« La loi de 1905 est anticléricale, au sens où l’on refuse que la religion se mêle de politique. » Entretien avec Patrick Weil.

Patrick Weil est historien, spécialiste de la laïcité et directeur de recherche au CNRS. Dans un essai paru en avril dernier, il évoque le long combat en faveur de la laïcité en France, et revient sur les principes de la loi de 1905. Entretien.

 

En promulguant la loi de 1905, Aristide Briand l’a présentée comme une loi de pure neutralité, c’est-à-dire moins comme un acte d’anticléricalisme à l’encontre de l’Église catholique, que comme une saine séparation entre l’État et les Églises. Mais n’était-ce pas là une simple stratégie rhétorique pour faire accepter un projet fondamentalement anticlérical à une population française alors majoritairement catholique ?

Il n’y a pas d’opposition entre ces deux dimensions. C’est anticlérical, au sens où l’on refuse que la religion se mêle de politique et Briand le revendique très clairement  : il veut rompre avec l’ingérence religieuse dans le politique,  par le haut et par le bas. Par le haut : plus de lien spirituel avec le Vatican ;  l’Etat  s’affirme dorénavant non pas antireligieux mais « areligieux » – c’est le terme que Briand emploie. Auparavant, il y avait un lien spirituel avec l’Église catholique, même dans le cadre du  gallicanisme qui marquait une volonté d’autonomie du politique, une volonté de gestion du religieux par les rois de France. 1905 est  donc une rupture  spirituelle fondamentale, l’État ne prend plus position sur l’existence de Dieu, ni sur qui est le « vrai Dieu ». L’État est neutre par rapport à l’existence d’un Dieu. Ensuite, par le bas, la neutralité se joue par rapport aux Français eux-mêmes, aux citoyens. Avant la loi de 1905, il y avait les cultes reconnus, à savoir le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme, qui faisaient partie du service public et qui exerçaient des cultes financés par les contribuables.  La rupture de la loi de 1905  entraîne donc aussi  l‘égalité des citoyens quelle que soit leur foi ou leur absence de foi, devant un  État neutre. Auparavant ceux qui appartenaient à des cultes non reconnus ou qui étaient athées ou agnostiques étaient désavantagés. La loi de 1905 est enfin une affirmation de la souveraineté de l’État. Elle  est une rupture souveraine par la loi, avec le  concordat, formellement un traité  sans renégociation ou discussion avec le co-signataire, le Saint-Siège.  La rupture  intervient d’ailleurs à un moment où les relations diplomatiques sont  rompues avec le Vatican, comme je le raconte dans mon livre, avec l’incident du voyage d’Émile Loubet à Rome.

 

Mais l’Église a son organisation propre, avec sa hiérarchie, son système juridique, ses tribunaux, etc. Une « coexistence pacifique » était-elle possible avec l’ordre républicain ?

Effectivement, la grande question qui s’est posée dans le débat sur la loi de 1905 est celle de la compatibilité entre l’organisation hiérarchique de l’Eglise catholique et des associations cultuelles. Le statut   juridique d’association cultuelle créé par la loi de 1905 fonctionne très bien pour des religions qui ne sont pas centralisées, comme le protestantisme, le judaïsme et l’islam. Vous avez des groupes de croyants dans une commune, ils décident d’organiser un lieu de prière, de désigner un ministre du culte reconnu comme tel par la loi. Il leur suffit alors de déclarer leur association, et ce n’est pas plus compliqué que cela. Mais cela, ça ne marche pas pour l’Église catholique, évidemment. Et donc l’Église craint, rejette ce système, car c’était précisément le projet de Combes de  détruire l’Église. Mais ce qui n’était pas l’ambition de Briand. C’est pour garantir à l’Eglise catholique son organisation interne  que l’article 4 de la loi dit : « L’ensemble des biens immobiliers etc. sont transmis aux associations cultuelles. Des associations qui, se conformant aux règles d’organisation générale du culte, dont elles se proposent d’assurer l’exercice, etc. ». C’est ça, la phrase plus importante… – qui fait que la droite catholique vote d’ailleurs cet article 4.

 

C’est, indirectement, une sorte de reconnaissance du droit canon par le droit civil, donc ?

Oui enfin, de toutes les règles internes des cultes, par le droit tout court. C’est cela que la loi organise.

 

On interprète toujours le texte d’une loi. Est-ce qu’aujourd’hui, en 2021, pour comprendre l’esprit de la loi de 1905, il ne faut pas reconstituer l’intention véritable de ses rédacteurs (potentiellement plus antireligieuse), au-delà des compromis et des ambiguïtés du texte ?

On peut tout à fait avoir des débats sur la pensée, la philosophie ou les intentions des rédacteurs ou de chacun des participants à l’élaboration de la loi,  Jaurès,  Pressensé,  Clémenceau,  Combes, et bien sûr Briand.  Mais à la fin, une  loi est votée par la Chambre des Députés, puis après  par le Sénat, conforme c’est à dire sans aucun amendement.  C’est un acte fort ! Cela arrive peu aujourd’hui, à l’époque c’est exceptionnel. À partir de là, le texte de la  loi  devient la référence  dont on va discuter pour l’interpréter. De plus, elle est mise en œuvre par la personne qui a coordonné son élaboration, c’est-à-dire Aristide Briand, qui siège au gouvernement pendant cinq ans. Cela  est exceptionnel également, et dont je crois qu’on n’avait pas suffisamment, jusqu’à présent, saisi la portée ! Y a-t-il un autre exemple, dans l’histoire de la République, d’une personne qui rédige une loi aussi travaillée, pendant deux ans, sur un sujet aussi grave, et qui se retrouve ensuite chargé de son application pendant cinq ans ? dont trois ans de 1906 à 1909, en tandem  avec Clemenceau. Donc étudier la façon dont Clemenceau et Briand  appliquent ensemble la loi de 1905 ,  cela  permet mieux de comprendre son sens, la stratégie qu’il y a derrière, plutôt que de se fier aux paroles des politiques qui ont aussi une fonction de séduction des  électeurs ou des  parlementaires. Il est  plus intéressant de s’intéresser aux actions des hommes politiques qu’à leurs paroles !

 

Certes, mais les actes eux-mêmes peuvent être ambigus. Par exemple : alors que, faute d’associations cultuelles, le pape Pie X encourageait les fidèles à célébrer la messe illégalement, Briand et Clemenceau font passer la loi du 28 mars 1907, qui supprime l’autorisation préalable, afin de maintenir l’Église « malgré elle, dans la légalité ». Cela relève-t-il d’une sincère conviction libérale, ou bien d’une habile stratégie pour ne pas apparaître comme des persécuteurs ?

Mais la loi de 1907 c’est toujours le même esprit que celui de la loi de 1905, la même stratégie, c’est-à-dire  le respect  des croyants ! Je vais vous lire un texte dans les débats parlementaires qui suivent, le 29 janvier 1907, précisément. Briand répond au député Allard : « Monsieur Allard, vous connaissez très mal ce pays. Je conviens volontiers avec vous que, parmi les catholiques, il y a des gens qui pratiquent la religion par habitude, par tradition, mais il ne faut pas nier qu’il y en a aussi qui la pratiquent par conviction. Et quand il n’y en aurait que mille en France… » Et, là Clemenceau interrompt Briand : « Et quand qu’il y en aurait qu’un ! » Briand reprend : « …nous n’aurions pas le droit de les persécuter, nous n’aurions pas le droit de les gêner. » Briand dit à un autre moment : « Quand l’État voit l’Église en face de lui, il doit l’examiner sous deux aspects, parce que l’Église… » – ou toutes les religions – « …ont pris deux aspects, parce que leur action a deux formes : l’État laïque pour assurer sa sécurité et sa prédominance est forcément anticlérical. Il lui appartient en effet de s’opposer à ce que l’Église, sortant de son domaine religieux, en intervenant sur le terrain politique, mette en péril la prédominance de l’État. Mais si l’Église reste chez elle, si les fidèles se contentent de manifester sous la forme du culte, leurs sentiments religieux, l’État est tenu de s’arrêter devant ce domaine sacré. » Donc ils ne veulent  pas troubler les simples fidèles. En revanche, quand  un ecclésiastique  sort du domaine religieux, par exemple en menaçant des enfants en leur disant : « Je vous refuse la communion pour que vous n’étudiiez pas tel ouvrage d’histoire à l’école publique », donc en exerçant une incitation à la non-exécution des lois,  c’est là que la loi punit. Et c’est libéral ! Car c’est une pression intolérable sur la liberté politique des enfants et de leurs parents.

 

En 1908, justement, des ecclésiastiques menaçaient enfants et parents de les priver de sacrements s’ils utilisaient certains manuels scolaires. Briand les fait systématiquement poursuivre et condamner en justice. D’un point de vue strictement libéral, l’État aurait dû reconnaître à l’Église une entière indépendance dans l’administration des sacrements. Briand et les juges n’ont-ils pas, au contraire, mis leur libéralisme de côté pour agir avec réalisme ?

C’est une pression directe sur les personnes, consistant à leur faire encourir une punition religieuse s’ils se comportent comme des citoyens en mettant leurs enfants à l’école publique. Ce qui est illégal, c’est de faire pression sur quelqu’un. C’est le centre de toute la loi de 1905. L’appel des ecclésiastiques appel aux catholiques à ne pas mettre leurs enfants à l’école publique est considéré par Briand et Clemenceau comme légal, cela  fait partie de la liberté d’expression, mais menacer des enfants qui sont en face de vous de les punir s’ils étudient dans des livres inscrits au programme de l’école publique, c’est une incitation à la non-exécution des lois.

 

D’accord, mais en définitive, cela repose sur la frontière entre politique et religieux telle que les républicains la traçaient. Car, du point de vue de la hiérarchie catholique, c’était un devoir religieux de ne pas étudier telle ou telle question. N’est-ce pas un rapport de force qui détermine la frontière entre politique et religieux ?

Cette distinction est celle de la loi. Ce ne sont pas les ministres républicains qui interprètent la loi, mais les juges, et d’ailleurs le gouvernement perd certains procès. Les juges distinguent entre une campagne d’opinion d’ordre général (« Ne mettez pas vos enfants à l’école publique », etc.) d’un côté, et d’autre part une menace personnelle si vous étudiez à l’école publique. Ce qui est répréhensible, ce sont les prêches qui s’attaquent publiquement à des personnes. En tout cas, c’est ce que le juge a considéré. Cela n’est pas antilibéral. C’est du libéralisme organisé. Il en va de même que pour le droit de propriété, qui est affirmé dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Si vous ne pénalisez pas, par la loi, la violation de ce droit de  propriété, alors la proclamation de ce droit risque de n’avoir aucune effectivité. C’est pareil dans le cas de la loi de 1905 : vous déclarez dans l’article 1 la liberté de conscience et  la liberté de culte et dans l’article 2, la séparation. Si vous ne mettez pas en place des procédures pour protéger ces libertés affirmées et  la séparation, cela n’a pas d’effectivité. Donc les dispositions pénales de la loi sont indispensables pour comprendre ce que veut dire la proclamation des libertés de l’article 1 et la séparation de l’article 2. C’était cette lecture de la loi de 1905 qui faisait défaut auparavant.

 

Certes, mais si l’interprétation de la loi revient aux juges, il peut y avoir des interprétations différentes. Par exemple, les juges américains n’ont en général pas la même interprétation de la séparation que les juges français…

Briand, dans son rapport à la chambre des députés lorsqu’il évoque la séparation aux États-Unis, dit justement qu’il y manque  des dispositions de protection de la liberté de conscience. Il  dit que les États-Unis sont une république un peu jeune et naïve, et c’est ce qu’on voit aujourd’hui avec l’affaire Biden, que les évêques catholiques américains ont menacé de priver de communion en raison de ce qu’il applique les lois fédérales permettant  l’avortement. Les rédacteurs de la loi de 1905 avaient prévu ce qui arrive en ce moment aux États-Unis : l’article 35 s’appliquerait à la pression exercée par les évêques américains sur Biden. Or, les Américains n’ont pas d’article 35. La laïcité à la française, c’est du libéralisme organisé en fonction du contexte historique, qui est celui d’une pression forte de la part de l’Église catholique – ce qui nous rapproche alors de l’Italie, parce que le Royaume d’Italie s’est établi contre le Vatican.

 

Avec l’arrêt Abbé Olivier de 1909, le conflit s’est aussi porté sur les processions, qui permettaient de déployer un prosélytisme agressif dans l’espace public. Mais le Conseil d’État distingue entre les processions funéraires et traditionnelles d’un côté, qu’il respecte, et les processions anti-loi de 1905, qu’il sanctionne. N’est-ce pas le signe que le principe de laïcité suppose d’interpréter l’intention subjective derrière les pratiques religieuses dans l’espace public ?

L’arrêt Abbé Olivier ne permet pas du tout un prosélytisme agressif. Il autorise les processions mortuaires et pas les autres. En réalité, le juge administratif tient compte d’un contexte qui évolue. La paix finit par s’instaurer entre l’Église et l’État après la Première guerre mondiale. C’est cela qui va permettre progressivement la libéralisation des processions : la tension qui existait entre 1906 et 1914 a disparu. Quand elle s’apaise, on autorise progressivement les processions liées aux autres fêtes liées à des traditions locales. C’est tout. La loi autorise le prosélytisme, ce qu’elle n’autorise pas c’est les pressions. Il y a une différence entre, d’une part un discours pour convaincre quelqu’un de rejoindre sa foi, et d’autre part un discours qui consiste à menacer des personnes  – ce qui n’est plus du prosélytisme. Le prosélytisme c’est : « Rejoins mon Dieu, rejoins ma foi, qui révèle le sens de la vie et de la mort dans des textes sacrés, etc. » et  « Rejoins-moi ou je vais te  cogner  », là, ce n’est plus du prosélytisme.

 

À propos du prosélytisme, justement : la laïcité, écrivez-vous, « est donc, et d’abord, “le droit de croire ou de ne pas croire, sans pression“. » Mais la pression, ce n’est pas que des voies de fait, cela peut être plus subtile. Est-ce qu’un prosélytisme agressif ne constitue pas également une forme de pression, surtout à l’égard de personnes fragiles ?

Vous mentionnez le terme de « voie de fait » qui figure dans l’article 31, mais vous omettez un terme moins radical qui y est également présent et qui permet de mieux comprendre les choses : cet article punit les « voies de fait, violences ou menaces ». Les « menaces », c’est moins fort que des « voies de fait », et c’est pourtant puni. Cela recoupe des choses très variées. Ce qui est crucial, c’est que le juge va trancher. On peut légitimement se demander : quelle est la frontière entre le prosélytisme et la menace ? Eh bien, c’est là que le juge va décider. La décision peut pencher d’un côté ou de l’autre, puis il peut y avoir appel, pourvoi en cassation. On dira : « La laïcité est menacée ! », mais non, c’est normal qu’il y ait des débats, des désaccords, des frictions dans les cas limites que vous évoquez. C’est cela, au quotidien, l’objet de la jurisprudence. Il faut évaluer au cas par cas. Si quelqu’un arrive en disant : « Rejoins mon Dieu, car telle sourate, ou telle interprétation de la Bible  montre que, etc. », il ne s’agit que de prosélytisme. Mais lorsqu’on dit : « Si tu ne te conformes pas à cela, je vais te bannir de la famille, tu ne pourras plus pénétrer dans cette maison, etc. », c’est une menace. Et dès lors que c’est une menace, c’est contraire à l’article 31. Les deux cas que je viens d’évoquer sont différents. Dans le premier cas, c’est un travail de conviction, qui est différent du fait de bannir quelqu’un d’une famille, d’un quartier.

 

Prenons un exemple, alors. Vous êtes dans le métro, un prédicateur évangélique un peu exalté monte dans la rame, et proclame que vous allez être damné pour l’éternité si vous ne rejoignez pas son Église…

 Dans un cas pareil, un juge répondra que l’influence, le poids d’une prédication dans un métro est très faible. Même si, comme vous le dites, il y a des gens très fragiles, ça n’a rien à voir avec ce qui peut se passer au sein d’une famille. Une menace de la part d’un père, ou bien d’un fils ou d’une fille – parce que cela arrive dans les deux sens –, ou bien d’une autorité religieuse que vous respectez, est beaucoup plus forte qu’un prédicateur dans le métro que vous ne connaissez pas. C’est au juge d’apprécier, c’est bien pour cette raison qu’il ne faut pas tout mettre dans la loi ! Pour les articles 34 et 35, il y a eu après 1905  une jurisprudence abondante, un réel travail du juge. Le seul problème de l’article 31, c’est que cette jurisprudence fait défaut. Le problème, c’est que cela fait vingt-cinq, trente ans que les juges auraient pu être saisis au nom de l’article 31, et qu’ils ne le sont pas ! Par conséquent, une jurisprudence moderne de ces articles fait défaut aujourd’hui.

 

À défaut de ce travail juridictionnel, l’article 31 est-il suffisant dans les cas concrets ? Ne faut-il pas que le législateur définisse plus clairement ce qui relève de la pression et non de la libre persuasion ?

La première chose, c’est qu’il fallait exhumer cet article 31, afin de pouvoir en informer  les citoyens et futurs citoyens. L’enjeu, c’est de développer une éducation civique et politique autour de cet article 31 et du reste de la loi. Car en découle  une phrase   dont les jeunes peuvent se souvenir  facilement : « la laïcité c’est croire ou ne pas croire, sans pression ». Auparavant, on omettait systématiquement le « sans pression » dans l’explication de la loi. L’article 31 permet déjà d’éduquer à l’esprit de la loi avant même d’avoir à saisir le juge. C’est une éthique semblable à l’assistance à personne en danger. On ne se souvient pas précisément de quand on l’a appris, mais on sait, en France, que lorsqu’une personne  tombe dans la rue, on se précipite pour l’aider. Aux États-Unis, on ne fait rien, parce qu’on fait comme ça, et ça vient du Code pénal. Si on ne le fait pas, on risque une amende. On a oublié que cela venait du Code pénal, c’est devenu une éthique. On a intériorisé qu’on doit aider quelqu’un lorsqu’il ou elle est en danger. On le sait. De même, découle du fait que la laïcité, c’est le droit de croire ou de ne pas croire sans pression, une éthique du respect de la liberté de conscience de celle et de celui qui ne pense pas comme vous. En outre, vous pouvez intervenir si vous subissez une pression ou en voyez une à l’œuvre à la maison, dans la cour de récréation, à l’université, dans la rue, etc., en disant : « Ce que vous faites est illégal. » Il est primordial de donner des armes intellectuelles et juridiques aux citoyens, avant même de faire intervenir le juge. L’éducation est fondamentale de ce point de vue-là.

 

Vous avez fait partie de la Commission Stasi formée par le Président Jacques Chirac pour se prononcer sur l’interdiction du foulard islamique à l’École. Selon vous, la justification de cette interdiction, c’est qu’il était impossible de protéger d’une autre manière les jeunes filles sur qui certains élèves faisaient pression pour qu’elles portent le voile. Mais le fond du problème, n’était-ce pas en réalité le fait même de porter des signes religieux ostentatoires dans l’enceinte de l’école – ce qui est d’ailleurs l’intitulé de la loi de 2004 ?

Non ce n’est pas cela. Si certaines personnes estiment que porter un voile correspond à l’expression de leurs convictions religieuses, elles ont tout à fait le droit de le faire en vertu du libre exercice des cultes que garantit la loi de 1905. Certaines personnes estiment aujourd’hui que le port du voile permet d’exprimer leur adhésion à l’islam, à une foi. La loi n’interdit pas cela. Autrefois, certains voulaient interdire le port de la soutane, comme Eugène Thomas, le maire du Kremlin-Bicêtre, qui avait promulgué un arrêté anti-soutane. Dans ma jeunesse, on voyait beaucoup de bonnes sœurs en habit. Ces signes religieux n’ont jamais été interdits.

 

Mais là, nous parlons de l’école, pas de la rue… Est-ce qu’avant l’affaire de Creil en 1989, il n’était pas déjà tacitement admis qu’on évitait les signes ostentatoires à l’école ?

Dans le cas de l’école, le Conseil d’État a d’abord jugé que l’obligation de neutralité s’appliquait aux fonctionnaires, pas aux élèves. Simplement, cette règle a été débordée par les pressions qu’exerçaient des élèves sur  d’autres élèves. C’est à ce moment-là que la commission Stasi  est intervenue  pour voir comment il était possible de lutter contre ces pressions. Nous avions affaire à des gamins et des gamines de 13-14 ans. Imaginez que vous convoquez les garçons : vous les réprimandez, rien ne change, ils continuent. Alors vous les excluez : les parents font un recours devant les tribunaux. À présent, que peut-on faire au tribunal ? Il faut produire des preuves qu’il y a eu des pressions. Vous pensez que vous allez facilement recueillir des témoignages de jeunes filles de 13 ou 14 ans  ? Tous les lycéens ou lycéennes à qui je pose la question répondent : bien sûr que non. Voilà ce quelle était  la situation réelle à laquelle nous faisions face.

 

Si l’enjeu était seulement de protéger les filles musulmanes non voilées des pressions, on pourrait reprocher à la loi de restreindre indûment la liberté de celles qui souhaitent spontanément porter le voile…

Oui, c’est vrai que la loi protège certainement des filles non voilées, elle protège aussi  des filles qui se voilaient sous la pression Mais celles qui le faisaient par conviction subissent la loi. Cependant nous avons en France des écoles privées sous contrat. Elles  doivent respecter l’obligation d’accueillir des  enfants de toute  conviction religieuse. Certaines de ces écoles acceptent les signes ostensibles, et c’est pour cela qu’on ne leur a pas appliqué la loi. Ces  écoles  peuvent donc accueillir des jeunes filles voilées. Nous savions que, dans le cadre du système français, il y avait cette réponse possible qui respectait une certaine  la proportionnalité de la loi.

 

En poussant jusqu’au bout cette argumentation, ne pourrait-on pas dire également : « Puisqu’il y a des gens qui font pression pour que des femmes se voilent dans l’espace public, interdisons-le pour les protéger » ?

Dans l’espace public, c’est différent parce que vous avez affaire à des adultes et pas des enfants mineurs. Les adultes sont en mesure d’aller devant le juge. C’est pour cette raison que nous n’avons pas interdit le voile à l’université par exemple. Des étudiantes sur qui on ferait pression peuvent aller voir un avocat, un conseil juridique, des amis, des syndicats, et aller devant le juge.

 

Vous ne parlez pas, dans votre livre, de la loi de 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public – dite loi sur la burqa. N’était-ce pas pourtant une extension nécessaire du principe de laïcité dans l’espace public pour interdire une forme d’intimidation religieuse ?

Je ne parle pas de cette loi dans mon livre, parce qu’elle n’a pas été considérée par le Législateur comme liée à la question de la laïcité, mais comme une loi de norme sociale : tout comme on ne se promène pas nu dans la rue, on montre aussi son visage. C’est comme cela que la loi a été justifiée devant le Parlement. C’est pour cela que je n’ai pas voulu l’aborder dans mon livre. Mais je suis disposé à répondre à votre question :  cette loi distingue le fait de porter le voile intégral, certes pénalisé, de la pression pour le faire porter, qui est beaucoup plus lourdement pénalisée. Et je suggère que la répression, avant de s’attaquer aux femmes qui le portent, s’attaque en priorité aux auteurs des pressions – ce qui est plus compliqué évidemment.

 

Certes, ce n’est pas juridiquement une loi liée à la laïcité. Mais on ne peut pas faire abstraction du fait que le contexte de la loi, en 2010, est tout de même le débat sur la laïcité…

 En vérité, le contexte, c’est que la loi de 2004 sur le voile à l’école a apaisé le climat dans les écoles. Mais elle a mécontenté à la fois ceux qui la dénonçaient comme une loi discriminatoire contre les musulmans, et de l’autre côté ceux qui la trouvaient grandement  insuffisante, parce qu’ils voyaient encore des voiles dans la rue. C’est pour satisfaire ces  derniers qu’il y a eu une nouvelle offensive politique qui s’est transformée en une loi contre le voile intégral.

 

Vous critiquez l’enseignement du fait religieux à l’école. Selon vous, cela revient à assigner les élèves issus de l’immigration à leur identité religieuse. Mais le rapport Debray, en 2002, parle seulement de relever le niveau de culture générale afin que les élèves comprenne notre patrimoine culturel.

Arrêtons de nous voiler la face – c’est le cas de le dire. [À ce moment-là, la cloche de l’église se met à sonner de l’autre côté de la rue, NDLR.] On a « découvert » qu’il fallait enseigner le fait religieux quand les enfants d’origine maghrébine et africaine sont arrivés dans les écoles. Tout d’un coup, on se découvrait que les enfants de France n’avaient pas de culture religieuse…

 

Vous comparez cela à l’enseignement des langues et culture d’origine, dont je partage votre critique. Mais celui du fait religieux apparaît tout de même vingt ans après ! Ce n’est pas le même contexte. Le passé religieux de la France ne fait-il pas aussi partie de notre histoire ?

L’enseignement des langues et culture d’origine, c’était en 1975  pour que ces enfants puissent repartir  dans de bonnes conditions dans le pays d’origine de leurs parents. Pour qu’ils se réintègrent et ne soient pas dépaysés en rentrant chez eux. Les ELCO ont été mis en place pour que ces enfants retournent chez eux.  Quand on a compris qu’ils ne partiraient pas, qu’ils étaient déjà ou qu’ils deviendraient français on a mis en place l’enseignement du fait religieux. Or si ces enfants sont aujourd’hui français ou amenés à le devenir c’est en raison de l’histoire coloniale de la France et de sa politique d’immigration. C’est cette histoire qu’il faut enseigner comme part de l’histoire de France. Elle nous fait compatriotes et cette citoyenneté partagée est une condition de la laïcité. Or c’est cette histoire-là qu’il faut intégrer dans l’enseignement de l’histoire de France, plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, ainsi que l’histoire de l’immigration, qui explique la venue de leurs parents ou grands-parents. Mais après les avoir mis dans des enseignements spéciaux pour qu’ils puissent repartir, on les a mis dans des enseignements du fait religieux que moi, enfant, je n’ai pas eus. Ce qui ne m’empêche pas d’être un citoyen. Les professeurs sont mal à l’aise quand on leur demande ce que c’est que le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Alors faire de l’histoire coloniale, ce n ’est pas facile, mais l’histoire politique c’est leur métier ! Cela permet d’inscrire ces enfants dans l’histoire de leur pays : c’est cela, le vrai sens de la laïcité ! L’enseignement religieux, ce sont les parents qui s’en occupent s’ils le souhaitent. Il faut aussi enseigner la laïcité. On ne dit pas aux enfants que le mariage civil doit avoir lieu avant le mariage religieux, par exemple. Alors que cela pourrait s’enseigner au moment où l’on fait l’histoire de la révolution française.  La priorité, c’est d’inscrire les enfants dans leur citoyenneté politique.

 

En 2007, saisi sur la légalité des caricatures de Mahomet, le tribunal de grande instance de Paris a distingué l’injure envers la divinité et la religion, qui n’est pas réprimée, et l’injure contre des personnes, par exemple en raison de leurs croyances, qui est considérée comme un délit. Mais « respecter autrui » implique-t-il, comme l’affirme François Héran en se référant à la Charte de la laïcité à l’École, de respecter ses convictions ?

Il y a un fond commun, bien sûr, entre la laïcisation de l’opinion et La laïcisation de l’État n’intervient que beaucoup plus tard, en 1905. Mais du coup, deux régimes juridiques ont été créés. d’une part le régime de la liberté d’opinion, qu’on appelle aujourd’hui liberté d’expression, est un régime fondé au fond sur le droit à l’irrespect. L’autorisation de la critique radicale, du rire à propos de la religion, qui intervient dès 1791 avec l’abolition du crime de blasphème dans le Code pénal à la suite du choc provoqué par la décapitation du chevalier de La Barre en 1766. La liberté d’opinion, son fondement, c’est  le laissez-faire total, qui a été régulé par la suite, en fait très récemment, pour interdire l’expression de la haine, etc. Le fondement théorique de la liberté d’opinion, c’est l’inverse du droit au respect. Sinon ce ne serait pas une liberté. C’est le droit à l’irrespect complet dans sa parole, aussi bien politique qu’envers les autorités, l’État, etc. Alors que, d’autre part, la laïcité, promulguée par la loi de 1905, qui organise le statut juridique des cultes c’est précisément l’organisation d’un respect de toutes les options spirituelles. Mais ce qui est intéressant, c’est que ce respect ne porte pas sur les opinions. Il porte sur des cultes. Vous avez le droit (on ne l’a pas évoqué) d’avoir des lieux de prières dont on doit respecter l’espace et la pratique : il y a une pénalisation de quelqu’un qui vient troubler un lieu de prière. Vous avez aussi le droit au respect de l’expression de la foi à travers des signes ou des pratiques : le port du voile, de la kippa, de la croix, de la soutane, de mettre sur votre balcon un signe de votre croyance. Dans tous ces cas, on doit vous respecter, tout comme on doit respecter, d’ailleurs, le fait de ne rien manifester. Mais vous remarquerez que la loi de 1905 ne parle pas d’opinion, ou d’expression orale. Donc ce qui est respecté par le régime de laïcité, ce sont les prières collectives, le fait de pouvoir adorer son Dieu, marquer sa foi. Mais si vous dites : « Mon Dieu, c’est le meilleur », là cela devient une opinion, qui ne relève pas du respect organisé par la loi de 1905. Après tout, quelqu’un qui est athée va être choqué par votre opinion. Le créationnisme, c’est choquant pour les scientifiques, mais voilà, on doit accepter des opinions qui nous choquent… Voilà ma réponse. Finalement, il y a une intelligence assez remarquable du droit : le fondement de la liberté d’opinion, c’est le droit (un peu régulé) à l’irrespect, et le fondement de la laïcité, c’est le respect organisé, mais le respect d’agir religieusement sans pression, de pratiquer ou de ne pas pratiquer sans pression.

 

L’amendement 146 voté le 30 mars 2021 par le Sénat sur le projet de loi « séparatisme » discuté actuellement prévoit d’élargir la loi de 2010 en y ajoutant : « Le port de signes ou tenues par lesquels des mineurs manifestent ostensiblement une appartenance religieuse y est interdit. Il y est également interdit le port par les mineurs de tout habit ou vêtement qui signifierait l’infériorisation de la femme sur l’homme. » Que penser de cet amendement [finalement non retenu dans la LOI n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, NDLR] ?

Je pense que cet amendement qui n’a pas été finalement retenu relève d’une incompréhension de la loi de 1905. Plus largement il y avait une incompréhension générale de la loi de 1905 aussi de la part du  gouvernement.  Un bon exemple de cette ignorance, c’est quand après l’assassinat de Samuel Paty, on a découvert que le recteur de la mosquée de Pantin avait posté sur Facebook la vidéo qui a probablement mené à la décapitation du professeur. Le gouvernement a alors fermé la mosquée, en punissant les fidèles sans poursuivre l’imam, alors que l’article 35 permettait de le faire. Il avait appelé depuis son lieu de culte des citoyens à se soulever contre d’autres citoyens, c’est exactement cela le texte de l’article 35. Interrogés sur cet article 35, M. le Garde des Sceaux et M. le Ministre de l’Intérieur ont tous les deux déclaré devant la commission des lois du Sénat que cet article n’avait jamais été appliqué depuis 1905 – et comme vous avez lu mon livre, vous savez qu’il a été appliqué plus d’une centaine de fois. C’est une manifestation d’ignorance, et c’est la même chose pour le port du voile dans l’espace public civil : les parlementaires ne savent pas que cela a été discuté pour le port de la soutane. La proposition de loi n’a pas été votée, la loi a autorisé la soutane. Le voile islamique, c’est comme une soutane de femme, comme un habit de bonne sœur… S’il est porté librement, sans pression c’est conforme à la loi.

 

Les critiques à l’encontre du voile islamique font souvent le lien avec un potentiel non-respect de l’égalité femme-homme. Quel est le lien juridique entre ce principe et la loi de 1905 ?

Lorsque la loi de 1905 a été votée, l’égalité femme-homme n’existait pas. Rien n’y fait référence dans la loi de 1905. Ce qui est dans celle-ci, c’est le respect des lois de la République. Donc les religieux doivent respecter les lois de la République, au moment où ils pratiquent. Ces lois évoluent puisque les Français font voter des lois, via les parlementaires, et les religieux  doivent s’y adapter. C’est pour cela que je n’aime pas ce terme de valeur, parce qu’en réalité, ce sont les lois qu’il faut respecter. En 1905, il n’y avait pas l’égalité homme- femme, aujourd’hui si, alors ils doivent respecter l’égalité homme-femme, comme la loi l’organise aujourd’hui. La  loi ne se prononce pas sur le sens du voile. Certains Français constatent que le port du voile s’est développé depuis l’arrivée de Khomeiny au pouvoir en Iran et la réaction de l’Arabie Saoudite, alors qu’avant les leaders de pays musulmans appelaient les femmes à ne pas le porter. Ils peuvent juger que  c’est un signe archaïque, patriarcal, qui appartient à l’islam radical, on a le droit de débattre de cela. On a le droit de poser la question, dans le débat public et je dirais de questionner intellectuellement. Mais la seule chose qu’il faut vérifier, selon la loi, c’est que les femmes qui portent le voile ne le font pas sous pression.

 

Alors, à quoi attribuer la cristallisation du débat public sur le lien entre port du voile et laïcité ?

Ce qui explique la cristallisation du débat sur le voile, c’est surtout la méconnaissance de la loi de 1905 et de son esprit. Et puis, je dirais, parce que certains dirigeants se satisfont de ne plus voir les choses, comme si, s’il n’y avait plus de voile, la situation serait réglée. Pour moi le plus important c’est de lutter enfin contre les pressions comme le Code pénal l’y enjoint. Or le code pénal  s’applique aussi à la maison, dans les lieux de culte, où des pressions s’exercent sans qu’on ne fasse rien. La laïcité telle qu’organisée par la loi de 1905, pour quelqu’un qui est musulman ou de quelque autre foi, c’est le régime le plus libre. Parce que vous pouvez appartenir à n’importe quelle sensibilité de l’islam : vous pouvez être chiite, sunnite, ismaélite, d’une secte pakistanaise, vous pouvez même créer votre propre interprétation du Coran. Personne n’a le droit de vous emmerder : vous déclarez votre association cultuelle, vous organisez vos fidèles, vous faites ce que vous voulez. C’est quand même cela qu’il faut rappeler. Les musulmans ne peuvent pas trouver un régime plus libre que la loi de 1905 dès lors que vous ne vous mêlez pas de politique, si vos affaires c’est Dieu, c’est l’interprétation de textes religieux, si votre rapport à cette interprétation, votre propre sensibilité, vous ne pouvez pas trouver un régime plus libre que celui de la loi de 1905.

 

Entretien réalisé le 25 juin 2021 par Wahiba Boubrit et Emmanuel Phatthanasinh. 

Illustration : Aristide Briand par Henri Manuel. 

Partagez l'article