est opéré dans la manière dont les conservateurs sont perçus. On peut être frappé du fait qu’on ne leur tient rigueur, ni de la désindustrialisation opérée sous l’ère Thatcher, ni de la décennie d’austérité : deux périodes qui ont pourtant considérablement fragilisé le mode de vie des plus démunis. Si les conservateurs ont pu donner le sentiment d’avoir été « snobs » ou d’incarner le « parti des méchants » – pour reprendre les mots de Theresa May – il apparaît désormais comme un parti pour tous. Les mémoires sont courtes. Boris Johnson jouit d’une confortable popularité (la plupart des entretiens ont eu lieu avant la crise du Covid), et par-delà les pitreries des apparences, les électeurs décèlent chez lui un esprit aiguisé doublé d’un puissant sens du gouvernement. Ils apprécient son discours de « nivellement par le haut », et sa volonté de mettre fin au clivage Nord/Sud. Le nouveau député conservateur Peter Gibson pourrait bien avoir raison lorsqu’il déclare que « Boris donne l’impression d’être heureux de tenir un Union Jack [drapeau officiel du Royaume-Uni, NDT], et je pense que cela a eu son importance. » Le contraste avec Jeremy Corbyn saute aux yeux. Pour les historiens du Parti Travailliste, ce que D. Mattinson a découvert n’a rien de bien neuf. En lisant les témoignages qu’elle a recueillis, on peut se souvenir du portrait que Richard Hoggart trace de ses années de jeunesse et d’éducation dans les quartiers populaires de Leeds des années 1930 où la population locale percevait le monde selon un partage binaire entre « eux » et « nous ». Dans cette perspective, le sentiment d’un abandon des classes populaires par les élites politiques, et d’une indifférence de ces dernières aux problèmes des travailleurs est une chose récurrente depuis le siècle dernier. En outre, la période qui s’est ouverte avec les années 1970 a entériné le divorce d’une partie de la gauche d’avec les classes populaires, au motif que ces dernières ne se comportaient pas comme certains pensaient qu’elles auraient dû le faire. À la lecture de Beyond the Red Wall, on peut dire que ce désamour est clairement réciproque. Deborah Mattinson laisse certes entendre que le Parti Travailliste pourrait à nouveau courtiser ses électeurs déçus, mais je pense personnellement qu’elle-même n’y croit pas réellement, car il ressort de ses échanges sur le terrain que les préoccupations des métropolitains de gauche ne reçoivent aucun écho chez les gens du Nord.

À la lecture de ce livre, je ne pense pas que les Travaillistes aient besoin de faire un pas à droite, y compris sur des questions de culture et de civilisation. Même s’ils gagneraient à se départir du préjugé selon lequel le patriotisme est nécessairement raciste, ils n’auraient à l’inverse aucun intérêt à flatter cet électorat sur les problèmes de l’immigration. Il apparaît clairement que ces électeurs souhaitent un réel changement, et cela requiert des Travaillistes qu’ils soient prêts à faire des propositions économiques ambitieuses, doublées d’un investissement considérable dans l’aménagement public qui marquerait une inflexion nouvelle de leur politique. S’il est sans doute important pour des électeurs de classes populaires de pouvoir s’identifier aux députés travaillistes, plus importante encore est l’authenticité de l’engagement du parti, et parader de temps à autre avec un Union Jack à la main n’y suffira pas.

Un autre problème que les Travaillistes devront affronter, sera la manière dont ils répondront à l’engagement du parti de Boris Johnson dans les circonscriptions du « mur rouge ». À en croire Beyond the Red Wall, cet engagement porte ses fruits, car de nombreuses personnes interrogées par D. Mattinson déclarent que cela confirme leur choix de voter conservateur. Quelle est la réponse des Travaillistes ? Car de tels enjeux méritent une réponse claire. Un sondage de la Hansard Society daté de 2019 et cité par D. Mattinson apporte peut-être une réponse plus précise : il révèle que 30% des interrogés ne parlent jamais de politique, et que 26% déclarent ne pas s’y intéresser du tout. D’une manière surprenante, c’est toujours le parti Conservateur qui a su s’adresser à ces électeurs en jouant sur le registre de l’émotion – sans exclure la fibre patriotique – tout autant qu’en déployant des politiques plus concrètes.

On peut toutefois regretter le peu d’informations communiqué par Deborah Mattinson sur la manière dont les personnes interrogées s’informent : presse écrite, télévision, réseaux sociaux, bouche-à-oreille ? Quoi qu’il en soit, une réalité demeure : même si l’on peut critiquer la manière dont l’information est présentée par certains médias de droite, les Travaillistes doivent prendre en compte les sentiments bien réels exprimés par ces électeurs.

Car les Travaillistes qui tiennent localement les circonscriptions essuient de nombreuses critiques de la part des électeurs interrogés par D. Mattinson. J’ai aussi été frappé par le fait que ces électeurs n’aient pas perçu que les coupes budgétaires opérées par les Travaillistes au niveau local étaient la conséquence de la politique d’austérité imposée par les gouvernements conservateurs depuis 2010. C’est pourtant au niveau local que le parti Travailliste devra se réinventer. Nombreuses sont les personnes interrogées qui respectent le business et l’entreprenariat et ne perçoivent pas de telles activités comme un parasite sur le dos des travailleurs ordinaires. Aucun des interlocuteurs de D. Mattinson n’en appelle à plus de laissez-faire capitaliste, même s’ils croient fermement que l’interventionnisme gouvernemental n’est pas la solution à tous les problèmes – un point qui mérite d’être souligné, tant la gauche britannique a passé les cinq dernières années à répéter que c’était la bonne.

Sally Gimson porte à travers son livre un regard particulièrement perspicace sur ces problèmes. En 2019, elle fut brièvement candidate parlementaire dans le district de Bassetlaw (dans le comté du Nottinghamshire) avant d’être évincée de la campagne électorale – un évènement sur lequel son pamphlet ne fait pas toute la lumière. Il est peut-être surprenant que Sally Gimson prenne la plume à propos de cette région d’Angleterre, dans la mesure où elle est une ancienne élue du district londonien de Camden, dont les électeurs s’étaient massivement prononcé pour rester dans l’Union européenne, tandis que la circonscription Bassetlaw où elle se porta candidate vota à 68% en faveur du Brexit. En 2019, ce qui fut jadis un bastion des Travaillistes tomba aux mains d’un député conservateur. Le Brexit peut être une des causes de ce revirement, le rejet de Corbyn en est une autre. Toutefois, le travail de S. Gimson se distingue de celui de D. Mattinson, en ce qu’elle ne concentre pas son examen sur les mêmes sortes de problèmes culturels. En revanche, elle se présente comme ayant mûrement réfléchi sur la situation de sa circonscription, et propose des idées novatrices sur la manière de rendre plus audible et crédible le discours travailliste dans des circonscriptions semblables à celle de Bassetlaw.

Bien qu’ayant été une région minière, Bassetlaw est une circonscription semi-rurale – ce qui constitue un problème de longue date pour les candidats travaillistes, qui ont souvent eu du mal à s’adresser aux électeurs ruraux. Le terme n’est sans doute pas fréquemment employé dans la région, mais le sentiment n’en est pas moins prégnant : les habitants se sentent abandonnés. Le salaire moyen de la population locale est inférieur de 34£ au salaire moyen dans le Royaume-Uni, et nombreux sont les travailleurs cantonnés dans des emplois peu qualifiés et, par conséquent, mal payés. Les habitants de la région qui font des études et obtiennent des diplômes spécialisés finissent souvent par déménager dans les grandes villes, l’offre de transports en commun est faible et l’on compte trop peu de commerces et de magasins. Sally Gimson insiste sur le fait que les Travaillistes se doivent d’investir des endroits tels que Bassetlaw pour en faire des régions où il fera bon vivre, et qui seront ainsi susceptibles d’attirer de nouveaux habitants.

Si l’on veut résumer à grands traits les solutions avancées par Sally Gimson, il faut installer la fibre optique et développer les transports en commun. Selon elle, Bassetlaw est typiquement une région qui tirerait des bénéfices conséquents de tels investissements publics – des arguments qui avaient été tournés en dérision lors de la parution du Manifeste travailliste en 2019, mais qui, après la crise du Covid, ne prêtent plus à rire. Les Travaillistes doivent clairement annoncer qu’ils favoriseront le déploiement d’un réseau de bus fiable et de haute qualité. Parallèlement à cela, le parti doit proposer des solutions pour requalifier la force de travail, et engager la construction de logements sociaux. En d’autres termes, il doit prendre à bras-le-corps les problèmes concrets des citoyens. Ce sont des questions telles que : « Qu’est-ce que vivre et grandir à Bassetlaw ? » que doivent se poser les Travaillistes, tout en s’assurant également que la circonscription puisse retenir ses talents par l’aménagement de quartiers attractifs, point d’autant plus crucial dans cette période où les gens n’ont jamais passé autant de temps à travailler chez eux. Tout comme Deborah Mattinson, Sally Gimson note qu’il faut un plus strict équilibre entre Londres et les régions. Pour reprendre les mots de S. Gimson elle-même, « la perte des sièges du ‘‘mur rouge’’ doit être la sonnette d’alarme sur les questions de dignité, pas seulement des emplois, mais des emplois qualifiés et créatifs, tout comme sur l’enjeu de la formation au long terme, de l’apprentissage qui doit redonner aux gens le sens de la maîtrise de leurs vies. »

Qu’on le veuille ou non, nous devons désormais faire face à un nouveau paysage politique, modifié par le Brexit, mais également par la crise du Covid (qu’on espère derrière nous). Ces deux évènements opèrent à des niveaux différents des bouleversements dans notre vie politique, et le parti qui remportera les élections devra montrer qu’il comprend et entend des électeurs tels que ceux qu’ont rencontré Deborah Mattinson et Sally Gimson. Un parti qui les mépriserait serait voué à demeurer dans l’opposition.

 

Rohan McWilliam est Professeur d’histoire moderne du Royaume-Uni à l’Université Anglia Ruskin, et co-directeur de l’unité de recherche sur l’histoire du Parti Travailliste.

 

Traduit de l’anglais par Tristan Duval-Cos.

 

Partagez l'article