[Bulletin #2] Ne sommes-nous pas européens ?

Cet article de Vincent Descombes est le dernier texte de notre bulletin #2 « Existe-t-il une identité européenne? ». Il est précédé d’un premier texte de Guillaume Durieux et d’un deuxième texte d’Emmanuel Phatthanasinh.

À suivre en janvier : « Vers une agriculture écologique » avec Marc Dufumier, Pierre-Émmanuel Dillot et Mathieu Courgeau. 

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Est-ce un lieu commun que d’affirmer : il n’y a pas d’identité européenne ? Un lieu commun au sens rhétorique, c’est-à-dire un point de départ accordé d’avance par l’auditoire à partir duquel développer une démonstration. En tout cas, c’est certainement une idée reçue qu’il convient en effet d’examiner. Guillaume Durieux annonce qu’il posera deux questions, à savoir :

1) Que veut-on dire quand on affirme que l’identité européenne n’existe pas ? Autrement dit, que veut dire ce terme « identité » dans ce contexte ?

2) Est-il vrai qu’il n’y ait pas d’identité européenne, « ou qu’à tout le moins l’Union européenne souffre d’un déficit d’identité et par conséquent de légitimité » ? Quel sens donne-t-on alors au terme « identité » ?

On note que la question porte tantôt sur l’identité européenne, donc, peut-on comprendre, sur l’identité de l’Europe, tantôt sur l’identité de l’Union européenne (UE). Ce sont pourtant des questions différentes.

C’est une excellente chose que de commencer par une clarification du vocabulaire dans lequel s’expriment les opinions, avant d’en venir à la question principale, celle de la légitimité des institutions de l’UE. Je prendrai donc ces deux questions dans le même ordre que l’auteur.

La première question porte sur le sens du mot « identité » dans le contexte de ce débat. Durieux observe que la notion d’identité qui est censée faire l’objet des controverses reste très vague. Il demande si l’on sait ce qu’on veut dire « lorsque l’on affirme qu’il y a ou qu’il n’y a pas d’identité européenne ». Il fait remarquer que les questions d’identité peuvent se prendre en deux sens. Quelqu’un est-il bien celui qu’il dit être ? Cela peut être compris de deux façons.

Tantôt la question est de savoir si un individu a certaines « propriétés objectives », celles qu’il doit posséder « pour être ce qu’il est et pas un autre ».  De même s’il s’agit d’un groupe. Le groupe qui se présente à nous sous tel nom est-il bien celui qu’il dit être, ou s’agit-il d’une bande d’imposteurs ?

Tantôt la question porte sur des « attitudes pratiques » par lesquelles l’individu (ou le groupe) exprime quelque chose, à savoir l’idée qu’il se fait de lui-même, la définition de lui-même qu’il entend soutenir. C’est pourquoi, dans ce cas, on peut en effet parler d’une identité expressive.

La distinction paraît bien fondée. Quelqu’un qui est né un autre jour que moi est forcément quelqu’un d’autre que moi. Ma date de naissance est donc bien un trait distinctif de ma personne (quoiqu’elle ne soit pas une propriété individuante, puisque je ne suis pas le seul à être né ce jour-là). Pourtant, en ce qui me concerne, le fait d’être né tel jour plutôt que la veille ou le lendemain n’entre pas dans mon « identité expressive », dans la définition que j’assume de moi-même.

Toutefois, parler des propriétés que doit posséder un individu (ou un groupe) « pour être ce qu’il est et pas un autre » a un inconvénient. Cette façon de parler ne fait pas ressortir le fondement de la distinction à faire entre l’identité prise au sens expressif et l’identité que l’on peut qualifier de référentielle.

Si la question posée est : « Qu’est-ce qui fait que cet individu est lui-même et non pas quelqu’un d’autre ? », notre problème est de nous assurer que nous ne faisons pas erreur sur la personne. Plutôt que de demander s’il a bien les propriétés qu’il doit posséder « pour être ce qu’il est et pas un autre », il vaudrait mieux dire : pour être celui qu’il est et pas un autre. Autrement dit, pour le dire dans les termes du logicien, notre problème est d’ordre référentiel et non pas descriptif. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’il est, mais de savoir qui il est. On ne se demande pas quelles sont ses qualités, on se demande à qui attribuer les qualités qui sont les siennes.

En revanche, s’il s’agit de l’identité expressive d’un individu, il en va autrement. Par exemple, notre individu se présente comme étant un fervent mélomane, ou un bon chrétien, ou un bon musulman (pour reprendre les exemples de l’auteur). Dans ce cas, nous avons affaire à quelqu’un qui présente une description ou un portrait de lui-même et qui en fait une affaire d’identité. Ce mélomane est tellement amateur de musique qu’il ne conçoit pas de vivre sans elle. C’est comme s’il nous disait : c’est en étant mélomane que je suis moi-même. L’affirmation a une dimension normative, elle pose au sujet une exigence, et c’est pourquoi il est tout à fait juste d’ajouter un qualificatif appréciatif (« bon chrétien », « bon musulman »).

Or, dans tous ces exemples, il s’agit d’une qualité contingente de sa personne : il aurait pu rester indifférent à l’art musical, ou il pourrait très bien le devenir. Pourtant, si notre individu en fait une affaire d’identité, il exclut ces possibilités : ce ne serait pas lui, mais quelqu’un d’autre. Notre mélomane a choisi de faire d’un trait contingent de sa personne une propriété constitutive. Il ne s’agit ni de ce qu’il est effectivement, ni de ce qu’il croit seulement être, mais de ce qu’il veut être, de ce qu’il ambitionne d’être, de ce pour quoi il voudrait être reconnu.

Une fois ces distinctions posées, nous pouvons passer à la question n°2 : est-il vrai qu’il n’y ait pas d’identité européenne ? Ou bien faut-il mettre en question ce « lieu commun » ? Comment cette distinction entre deux sens de l’identité s’applique-t-elle au débat sur l’identité européenne ? Est-ce qu’elle permet d’en clarifier les enjeux ?

L’idée de l’auteur est-elle que l’identité qui est en cause dans le « lieu commun » doit être comprise dans le sens expressif plutôt que référentiel. Supposons qu’il s’agisse en effet de savoir jusqu’à quel point les citoyens des divers pays européens se revendiquent comme des Européens, cette identification comportant une dimension normative. On dira : j’ai une identité européenne s’il m’importe de me comporter en bon Européen, si je ne me conçois pas sans cet attribut.

Pour répondre, on devrait donc pouvoir dire ce que nous attendons de quelqu’un qui se présenterait à nous comme un bon Européen. Quelle serait l’« attitude pratique » qui confirmerait l’affirmation de quelqu’un qui dirait se faire cette idée de lui-même ? Plutôt que d’être renvoyé à des sondages d’opinion, on attendrait donc une réflexion sur ce que ce serait pour quelqu’un que de se conduire en bon Européen.

Dans le cas d’un individu, nous constatons qu’il a telle ou telle identité expressive en l’interrogeant et en confrontant ses dires à sa manière de se conduire. Il doit donc en aller de même lorsque nous nous interrogeons sur une identité collective. Mais ici se pose la question de savoir qui nous allons interroger. Nous interrogerons les citoyens de l’UE si notre question porte sur l’identité de l’organisation politique que constitue l’UE, et nous devrons alors nous demander si cette identité entre en concurrence avec les identités nationales. Mais si notre question porte sur une identité européenne, alors nous devons élargir notre enquête à tous les ressortissants du continent européen, et tenir compte des divisions historiques (en commençant par le grand schisme au XIe siècle).

Qu’il y ait une identité européenne au sens d’une identité culturelle commune aux nations européennes (qu’elles appartiennent ou non à l’UE), c’est un fait qui me semble incontestable. A cet égard, on peut en effet mentionner diverses formes culturelles, comme la République des Lettres ou les Lumières. On note toutefois que ces formes donnent lieu à des variantes nationales : les Lumières écossaises ne sont pas l’Aufklärung, laquelle se distingue aussi des Lumières françaises.

Mais y a-t-il une identité (politique) de l’Union européenne proprement dite ?

Or Durieux ne prolonge pas dans ce sens sa réflexion sur les différents usages de la notion d’identité. Il emprunte une autre voie. La question de l’identité devient celle de la légitimité, aux yeux des citoyens, des institutions politiques : celles de l’UE, celles de l’État national. Avons-nous changé de sujet ? Non si nous comprenons que la question de l’identité commande celle de la légitimité des autorités politiques. L’identité ici en cause est bien expressive puisqu’il s’agit de savoir si les individus concernés ont le sentiment de faire partie d’un ensemble plus vaste qui les englobe et qui, à ce titre, les soumet à diverses obligations.

Le lieu commun dit : les nations ont leurs identités distinctives, l’UE n’en a pas ou en a fort peu. Ce qui revient à dire que l’UE n’est pas une nation. Beaucoup le reconnaissent, mais espèrent qu’elle pourra le devenir en prenant le pas sur les particularismes nationaux.

Selon Durieux, cette opinion repose sur un sous-entendu qu’il veut contester. Quand on évoque une concurrence entre l’UE et les nations, on tient pour acquise l’idée que les citoyens de l’UE devraient pouvoir se reconnaître dans une identité collective européenne comme le font les citoyens des États nationaux lorsqu’ils affirment une identité nationale.

Cette opinion repose, selon lui, sur une assimilation de l’UE à une communauté nationale. La prémisse sous-entendue est que s’il y avait une identité européenne, elle serait analogue à celle d’un État national. Autrement dit, si l’UE devait avoir une identité, cette union ressemblerait à un État national. Mieux, elle serait l’organisation politique d’une nation européenne.

À juste titre, Durieux conteste que l’UE soit une organisation en passe de prendre la forme d’un État fédéral européen (comme l’avaient rêvé les fédéralistes européens des années 1950). Pour le comprendre, il faut revenir aux « attitudes pratiques » des citoyens.

Quel est le fondement de la légitimité des États modernes ? Cette légitimité ne peut être que démocratique. Mais en quoi consiste l’exercice démocratique de l’autorité souveraine ? Elle repose selon Durieux sur une identification des deux figures sous lesquelles se présente le peuple dans une démocratie. Ces figures sont « le peuple comme acteur collectif » et « le peuple comme identité collective ». Que penser de cette distinction ?

Il faut en effet distinguer deux façons pour ce que nous désignons comme « le peuple » de figurer dans cette formulation d’un exercice démocratique de la souveraineté, à savoir : 1/ comme acteur exerçant son autorité en légiférant ; 2/ comme ensemble des assujettis à la loi, autrement dit des citoyens.

Reste à savoir comment concevoir cette dualité des figures du peuple politique. Je rencontre deux difficultés à la comprendre.

D’abord, que veut dire avoir pour objet de son activité « le peuple comme identité collective » ? Qu’un peuple ait une identité collective (soit référentielle, soit expressive, ou encore l’un et l’autre), cela se conçoit. Mais comment un peuple serait-il une identité collective ? Peut-être faut-il comprendre : il y a le peuple comme acteur collectif et le peuple comme étant doté d’une identité collective ? Pourtant, même en comprenant ainsi, la distinction reste obscure. Par définition, le souverain est l’auteur de la loi. Ce souverain – qu’il s’agisse d’un monarque, d’un directoire collectif ou d’un peuple tout entier – est en effet un acteur puisqu’il légifère. Mais il est aussi un acteur identifiable et donc comme tel doté d’une identité : identité individuelle s’il s’agit d’un monarque, identité collective s’il s’agit d’un corps collectif ou d’une société tout entière. Dès lors qu’on peut dire qui est le souverain, on peut l’identifier. Et rien ne s’oppose à ce qu’il ait aussi une idée de lui-même à exprimer dans sa législation.

Seconde difficulté : l’idée que l’exercice démocratique de la souveraineté serait à concevoir de façon réflexive. Durieux parle d’une identification entre les deux figures du peuple. L’autorité souveraine serait exercée sur soi-même. Il y aurait donc identité entre l’auteur de la norme et le « destinataire » qui se trouve être soumis à cette norme par l’acte d’auto-législation.

Pour classique qu’elle soit, cette conception de l’exercice démocratique comme une relation de sujet à objet n’en est pas moins incohérente. Quelle que soit l’activité normative qu’un agent puisse déployer à destination de lui-même, il ne saurait s’agir de l’exercice d’une autorité. Je peux m’interroger moi-même, je peux m’encourager moi-même, je peux me critiquer moi-même, mais je ne peux pas m’adresser à moi-même des commandements. Car ces commandements, si j’en suis l’auteur, n’ont aucune force normative puisque je peux à tout instant les annuler. Je peux adopter une règle de vie, mais je ne peux pas me soumettre à une obligation. Il n’y a d’obligation qu’à l’égard de quelqu’un d’autre. Avoir une obligation envers soi-même, ce serait comme avoir une dette à l’égard de soi-même.

Que manque-t-il ici ? Il manque l’idée que le lien social a une dimension normative : pour que le souverain puisse commander, il faut que des agents lui soient subordonnés. Il manque donc ici l’explication du lien de subordination tel qu’il fonctionne dans un régime démocratique.

Il reste que la bonne question est en effet celle de la légitimité respective, aux yeux des citoyens, des institutions nationales et des institutions européennes. Durieux voit juste, me semble-t-il, quand il souligne que le rapport d’un citoyen aux institutions européennes est plus complexe que celui qu’il peut avoir à celles de son pays. Si être citoyen européen consistait à être citoyen d’une nation européenne (ou citoyen « à venir » d’une nation en voie de formation), nous serions des binationaux (au moins en puissance), et cette double nationalité serait de nature conflictuelle. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se présentent pour nous. Nous sommes des citoyens de l’UE en étant citoyens de l’un des pays qui fait partie de l’UE. Celle-ci, si elle n’est pas un État fédéral, doit donc être comprise comme une association volontaire de nations ayant mise en commun certaines de leurs prérogatives.

En fin de compte, la question d’une identité collective de l’UE est bien celle de la légitimité démocratique des institutions de l’UE. Cette question devient pressante quand éclate un conflit entre deux légitimités, comme on le voit lorsque s’affirme comme un principe la suprématie du droit européen sur les droits nationaux. Il y a alors conflit entre deux systèmes normatifs.

À la fin, l’un des deux systèmes doit l’emporter. Mais cela se fera-t-il de façon démocratique ?

 

 

Vincent Descombes est philosophe et directeur d’études à l’EHESS. Il a reçu en 2005 le Grand prix de Philosophie (prix annuel créé en 1987 et décerné par l’Académie française).

 

 

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