[Bulletin #2] Il n’y a pas d’identité européenne – Quelques réflexions critiques sur un lieu commun

Cet article de Guillaume Durieux est le premier texte de notre bulletin #2 « Existe-t-il une identité européenne? ». Il sera discuté par Vincent Descombes et Emmanuel Phatthanasinh.

À suivre en janvier : « Vers une agriculture écologique » avec Marc Dufumier, Pierre-Émmanuel Dillot et Mathieu Courgeau. 

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L’Union européenne souffre d’un déficit d’identité : il n’y a pas d’identité européenne. Le constat semble sinon parfaitement unanime, du moins largement partagé. Il fonctionne, en quelque sorte, comme un lieu commun au sens que la rhétorique antique donne à ce terme : une ressource sémantique partagée par une communauté et à partir de laquelle un orateur peut déployer son discours dans le but de persuader son auditoire1. En tant que tel, ce constat paraît donc n’emporter, de manière nécessaire, aucune option spécifique quant à la valeur et au destin de l’UE elle-même comme forme politique. Il peut servir de prémisse à un développement dénonçant la faillite technocratique inévitable d’un projet hors-sol manifestement contradictoire avec l’irréductible ancrage national, voire religieux, de toute identité politique concrète2. Mais il peut aussi bien être le point de départ d’un appel à l’invention de nouvelles formes d’identité et de pratiques constitutionnelles et civiques en adéquation avec un développement historique qui a signé la péremption définitive de l’État-nation3, jouant ainsi l’imagination créatrice contre l’illusion rétrospective, à la fois nostalgique et déformante. La question de l’identité européenne – ou plutôt de son déficit d’identité donc – peut ainsi passer pour un lieu commun, explicite ou implicite, à partir duquel les argumentations politiques, pro et contra, se déploient dans l’espace public ou les espaces publics européens.

Pour autant, l’acceptation d’une cette assertion – il n’y a pas d’identité européenne – ne va pas de soi et requerrait au contraire une enquête approfondie et circonstanciée. S’il n’est pas possible de mener une telle enquête ici, je voudrais en revanche proposer quelques réflexions critiques sur ce thème, tant il est vrai que l’acceptation des prémisses et, plus largement, des coordonnées d’une discussion circonscrit a priori l’espace discursif des réponses possibles. La référence à la question de l’identité européenne se justifie à partir de l’inférence selon laquelle aucune forme politique ne saurait être viable à moins d’être adossée à des réseaux de réciprocité et d’interaction établis, solides et englobants, réseaux dont cette forme tiendrait alors sa légitimité et son effectivité. L’existence de tels réseaux est alors posée comme la condition nécessaire, sinon suffisante, de la constitution d’une identité collective qui doit servir de support et de fondement aux procédures démocratiques mises en œuvre au niveau institutionnel. La possibilité d’une identité proprement européenne apparaît alors dépendre de la possibilité du développement de tels réseaux à l’échelle de l’Union européenne. L’insuffisance de ce développement, ou le caractère inégalitaire de sa distribution sociale entre les citoyens européens, préviendrait ainsi durablement la constitution d’un identité collective européenne effective et, par voie de conséquence, rendrait précaires les institutions européennes dont la légitimité flotterait, pour ainsi dire, en l’air.

Néanmoins, il y a deux questions qui méritent d’être soulevées. On peut d’abord se demander s’il est si manifeste que l’identité européenne n’existe pas. Si « l’idiome identitaire4 » apparaît progressivement à partir des années 50, il prend depuis quelques années une importance politique considérable. Si le mot s’impose comme une référence obligée des discours politiques, il n’en laisse pas, pour autant, d’être vague et équivoque. Il est loin d’être évident de savoir ce que l’on veut dire lorsque l’on affirme que l’identité européenne n’existe pas. Cette expression demeure opaque et c’est donc à la clarification partielle de celle-ci que je voudrais, en premier lieu, me consacrer. Ceci fait, il sera alors possible, ensuite, de revenir de manière plus critique sur le constat initial : est-il bien certain que l’identité européenne n’existe pas ou, qu’à tout le moins, l’Union européenne souffre d’un déficit d’identité et, par conséquent, de légitimité ? Sans prétendre écarter d’un revers de main les défis institutionnels et politiques considérables auxquels l’Union européenne est confrontée et donc sans prétendre lever l’incertitude qui pèse sur l’avenir de celle-ci, je voudrais ainsi suggérer, en guise de conclusion, que l’acceptation de ce lieu commun selon lequel l’identité européenne n’existe pas ou pas suffisamment, loin d’être inoffensive ou triviale, contraint les partisans de l’Europe politique à une position défensive et inconfortable alors même que ni ce lieu commun ni le codage des coordonnées du débat selon « l’idiome identitaire » ne s’impose de manière contraignante. En somme, l’identité européenne existe peut-être plus qu’on ne le dit et le destin politique de l’Union européenne dépend sans doute moins qu’on ne le croit de ce problème.

 

N’y a-t-il véritablement pas d’identité européenne ?

Il faut néanmoins commencer par rendre justice au scepticisme. Les identités collectives nationales jouissent, au niveau européen, d’un pedigree incontestable, même si le nationalisme exalté et belliciste ne semble plus en être l’expression majeure et privilégiée. Ces identités, même dans leurs expressions nationalistes, paraissent prendre bien davantage une tonalité patrimoniale5. Quoi qu’il en soit, rien d’équivalent n’existe quant à une éventuelle identité européenne.

Et il y a manifestement de bonnes raisons à cela. Les États-nations modernes se sont construits en établissant des réseaux durables de réciprocité et d’interaction de vaste amplitude adossés à des systèmes institutionnels efficaces et consistants. Il suffit de penser à l’histoire propre à chaque État européen du développement d’un système d’assurance sociale, d’un système éducatif national, d’armées et de services de renseignement, etc., tout cela contribuant à la production d’un imaginaire national6. Dit autrement, le développement chez les individus d’un sentiment d’identité collective « nationale » n’a été possible que moyennant la mise en place d’un réseau institutionnel cohérent qui en est comme le support. Réciproquement, le développement d’un tel sentiment d’identité collective a pu justifier la mobilisation massive de ces individus au nom d’une identité collective intimement partagée – alimentant en retour cet imaginaire national selon une boucle de rétroaction positive.

On chercherait en vain l’existence de telles mobilisations et, corrélativement, d’un tel imaginaire à l’échelle européenne et, plus largement, si le développement d’institutions européennes ne saurait être remis en cause, il n’en demeure pas moins qu’elles ne paraissent pas porteuses d’un coefficient d’imagination et donc d’identification collective comparable à celui des institutions stato-nationales. On serait tenté de dire qu’elles sont de basses intensité identificatoire. Pire, dans la mesure où l’approfondissement et l’accélération des dynamiques de globalisation paraissent signer un déclin irréversible de la puissance souveraine des États et des modes de réglementation politiques et constitutionnels modernes et stato-centrés des processus sociaux7, ces institutions européennes peuvent aisément paraître avoir partie liée avec ces tendances désintégratives à l’œuvre à l’échelle globale. Ainsi, par exemple, la Cour de justice européenne et son interprétation extensive de sa compétence juridictionnelle tend à imposer une intégration juridique européenne « négative8 », imposant des déréglementations nationales et échappant tendanciellement à toute forme de contrôle démocratique. Il est bien connu, de même, que la Banque centrale européenne échappe constitutionnellement à tout contrôle étatique tandis qu’elle est à même d’imposer ses décisions aux États souverains eux-mêmes – on sait que la réaction des institutions européennes, dont la BCE, face à la crise de la dette publique grecque, à partir de 2010, a souvent été présentée sous cet angle. Plus largement, les institutions européennes et les normes communautaires semblent se développer « au-dessus de la tête » des citoyens européens, voire contre eux, échouant ainsi manifestement à se constituer en support d’un sentiment d’identité collectivement partagée par les citoyens européens. La citoyenneté européenne, dès lors, n’est pas corrélative d’une identité collectivement partagée mais simplement la conséquence de l’appartenance à un État-membre. C’est une citoyenneté dérivée, déduite d’une citoyenneté nationale d’un État-membre, sans implication civique véritable ni identité commune authentiquement partagée et, par conséquent, un citoyenneté fragile et évanescente. Le taux d’abstention tendanciellement haut aux élections européennes et la difficulté à faire émerger des thèmes de campagne d’échelle proprement européenne – et donc de dépasser l’échelle nationale – paraissent confirmer ce constat. Ajoutons à cela l’installation durable dans le paysage politique de tous les États européens de partis populistes critiques vis-à-vis de l’Union européenne et le choix du Royaume-Uni, en 2016, de quitter le navire. L’existence d’une identité collective proprement européenne semble effectivement des plus incertaines.

Et pourtant. Il n’est pas si évident que cette identité européenne soit si dérisoire que cela. Encore faut-il s’entendre sur ce dont il y va. Avant de s’attarder plus précisément sur ce point, on remarquera, par exemple, que l’enquête Eurobaromètre du printemps 2019 a montré que près de 68% des citoyens européens et 60% des citoyens français voteraient pour rester dans l’UE si la question leur était posée9. Certes, préférence pour l’appartenance et sentiment d’identité ne sont pas synonymes et l’on ne saurait rien conclure de trop général des résultats de ce genre d’enquête. Ceux-ci montrent d’ailleurs aussi bien une augmentation du sentiment d’incertitude sans 19 pays de l’Union. Une autre enquête réalisée par Viavoice, en mars 2019, pour la Revue Civique et la Fondation Jean Jaurès suggère que les citoyens français sont majoritairement favorables à un renforcement des pouvoirs de l’Union européenne, notamment dans des secteurs stratégiques comme l’écologie, la défense et la sécurité ou la protection des institutions démocratiques10. Là encore, la prudence exige de ne pas tirer de conclusions trop générales quant à l’identité européenne – item qui n’a pas été l’objet d’un questionnement spécifique lors de cette enquête et dont il n’est pas évident de savoir comment il pourrait faire l’objet d’une évaluation. Pour autant, ces résultats suffisent à relativiser l’idée selon laquelle les institutions européennes seraient dépourvues de tout attachement auprès des citoyens européens.

Il n’en reste pas moins que le syntagme « identité européenne » ne semble pas renvoyer à une réalité bien identifiée. Quels que soient les résultats des enquêtes d’opinion, nationales ou européennes, force est bien de constater qu’il n’existe rien comme un identité européenne qui serait du même ordre que les identités nationales. Mais la question est bel et bien celle de l’ordre pertinent : si une identité européenne devait exister, serait-elle du même ordre que les identités nationales établies ?

Pour répondre à cette question, il peut être utile de prendre un peu de recul historique. L’apparition de l’Europe comme référence identitaire commune n’est en effet pas neuve. Au contraire, elle apparaît progressivement au cours du XVIe siècle. A cette époque, avec l’éclatement religieux de la chrétienté et les guerres religieuses que cet éclatement a entraînées, l’Église catholique apostolique et romaine se trouve confrontée à l’impossibilité de revendiquer et d’assumer, de façon convaincante, sa fonction de garante symbolique de l’unité des chrétiens. Si l’espoir d’un Empire unitaire et universel avait déjà fait long feu depuis un temps certain, l’Église n’en conservait pas moins sa prétention à représenter une unité symbolique et spirituelle transcendant la diversité, l’éclatement et la contingence des affaires mondaines. Sans disparaître, cette prétention se trouve évidemment irrémédiablement fragilisée avec la Réforme. C’est dans ce contexte que l’Europe commence à apparaître, sous la plume des intellectuels européens, comme investie d’une signification nouvelle : il s’agit de penser l’unité au-delà de la diversité et l’éclatement sur des fondements partiellement sécularisés. Certes le continent européen reste peuplé essentiellement de chrétiens, mais l’éclatement de la chrétienté elle-même empêche que la religion puisse encore servir de référent identitaire univoque et unanime11.

Si cette référence nouvelle à l’Europe est d’abord le fait des seules élites, notamment humanistes, il n’en demeure pas moins qu’elle a deux propriétés remarquables. En premier lieu, elle est d’ordre identitaire. Le sentiment d’être européen n’est donc pas neuf : il n’est pas si postérieur d’ailleurs à l’émergence de ce qu’il sera convenu d’appeler le sentiment national. Surtout, son apparition en tant que référence identitaire ne paraît nullement devoir entrer en concurrence avec ce sentiment national. En second lieu, ce glissement de la référence chrétienne à la référence européenne est corrélatif d’un changement des réseaux d’interaction sous-jacents à ces références. Là où le sentiment d’identité collective chrétienne s’adossait à l’existence d’une structure institutionnelle ecclésiale hiérarchisée et centralisée, structure dont on connaît l’homologie avec les structures caractéristiques des institutions étatiques de la même époque, le sentiment d’identité collective européenne s’articule, pour sa part, à des réseaux décentralisés et polycentriques d’échanges intellectuels et commerciaux se déployant selon des dynamiques échappant partiellement à la maîtrise des États et des institutions politiques.

Tout ceci est évidemment schématique et stylisé. Il ne rentre pas dans mon objet de détailler davantage cette dynamique. Il suffit de relever que lors de son émergence historique, l’auto-identification européenne se déploie selon des réseaux et des modalités qui diffèrent de ceux qui sous-tendent le développement de l’identité nationale et qui n’entrent pas en concurrence avec ceux-ci. Être européen, c’est alors avant tout appartenir aux mêmes réseaux d’échanges intellectuels et commerciaux qui unissent les individus par-delà l’éclatement politique et religieux et indépendamment de lui.  Il faut donc dire qu’en un certain sens l’identité européenne existe bien et existe depuis longtemps, quand bien même elle était initialement caractéristique des seules élites humanistes. Cependant, cette discussion reste encore trop vague et floue, faute d’avoir entrepris d’élucider, même grossièrement, la signification du concept d’identité collective qu’elle mobilise plus qu’à son tour.

 

Que faut-il entendre exactement par identité européenne ?

En fait, il n’est pas si évident que l’on sache exactement ce que l’on veut dire lorsque l’on affirme qu’il y a ou qu’il n’y a pas d’identité européenne. J’ai utilisé plusieurs fois sans m’y arrêter le terme de sentiment d’identité, mais s’il est suggestif, il n’est peut-être pas des plus rigoureux. En effet, il y va dans ces questions d’un concept spécifique d’identité que Vincent Descombes qualifie plus exactement d’identité expressive12. Car le problème n’est pas de savoir quelles sont les propriétés objectives que doit posséder un individu ou un groupe pour être ce qu’il est et pas un autre, mais de savoir quelles attitudes pratiques expriment l’identité de cet individu ou de ce groupe, dans la mesure ou cet individu et ce groupe doivent assumer et reconnaître ces attitudes pratiques comme les leurs propres. Cela suppose en particulier que cette attitude pratique soit la conséquence d’un choix délibéré, c’est-à-dire fondé sur des raisons. Dans une situation donnée, lorsqu’il s’agit de déterminer la manière dont je vais agir, il s’agit de décider de l’action que je vais accomplir et dont je serai tenu pour responsable une fois qu’elle sera accomplie et, en ce sens, qu’il me faudra assumer comme la mienne propre. C’est ce qui explique aussi, à l’inverse, pourquoi les prétentions identitaires que chacun est susceptible d’élever en première personne – je suis écologiste, mélomane, bon chrétien, etc. – sont nécessairement et à bon droit exposées à la possibilité d’une objection ad hominem : être écologiste, mélomane ou bon chrétien, c’est exprimer cette identité à travers certaines attitudes pratiques : si mon attitude pratique est en contradiction manifeste avec mes prétentions identitaires, c’est à bon droit qu’on m’objectera que je ne suis pas ce que je prétends être. Quoi qu’il en soit, il suit de cela que l’identité expressive, c’est-à-dire telle qu’elle s’exprime à travers des attitudes pratiques, n’est pas d’abord et avant tout affaire de sentiment. Écouter régulièrement de la musique et y prendre plaisir, c’est être mélomane, que j’ai par ailleurs le sentiment d’être mélomane ou non.

Sans rentrer dans les détails, un tel concept d’identité expressive a ceci de remarquable qu’il ne dénote pas un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes inhérentes au fait d’être ce qu’on est. Il existe une liste ouverte et indéfinie d’attitudes pratiques exprimant mon identité. Je peux être en même temps écologiste, mélomane et bon chrétien, ainsi que bien d’autres choses encore. Certes, le fait d’être ainsi exclut certaines options : on ne peut probablement pas être en même temps un bon chrétien et un bon musulman. Mais l’identité qui s’exprime dans ces attitudes pratiques réfléchies ne saurait être épuisée dans l’énoncé d’une liste exhaustive de propriétés constitutives de celle-ci. A s’en tenir là, on ne voit donc pas pour quelle raison une identité européenne serait impossible.

Mais peut-on s’en tenir là ? Lorsqu’on doute de l’existence d’une identité européenne, ne peut-on pas dire qu’on doute en fait de l’existence d’attitudes pratiques exprimant effectivement une identité collective européenne ? C’est sur ce point que la comparaison avec les identités nationales suggère une différence majeure. A l’échelle européenne, il n’existerait pas – ou si peu – d’opinion publique unifiée, de mobilisation publique transnationale, de références communes activées dans la sphère publique, etc. En somme, il serait impossible de découvrir des attitudes pratiques largement répandues parmi l’ensemble des citoyens européens, ou un partie importante de ceux-ci, exprimant une identité collectivement partagée. Car il ne suffit pas, pour qu’une telle identité collective existe, que chacun individuellement agisse de la même manière. Il faut que la signification de cette attitude pratique dépende essentiellement du fait qu’elle est collective. L’absence d’une opinion publique européenne serait alors, par exemple, la preuve de l’absence d’une identité européenne.

Il ne faut néanmoins pas prendre l’absence de preuve pour la preuve de l’absence – surtout lorsque le raisonnement duquel est tiré un telle conclusion est lui-même contestable. L’argument d’ensemble repose sur la prémisse implicite selon laquelle l’identité européenne devrait être du même ordre et de la même nature que l’identité nationale. Formulée autrement, cette prémisse implicite soutient que l’identité européenne devrait s’exprimer sous la figure d’un démoseuropéen tout comme les identités nationales s’expriment sous la figure de démoï nationaux. Or un tel démoseuropéen n’existe manifestement pas.

Mais cette prémisse doit-elle être acceptée ? Deux remarques s’imposent immédiatement. D’une part, cette prémisse témoigne davantage d’un imaginaire stato-centriste étroit que d’une enquête sociologique positive. La valorisation d’un démos souverain soutenant activement le fonctionnement des institutions démocratiques au niveau étatique relève davantage de l’idéal normatif et du concept heuristique que du fait sociologique. Certes, on ne saurait nier que les opinions publiques se constituent et se polarisent, de manière privilégiée, au niveau national et que les institutions européennes passent couramment pour technocratiques et, pour ainsi dire, hors-sol. Pour autant, expliquer ce fait par l’absence de démos européen, c’est oublier que les institutions démocratiques sont confrontées à une crise de légitimité y compris au niveau national. Il est à cet égard remarquable que les reproches le plus souvent adressés aux institutions européennes sont les souvent analogues à ceux qui sont adressés aux institutions représentatives nationales : dévoiement technocratique, inféodation aux intérêts économiques, absence de représentativité réelle, absence de contrôle, opacité de fonctionnement, impuissance, etc. Il ne s’agit pas de nier les différences indéniables qui existent entre les institutions nationales et européennes – le Parlement européen, par exemple, reste ainsi structurellement faible en regard des parlements nationaux. Il n’en demeure pas moins que l’analogie existant entre ces reproches autorise à penser que le problème gît moins dans la différence supposément manifeste entre l’absence d’un démos européen et la présence de démoï nationaux.

D’autre part, il est loin d’être évident que la comparaison ainsi suggérée entre l’UE et les États nationaux soit justifiée. Mettre en regard la possibilité d’un démos européen avec l’existence de démoï nationaux, c’est présupposer que la forme politique qu’est ou vers laquelle doit tendre l’UE devrait être de même nature que la forme étatique prévalant à l’échelle nationale. L’Union européenne comme forme politique devrait être un État plurinational ou cosmopolitique, un État fédéral en somme, ou n’être pas du tout. Poser ainsi le débat, c’est préjuger a priori des réponses auxquelles il peut aboutir : tout forme politique viable et légitime est étatique et est adossée à un démos identifiable ; or l’Union européenne est une structure fédérale qui n’est pas un État fédéral et qui ne s’adosse à aucun démos identifiable ; donc ou bien l’Union européenne est une forme politique débile et illégitime ou bien elle doit tendre à devenir un État fédéral. Ou bien une identité européenne du même ordre que les identités nationales est impossible et le projet politique européen est voué à l’échec, ou bien une telle identité est possible, bien qu’encore inexistante, et la réussite de ce projet dépend de la capacité des institutions européennes à la produire. Mais il y a de bonnes raisons de contester cette idée qu’une structure fédérale a pour télos naturel la forme de l’État fédéral13. On peut au contraire suggérer que l’UE a vocation à se constituer comme une forme politique sui generis ou, à tout le moins, comme une forme politique non-étatique. La nature d’une telle forme reste d’ailleurs très incertaine et sujette à discussion14. Dit autrement, il n’y a pas de raison d’accepter le nationalisme méthodologique comme seul cadre de questionnement pertinent15. Quoi qu’il en soit, l’essentiel tient à cela que la focalisation sur la question de l’identité européenne repose très souvent sur l’acceptation de cette prémisse implicite problématique suivant laquelle l’identité européenne devrait être du même ordre que les identités nationales sous-tendant les procédures démocratiques à l’échelle nationale.

Attendre la viabilité de l’Union européenne comme forme politique de la constitution possible d’un démoseuropéen pensé sur le modèle des démoï stato-nationaux, et formuler cette attente selon l’idiome identitaire – le démoscomme identité collective – c’est en fait confondre deux notions : l’identité collective et l’acteur collectif. La légitimité démocratique des États modernes repose largement sur l’identification de ces deux termes : le peuple est se constitue comme un, par-delà ses divisions irréductibles, dans l’acte même par lequel il se pose comme tel. Moins emphatiquement : la légitimité démocratique moderne, telle qu’elle soutient les institutions étatiques nationales, pose la co-originarité du peuple comme collectif-objet destinataire de la norme et du peuple comme collectif-sujet émetteur de la norme. C’est ce qui autorise, en contexte stato-national, l’identification immédiate du peuple comme identité collective et du peuple comme acteur collectif. Mais il n’est pas évident qu’un tel modèle doive être reconduit concernant l’Union européenne. La manière dont un démos européen ainsi compris pourrait coexister avec des démoï nationaux subsistants n’est d’ailleurs pas claire. Il semble bien plutôt qu’il faille penser le type de légitimité propre aux institutions européennes à partir d’autres fondements. En particulier, s’il semble difficile de dissocier complètement le peuple compris comme identité collective et le peuple compris comme acteur collectif sans renoncer en même temps à toute légitimation démocratique – qui est le seul langage disponible de légitimation aujourd’hui –, l’identification entre ces deux figures du peuple ne peut sans doute pas s’opérer de manière aussi immédiate que dans les modèles entreprenant de dégager la légitimité des institutions démocratique à l’échelle nationale16.

Il semble donc que l’intelligence de la forme politique spécifique qu’est l’Union européenne suppose de refuser toute identification trop immédiate de ces deux figures du peuple : le peuple comme doté d’un identité collective et le peuple comme acteur collectif. Il y a probablement de bonnes raisons de croire qu’il existe déjà, et depuis longtemps, quelque chose comme une identité européenne qui peut s’exprimer dans des pratiques animées par des principes culturels, historiques et normatifs partagés. Plus largement, si l’on essaie de prendre un peu de recul par rapport à l’idéal obsédant du démos national, on peut constater que de nombreuses attitudes pratiques paraissent pouvoir être lue comme exprimant l’existence d’une identité européenne. Il n’est pas sans importance de remarquer que, selon une enquête Eurobaromètre du printemps 2018, le principal accomplissement de l’UE, aux yeux des citoyens européens, est la libre circulation des personnes, des biens et des services. La paix en Europe et le programme Erasmus arrivent en deuxième et troisième positions respectivement17. Ces résultats témoignent a minima de la conscience dont font preuve de nombreux européens de la manière dont l’UE affecte effectivement leurs attitudes pratiques quotidiennes. A cet égard, il semble permis de parler d’une identité européenne, même si celle-ci est d’un autre ordre et d’une plus basse intensité que les identités nationales.

De même, il est sans doute excessif d’affirmer qu’on ne saurait en aucun cas parler d’un acteur collectif au niveau européen. Il est incontestable qu’il n’existe pas d’opinion publique européenne constituée de la même épaisseur que les opinions publiques nationales et que les taux de participation aux élections européenne, quoique variables d’un État à l’autre, sont tendanciellement plus bas que ceux des élections nationales. On pourrait multiplier les exemples. Mais l’interprétation qui en est donnée le plus souvent mobilise, implicitement ou explicitement, la référence au démos stato-national, comparaison dont on a dit les limites. Il faut à tout le moins relever que le rapport des citoyens européens aux institutions européennes est complexe, puisqu’ils sont à la fois citoyens européens, élisant à ce titre des députés au Parlement européen, et citoyens nationaux, dont les intérêts sont défendus comme tels à la Commission. Ce rapport complexe interdit à lui seul toute conclusion trop hâtive tirée de données interprétées à partir d’un schème stato-centrique discutable.

Il est donc pour le moins aventuré d’accepter comme trivial l’assertion selon laquelle l’identité européenne n’existe pas. Une telle assertion repose sur un concept d’identité flou et présuppose l’horizon indépassable d’un nationalisme méthodologique stato-centrique. Or rien ne justifie cela. Non seulement, il semble qu’il soit permis de parler en un certain sens, y compris politique, de l’existence d’une identité européenne, mais il faut aussi voir que le recours à cet idiome identitaire obscurcit considérablement les enjeux et la spécificité du fonctionnement des institutions européennes en les évaluant la l’aune d’une norme stato-nationale inadéquate. Pour autant, on ne peut se contenter de déclarer nulle et non-advenue cette référence insistante dans les discours divers à cette question de l’identité européenne. Il faut encore se demander pourquoi cette référence, malgré son obscurité – ou à cause d’elle – y assume une fonction si stratégique.

 

Que veut-on dire lorsqu’on affirme qu’il n’y a pas d’identité européenne ?

Les remarques qui précèdent ne doivent pas être lues comme une profession de foi naïve. Il ne s’agit en aucun cas de dire que les inquiétudes sérieuses qu’expriment les doutes quant à l’existence et même la possibilité d’une identité européenne ne sont que le produit d’une brume métaphysique qu’il suffirait de dissiper, comme s’il suffisait de clarifier l’usage des termes pour résoudre les problèmes réels qui ne laissent pas de se poser. En particulier, on a vu que la référence à l’identité européenne est intrinsèquement liée à la question de la légitimité démocratique des institutions européennes. L’absence supposée d’identité européenne sert alors à expliquer le déficit de légitimité et, tout autant, de lisibilité et de transparence des institutions européennes. Celles-ci seraient des institutions éloignées, imposant leurs décisions prises selon des mécanismes opaques à des citoyens qui ne se reconnaissent pas en elles. Pris à la lettre, le constat pourrait évidemment être nuancé : les ambiguïtés calculées de certains leaders politiques critiques des institutions européennes quant à la stratégie exacte qu’ils entendent défendre témoignent sans doute de la prise de conscience d’un attachement plus fort que prévu des citoyens européens à leurs institutions. Il n’en demeure pas moins que, selon l’esprit, l’argument demeure puissant : de quelle légitimation démocratique les institutions européennes sont-elles susceptibles ?

Il me semble que si l’usage de l’idiome identitaire obscurcit les débats et conduit à la formulation de faux dilemmes, sa mobilisation répond bel et bien à une question qui s’impose d’elle-même et qui porte, effectivement, sur la légitimité et la réforme nécessaires des institutions européennes. Le recours à l’idiome identitaire obscurcit les débats parce qu’il tend à fondre sous une seule notion des problèmes qui sont foncièrement hétérogènes. En particulier, il laisse suggérer l’existence d’une affinité élective entre les pressions accrues que l’accélération de la globalisation à tous les niveaux fait peser sur les institutions démocratiques et sur le pouvoir de régulation des États, d’une part, et un projet européen qu’on soupçonnera d’être consubstantiellement néolibéral ou ordolibéral et orienté vers l’inféodation des États aux intérêts du marché libre18. La globalisation comme la construction européenne relèveraient alors du même genre de processus dissolvant les identités collectives constituées et les spoliant de leur capacité à prendre en charge leur propre destin, sans permettre l’émergence d’acteurs collectifs alternatifs. On pourra alors simplement opposer qu’on ne voit pas que ces pressions pèsent moins sur les pays qui ne sont pas membres de l’UE que sur ceux qui en sont membres et que ceux-là ne paraissent pas disposer de leviers politiques et juridiques sensiblement plus efficaces de ceux-ci.

Mais l’essentiel n’est probablement pas là. Les prémisses d’un tel raisonnement sont discutables, cela a été dit. En revanche, ce raisonnement indique en creux une difficulté réelle, pour nombre de citoyens européens, à appréhender le type de fonctionnement et l’architecture institutionnelle de l’UE. Il n’y a rien de très original dans ce constat. C’est même – là aussi – un lieu commun aujourd’hui que d’appeler à une juste et nécessaire réforme des institutions européennes. Il faut que celles-ci deviennent « plus démocratiques ». Ainsi le processus de légitimation de l’Union européenne pourra se prolonger et s’approfondir.

Il ne rentre pas dans l’objet de cet article de s’interroger sur la nature de ces réformes nécessaires. En revanche, il convient de s’arrêter, pour finir, sur cet appel quasi-unanime à la démocratisation des institutions européennes. Nul ne saurait rejeter a priori un tel appel, dans la mesure où il n’existe pas, à l’heure actuelle et pour longtemps encore, de langage de légitimation concurrent à celui de la démocratie. Cependant, cette situation de monopole normatif est corrélative d’un flou certain concernant la signification exacte d’un tel idéal de démocratisation. L’appel à démocratiser les institutions européennes doit se doubler d’un travail de spécification entreprenant de dessiner ce que pourrait être une démocratie européenne légitime et fonctionnelle.

A cet égard, j’ai voulu m’en tenir dans cet article à une position prudente et négativement critique, pourrait-on dire. Sans s’avancer sur les formes que devraient prendre une telle démocratie européenne, on peut avancer qu’elle n’aura certainement pas la forme d’une démocratie nationale. Le recours à l’idiome identitaire ne manifeste finalement rien d’autre que l’incapacité à se défaire d’un cadre d’analyse posant, comme fondement unique et indépassable de toute légitimité démocratique, l’identification immédiate du peuple comme identité collective et comme acteur collectif. Mais si la démocratie européenne doit être possible comme forme politique légitime, elle ne le sera qu’à la condition de trouver et d’instituer des médiations complexes et pourtant lisibles entre ces deux figures du peuple.

C’est là, cela va de soi, tout un programme. Mais l’établissement d’un tel programme suppose que l’on évite, autant que faire se peut, de tomber dans de faux dilemmes qui sont autant d’obstacles à la résolution effective des problèmes qui se posent. J’ai voulu suggéré ici qu’il existe probablement de bonnes raisons de ne pas accepter le codage des discussions selon l’idiome identitaire. Cet idiome tend à obscurcir les débats et emporte avec lui, implicitement, le présupposé que la seule forme de légitimation démocratique possible est celle qui a présidé à la constitution des États modernes. Accepter le codage du débat selon l’idiome identitaire, c’est ainsi accepter ce présupposé et, par conséquent, c’est aussi immédiatement, pour la partisan de la démocratie européenne, se placer dans une posture défensive et inconfortable. Reconnaître au contraire que la référence récurrente à l’identité européenne demeure irréductiblement ambiguë et floue et que ce n’est pas d’abord sur ce terrain que se joue le destin de l’UE, rejeter donc cet idiome identitaire, c’est au contraire se rendre à même de prendre au sérieux la nécessaire complexité de l’architecture institutionnelle européenne et les enjeux de légitimation spécifique que cette complexité soulève. La question de l’existence et de la nature de l’identité européenne n’est probablement pas un non-problème ou un faux-problème, mai ce n’est certainement pas le problème le plus urgent auquel sont confrontées les institutions européennes.

 

Guillaume Durieux est agrégé de philosophie et formateur à l’INSPÉ de Créteil. 

 

Illustration : Lisa Larsen, « A Crowd of Russian Faces ».

 

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