« Les oeuvres impressionnistes sont encore des phares pour nous aujourd’hui. » Entretien avec Sylvie Patry.

Revue GERMINAL – Sylvie Patry, vous êtes aujourd’hui directrice de la conservation et des collections du musée d’Orsay. Quel a été votre parcours, avant cette nomination en 2017 ?

J’ai tout d’abord un parcours de conservatrice, plus exactement de conservatrice du patrimoine – issue d’un concours national tout à fait spécifique à la France, qui fait de ses candidats sélectionnés des agents de la puissance publique. D’un point de vue scientifique, mon parcours est très lié au XIXe siècle, avec quelques incursions dans le XXesiècle et dans le monde contemporain, ouverture à laquelle je suis très attachée.

J’ai occupé un certain nombre de postes avant d’entrer au musée d’Orsay, assez variés : j’ai commencé par travailler dans un musée de région, comme on le demandait alors aux conservateurs d’État. J’ai eu la chance d’aller au musée des Beaux-Arts de Lille, où j’ai co-signé une exposition sur Berthe Morisot, en collaboration avec la Fondation Pierre Gianadda en Suisse. Plus tard, à Orsay, je consacrerais également une exposition à Berthe Morisot [ndlr : en 2019], et j’ai trouvé passionnant, d’un point de vue institutionnel et scientifique, de conduire une telle exposition dans un musée régional puis dans un musée en plein Paris, qui fait référence sur le XIXe siècle, avec une itinérance nord-américaine – les États-Unis ayant été à l’origine d’une nouvelle étude de Berthe Morisot dans les années 1970.

J’ai également travaillé au musée Gustave Moreau et à l’INHA [ndlr : Institut national d’histoire de l’art] : au musée Gustave Moreau, j’ai pu mener un travail en profondeur qui s’est poursuivi ensuite sur la collection de dessins, et à l’INHA, j’ai co-dirigé la publication d’une partie des archives de Victor Brauner avec le Centre Pompidou – une très belle aventure qui nous a permis de mettre à disposition des lettres et textes inédits. C’est un des enjeux de notre métier et des musées en général que d’être un point de jonction entre la recherche, qui possède sa part d’invention, et le très grand public. Nous avons une très grande chance de ce point de vue-là par rapport aux universitaires qui ont certes un lien avec les étudiants, mais qui ont moins l’opportunité de ce contact avec un plus large public.

En 2015, j’ai rejoint la fondation Barnes, à Philadelphie, en tant que directrice adjointe. C’est la collection la plus riche au monde pour certains artistes phares du XIXe siècle comme Cézanne et Renoir et de tout premier plan pour Matisse, Picasso, Soutine et bien d’autres, mais elle est méconnue à cause de l’histoire et du fonctionnement mêmes de l’institution : interdiction de prêts, difficulté à ajouter des œuvres à la collection, à l’enrichir, à déplacer les œuvres. Le défi était de renouveler l’offre de visite, de donner au public de bonnes raisons de revenir et de placer la Fondation dans le concert des grandes institutions internationales.

 

A Orsay ensuite, quels ont été vos différents rôles au sein du musée, et qu’y faites-vous précisément aujourd’hui ?  

Au sein du musée d’Orsay, j’ai eu un double parcours. J’y ai tout d’abord été conservatrice pendant dix ans, de 2005 à 2015 : j’ai alors développé beaucoup d’expositions, notamment lorsque nous travaillions avec la RMN, en concevant des expositions pour le Grand Palais et le musée du Luxembourg, de façon « hors les murs ». Puis en 2017, alors que j’étais très heureuse à la Fondation Barnes, j’ai reçu la proposition de Laurence des Cars [ndlr : présidente-directrice du musée du Louvre], qui, pour sa présidence à Orsay, portait un projet très fort et une ambition exigeante pour le musée. L’idée était de créer un poste un peu inspiré des modalités de direction américaines : il y aurait une présidence stratégique, accompagnée d’un numéro 2 scientifique et culturel, pour co-concevoir, développer et coordonner la politique scientifique tout en participant activement à la politique des expositions mais aussi à l’élaboration de certaines d’entre elles. Malgré la lourde charge de travail que cela représente, j’ai souhaité poursuivre cette activité de commissaire.

Pour ce qui est des collections permanentes, il s’agit pour l’équipe de repenser et renouveler en permanence la présentation des collections. C’est un enjeu décisif, car c’est par ce canal qu’on peut rendre possibles la délectation et la compréhension des œuvres à un plus large public ; la présentation des œuvres elle-même est un premier niveau de médiation, plus encore que les cartels.

Il y a aussi tout le travail d’enrichissement et de conservation qui revient à l’équipe scientifique que je dirige, et qui peut donner lieu à de véritables découvertes (restaurations, œuvres moins connues que l’on fait entrer dans les collections). S’ajoute à ces missions l’« étude », qui englobe le travail de recherche et la connaissance des collections – part essentielle de nos fonctions. Enfin, les conservateurs sont là pour diffuser cette connaissance :  nous travaillons avec nos collègues des services de la médiation, des éditions, du numérique, car cette diffusion prend des formes les plus variées, du colloque, en passant par le texte érudit jusqu’aux réseaux sociaux.

D’une façon générale, l’enjeu pour une directrice des collections et de la recherche, selon moi, est d’avoir conscience qu’on est véritablement au point de jonction entre l’expertise et le public : nous sommes des passeurs.

 

Vous êtes spécialiste de la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle, et plus précisément de l’impressionnisme et du post-impressionnisme. Pourquoi ces mouvements et cette périodisation vous ont-ils particulièrement intéressée ?  

Il y a tout d’abord une raison personnelle, qui vient de l’enfance. J’ai été émerveillée, très jeune, par les impressionnistes au Jeu de Paume. Et puis ce courant esthétique et cette période sont très liés à Paris : tout s’est passé c’est comme s’il y avait eu un lien naturel entre mon lieu de naissance, mon cadre de vie et ma spécialisation. Il y a eu aussi, bien sûr, des rencontres avec des livres – je pense notamment à un recueil d’essais de Meyer Schapiro, et à un livre d’Eric Darragon, sur Manet. Le rôle des médias a également été décisif. Je me souviens d’une émission à la radio avec Françoise Cachin [ndlr : spécialiste renommée du post-impressionnisme et ancienne directrice du musée d’Orsay] sur Gauguin, qui a été pour moi très inspirante, voire déterminante dans mon choix de carrière. Je me suis dit que je voulais parler de peinture comme Françoise Cachin !

J’aime beaucoup cette idée que l’impressionnisme et le post-impressionnisme sont certes très populaires, mais offrent aussi des chemins à creuser. Ce sont des courants dont il faut renouveler la lecture. Plus généralement, le XIXesiècle est une période qui est à la fois très proche de nous mais aussi de plus en plus lointaine, sans pour autant perdre de son actualité : ces œuvres, cette époque, restent, à mes yeux, des phares pour nous aujourd’hui. Reste à le montrer, le faire comprendre, mieux, à le faire sentir par ceux qui viennent au musée.

 

Les collections du musée d’Orsay ont une chronologie bien déterminée : elles s’échelonnent de 1848, année des printemps des peuples en Europe, à 1914, date de la Première Guerre mondiale et de la mort de Jaurès. En quoi ces deux bornes sont-elles décisives du point de vue de l’histoire des arts visuels ?

Il faut savoir que ces dates sont issues d’un compromis, et qu’elles sont le fruit d’une réflexion plus générale sur les collections.

Ces dates ont donc un sens historique indéniable, lié à la IIe République comme deuxième moment démocratique, tandis que 1914 constitue, avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la bascule vers un autre monde. Sur le plan de l’histoire des arts, la période de la seconde moitié du XIXe siècle a également un sens : c’est le moment où se développent les sensibilités artistiques et la conscience d’une relation plus ou moins conflictuelle entre l’artiste et la société. Puis il y a, bien sûr, cette réflexion omniprésente sur la modernité.

Je ne suis pas certaine néanmoins que ces deux bornes soient décisives en tant que telles pour le monde artistique. En peinture par exemple, on pourrait situer plutôt le point de passage vers le XXe siècle à 1905 plutôt que 1914. C’est plutôt la période elle-même qui est significative. Il faudrait d’ailleurs reconsidérer cette question du lien entre les bornes chronologiques et les collections, travailler avec le Louvre (en amont) et avec le musée national d’art moderne du Centre Pompidou (en aval) pour affiner, renouveler, voire tisser un récit commun. C’est un défi collectif exaltant car à nous trois nous avons des collections inégalées au monde.

 

Vous mentionnez l’importance de la IIe République, fondée en 1848, comme contexte historique et politique de ces peintures. Il se trouve qu’en cheminant dans le musée, on tombe presque immédiatement sur la salle exposant les dessins et une peinture de Honoré Daumier : La République nourrit les enfants et les instruit (1848). Le musée d’Orsay, ne serait-ce que par la chronologie de ses collections, entretient-il un rapport particulier avec l’idéal et l’histoire républicains ? La création du musée s’est-elle inscrite dans une politique ou un geste social particulier, lors de sa fondation dans les années 1980 ?

Dès lors que cette date de 1848 avait été choisie – et cette date a un sens historique qui excède la seule histoire politique française, elle rejoint une histoire européenne qu’on aimerait un jour mieux refléter au musée – Orsay affirmait un lien entre l’histoire de l’art et l’histoire. Il y a d’ailleurs eu une exposition sur la République et les arts, en 1998. La deuxième République, en 1848, c’est une rupture de régime mais aussi un changement de régime pour l’art, avec la reconnaissance du réalisme par l’administration des Beaux-arts, qu’il s’agisse des musées ou de la commande publique.

De fait, le musée d’Orsay implique autre chose que la République, par sa chronologie même : 1852 signe le début du Second empire, dont l’art est lui aussi bien représenté au musée, au rez-de-chaussée notamment. Mais sans doute du fait de sa contemporanéité avec cette période, et par le contenu de ses collections, le musée d’Orsay est en quelque sorte le musée de la IIIe République.

D’une part, au moment de la création du musée d’Orsay – où l’historienne Madeleine Rebérioux a d’ailleurs joué un rôle décisif – on affirme la volonté de donner des repères historiques, sociaux et politiques à la création artistique. Dans ce contexte, les bouleversements sociaux et politiques sous la IIIe République sont présents dans le parcours. D’autre part, il y a aussi un facteur plus historique. Nous sommes héritiers de collections constituées par le musée du Luxembourg, créé en 1818, premier musée dédié aux « artistes vivants » comme on dit alors : le Luxembourg, et par conséquent Orsay, reflètent des choix artistiques et des commandes publiques faits sous la IIIe République (mais aussi les régimes précédents), dont nous ne sommes pas à l’origine. Quoiqu’il en soit, nous sommes très portés effectivement sur ces arts et ces expressions visuelles de la période de la IIIe République, mais ce qui ne veut pas dire art officiel. La carrière des impressionnistes, de Gauguin ou de Maillol pour citer des exemples volontairement disparates, s’est largement déroulée sous la IIIe République sans que leur art soit une émanation esthétique d’une volonté politique.

 

Les collections du musée d’Orsay frappent par leur intérêt commun pour le sujet social. On commence par les peintures de Millet et Daubigny, figurant la poésie des travaux agricoles, puis l’on arrive à Courbet, peintre réaliste, dont l’Enterrement à Ornans (1850), exposé de façon magistrale à Orsay, sublime les classes laborieuses en leur donnant la taille et la dignité de personnages mythologiques. La salle 58, au deuxième étage, est quant à elle entièrement consacrée à la thématique « Art et société de la IIIe République ». Les peintures du musée d’Orsay ont-elles pour spécificité de rendre visibles les membres et les groupes de la population qui, dans la peinture académique, n’avaient pas leur place ?

Oui, pour une partie, mais le XIXe siècle est très riche et paradoxal. Certes, une partie des collections reflète cet engagement des artistes – même s’il n’est pas forcément nouveau au XIXe siècle de représenter la vie paysanne : Courbet, Millet, les peintres de Barbizon ont eu pour référence la peinture hollandaise ou celle des Frères Le Nain au XVIIe siècle, qui avaient déjà accordé une importance aux scènes rurales, aux « gens de peu ». Mais l’enjeu pour certains artistes du XIXe siècle était de sortir des frontières dans lesquelles cette réalité sociale était traditionnellement décrite : il s’agissait de sortir de la peinture de genre, des petits formats, et d’en faire parfois des manifestes, en leur accordant des formats monumentaux par exemple, réservés à la peinture d’histoire [ndlr : voir L’Enterrement à Ornans de Courbet].

C’est donc une des réalités fortes de la peinture et de la sculpture au XIXe siècle que cette volonté, de la part des artistes, de s’ancrer dans une réalité sociale. Réalité sociale qui peut être embellie d’ailleurs, notamment lorsqu’ils représentent la campagne française : il n’est pas anodin que l’exaltation picturale de la ruralité ait lieu au moment où la France s’industrialise. Néanmoins, on trouvera aussi au XIXe siècle une série d’artistes qui, en réaction, vont penser que la peinture doit s’extraire de cette réalité – c’est le cas de la mouvance symboliste, également bien représentée à Orsay. Le XIXe siècle est un siècle très divers, qui interdit une seule lecture univoque, celle d’une irrésistible affirmation de la modernité.

 

Le musée d’Orsay semble faire la part belle aux « refusés » des Salons du XIXe siècle, ou aux peintres dont la modernité n’a pas toujours été comprise, acceptée : Édouard Manet, les impressionnistes (dont on sait que le nom est une dénomination péjorative à l’origine), les réalistes… Toutefois, l’académisme s’y trouve également assez bien représenté, notamment avec Cabanel et Bouguereau, dont l’œuvre renoue avec la hiérarchie des genres, la tradition, l’imitation des anciens et de la nature. Ces derniers sont-ils aussi « représentatifs » de l’esprit d’Orsay que les premiers ? 

A l’origine de la création d’Orsay, il y avait vraiment cette conscience, de la part des responsables du Louvre de l’époque notamment, que le XIXe n’était plus montré dans sa richesse. On avait certes l’impressionnisme représenté au Jeu de Paume à partir de 1947, qui était exposé de façon très « pure » comme s’ils étaient seuls au monde, et hors contexte ; on avait Courbet au Louvre, mais aucun lieu pour montrer ce naturalisme, pour ce symbolisme, pour cette peinture académique et les arts décoratifs. Des œuvres étaient visibles, mais dans un état de dispersion et de fragmentation qui n’autorisait aucune vue d’ensemble. Il y a donc eu cette volonté de redonner à voir une période qui n’avait pas de lieu muséal consacré à Paris à ce moment-là.

 

Il s’agissait d’une invisibilisation consciente, de la part des institutions ? 

Il y avait le problème du manque de place mais aussi un réel désintérêt pour cette période, voire une condamnation de toute une partie du XIXe siècle – que ce soit pour la peinture dite académique (pour aller vite) ou l’Art Nouveau (qu’on appelait par exemple « style nouille »). S’ajoutait donc une menace patrimoniale à laquelle il fallait répondre : ces œuvres étaient en péril, et Orsay constituait une solution artistique et intellectuelle pour y remédier.

Tout cela prend place dans un contexte particulier, celui du scandale de la destruction des Halles de Baltard dans les années 1970 : cette destruction fait prendre conscience à un niveau international de la menace qui pèse sur le patrimoine du XIXe siècle, dès lors qu’il n’était pas représentatif d’une certaine idée de la modernité. La gare d’Orsay est alors sauvée d’un projet de destruction.

Orsay a réalisé une œuvre de réhabilitation cruciale. Ce n’est pas anodin que les visiteurs soient accueillis par des sculptures, auparavant entreposées dans une sorte de décharge à Nantes. Elles ont été sauvées et sont désormais placées en majesté sur le parvis. Il y a eu tout un mouvement de sauvetage et de relecture du XIXe siècle à un niveau international, dont Orsay a été l’acteur et le reflet. Il faut bien se rendre compte alors du choc pour les connaisseurs d’arriver dans ce musée consacré au XIXe siècle, et de trouver immédiatement, au rez-de-chaussée, la sculpture académique que vous évoquez… et l’impressionnisme au cinquième étage seulement !

 

Lorsque s’élabore le projet de transformer la gare d’Orsay en musée dans les années 1970, aucun musée national des Beaux-Arts en France n’a alors de section dédiée à la photographie. Très vite, il est cependant décidé que cette invention majeure du XIXe siècle aura sa place à Orsay. Cette introduction de la photographie au musée d’Orsay a-t-elle été décisive pour la consacrer comme art ? Exprime-t-elle aussi un intérêt pour une forme de réalité sociologique, qui semble caractériser le musée d’Orsay en général ? 

Absolument. Mais la création du musée national d’Art moderne l’a précédé.

La photographie était surtout considérée comme un moyen d’expression du XXe siècle. C’est un geste très fort de la part d’Orsay que d’intégrer la photographie au même titre que la peinture, la sculpture, les arts décoratifs. Dès le départ, Orsay est un musée pluridisciplinaire, et c’est ce qui fait son essence. Nous continuerons de l’enrichir dans tous ces domaines. Considérer la photographie comme une expression artistique à part entière, c’est un geste décisif – puisqu’il y avait ce débat sur la photographie, définie comme un pur enregistrement documentaire du réel ou bien comme une véritable représentation artistique.

Le marché de l’art et les Américains ont également joué un rôle important dans cette entreprise. On doit aussi mentionner une conservatrice qui a en quelque sorte inventé la photographie à Orsay, avec Philippe Néagu : Françoise Heilbrun. Alors qu’elle envisageait de se destiner à la peinture, elle se lance dans l’aventure de la photographie. On l’envoie aux États-Unis spécifiquement pour se former auprès des conservateurs et des universitaires, qui avaient commencé à étudier la photographie du XIXe siècle.

Désormais, c’est un axe très fort du musée. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit récemment (c’était un souhait très affirmé de ma part et de celle des conservateurs actuels de photographie) une salle dédiée à la photographie dès le début du parcours.

Nous parlions de 1848 comme rupture : même si l’invention de la photographie précède cette borne d’une dizaine d’années, 1848 englobe justement une période où un nouvel acteur, la photographie, entre donc dans le jeu de la production visuelle – avec le cinéma d’ailleurs à partir de 1895, art très présent dès le début dans les discussions à Orsay, et que nous avons réintroduit dans le parcours ces dernières années.

 

On est également frappés, en parcourant les collections, de voir à quel point les artistes de cette époque ont tenu à se peindre en tant qu’artistes, et à représenter les autres artistes, qu’ils soient peintres, poètes, interprètes ou musiciens[1]. Est-ce propre à cette époque – peut-être un héritage du « génie » romantique ? Y a-t-il une communauté artistique qui affirme alors plus manifestement ses liens, et prend conscience de former une classe à part, par-delà les différents arts, au XIXe siècle ?  

Bien sûr. C’est ce qui distingue le XIXe siècle, siècle de l’affirmation d’une autonomie de l’artiste, du développement des galeries, des marchés de l’art, des musées, de la figure de l’écrivain (comme Victor Hugo). L’essor de la presse participe également de ce mouvement, diffusant la peinture par la gravure, qui est une première forme de démocratisation visuelle.

Il y a une réelle prise de conscience de l’artiste, à cette époque, qui s’accompagne de la naissance de l’artiste star, élaborant en quelque sorte son propre marketing. Cela se voit aussi à travers ces portraits collectifs, figurant des communautés de poètes et de peintres unies, mais qui peuvent être fracturées – notamment par l’affaire Dreyfus.

 

Les œuvres présentées au musée d’Orsay ne parlent-elles pas à un plus large public que celles d’autres musées ? Comment se fait-il que l’impressionnisme séduise autant de monde – peut-être plus que les autres courants artistiques ?

Je pense que cette popularité s’explique par le fait qu’on n’a pas besoin de clefs savantes pour comprendre les sujets de cette peinture : ce n’est pas une peinture religieuse, ce sont des scènes quotidiennes, des paysages, ce qui induit une plus grande proximité. Il n’y a pas d’obstacles apparents. Et puis, il y a cette pleine affirmation de la subjectivité artistique dans l’impressionnisme, qui entre en résonnance avec notre monde. Enfin, cette peinture est d’une certaine manière plus pure, plus insouciante, elle choisit de ne pas montrer la négativité. Il faut se rappeler que le cycle des Nymphéas est peint par Monet dans une période contemporaine à la guerre de 1914-1918, alors que Monet est très patriote, et qu’il est pleinement concerné par la guerre. Pourtant, ses Nymphéas n’en traduisent rien. L’œuvre impressionniste semble imperméable à la négativité du monde – ce qui ne veut pas dire que l’impressionnisme n’est pas complexe et riche de multiples et inépuisables significations.

 

Le musée d’Orsay a-t-il des stratégies particulières en matière de démocratisation culturelle ?  

C’est un enjeu majeur pour Orsay, et bien plus. J’y vois une mission de service public et notre raison d’être : être accessible à tous, et montrer des œuvres qui appartiennent à tous – sans quoi c’est une collection privée, qui ne relève pas du service public. Ces valeurs sont chevillées au corps de chaque personne qui travaille à Orsay. Une direction dédiée, dirigée par Guillaume Blanc, organise des partenariats avec des associations, des visites, travaille avec des écoles. Nous travaillons aussi avec des prisons et des hôpitaux. Le musée d’Orsay est ouvert à tous et chacun peut y trouver quelque chose, apprécier une peinture, un objet, sans être savant.

L’enjeu est de présenter les œuvres de façon claire, accessible et attrayante. Nous avons à cœur – et nous ne sommes pas au bout de nos efforts – d’accompagner chaque œuvre d’une explication courte, sur laquelle nous travaillons d’ailleurs avec nos collègues de la médiation afin de donner des informations qui aident à voir et à comprendre, à destination d’un public plus large. Le numérique fait également partie de cette politique de démocratisation. Les réseaux sociaux sont en effet une chance extraordinaire pour les musées, qui peuvent créer par ce canal un lien beaucoup moins intimidant avec le public.

Cette démocratisation passe également par des choses très simples : certains sont exaspérés par les visiteurs qui prennent les œuvres en photo, ou se prennent en selfie devant les tableaux. En réalité, je pense que cela peut constituer une première appropriation de l’œuvre ! La mission d’éducation, le fait de tisser une relation personnelle, vivante et sensible entre le visiteur et l’œuvre, sont des enjeux qui me touchent et m’importent profondément.

 

Vous êtes-vous fixé des objectifs en particulier, en tant que directrice de la conservation et des collections du musée d’Orsay ? Quels sont vos projets à court et long termes ?

Comme directrice de la conservation et des collections, j’ai avec mon équipe des projets scientifique d’acquisitions, des restaurations d’œuvres, de renouvellement et d’enrichissement du parcours, de publications et d’expositions, mais ces projets s’inscrivent dans des objectifs plus larges de l’établissement.

Nos objectifs se situent clairement du côté de cette plus grande accessibilité à tous et de l’ouverture. Nous souhaitons continuer à développer des moyens de rendre les œuvres toujours plus accessibles, pour que chacun puisse faire ce qu’il a à faire avec les œuvres – s’inspirer, apprendre, se renseigner pour un exposé, être touché. Il faut pour cela qu’on donne des clefs. On a parlé de la médiation, du numérique (notre site internet, les réseaux sociaux, la production audiovisuelle, etc.), mais il faudrait parler aussi de la programmation culturelle. Les concerts, les spectacles qui ont lieu à Orsay sont extraordinaires, et réalisent aussi cette démocratisation. Nous considérons que la musique, le spectacle vivant, la danse sont parties prenantes de l’offre du musée, et qu’ils sont les moyens de créer de nouvelles voies d’accès pour le public.

Cette ouverture passe aussi par les services que l’on rend aux visiteurs. Songeons par exemple à la librairie. Elle propose autre chose que des ouvrages d’histoire de l’art : il y a des essais, des romans, … Tout est bon pour frayer l’accès à une œuvre ou une esthétique, et l’on fait son miel de tout.

Il y aussi un volet économique important. J’ajoute par ailleurs que nous sommes un des rares établissements à offrir la gratuité aux moins de 26 ans aussi bien pour les expositions que les collections permanentes – depuis 2012. C’est une mesure à laquelle nous tenons. De même, l’entrée du musée est gratuite tous les premiers dimanches du mois. On voit très bien combien la gratuité est vecteur de diffusion – surtout quand on sait qu’une entrée au musée, aujourd’hui, coûte 16 euros.

Nous avons aussi renouvelé notre convention de partenariat avec la Fondation Culture et Diversité : je souhaite impliquer la Direction de la conservation et des Collections dans ce projet. Il s’agira d’aider des jeunes à préparer des concours des métiers du patrimoine, à leur donner envie de faire des métiers auxquels il reste difficile d’avoir accès quand on n’est pas du sérail. A mes yeux, la démocratisation culturelle doit certes s’exercer à l’égard des publics, mais elle doit commencer dans l’institution elle-même, et sa composition. Nous souhaitons donc diversifier et faciliter l’accès aux métiers du patrimoine – qui restent assez intimidants et peu connus pour certains jeunes. Nous savons que c’est un milieu où il faut avoir certains codes, se familiariser avec un univers social, et nous serions heureux de jouer pleinement ce rôle de transmission. Que des personnes plus diverses travaillent dans les musées représente une richesse indispensable, vitale, et le public s’en sentirait bien davantage concerné. J’en ai la conviction et j’espère qu’avec toute l’équipe de la conservation, qui est mobilisée et sensibilisée à ces sujets, nous la mettrons en œuvre.

 

 Note : Sylvie Patry sera la commissaire de l’exposition « Décor impressionniste : aux sources des Nymphéas de Monet », présentée au musée de l’Orangerie du 2 mars 2022 au 11 juillet 2022.

 

[1] Edgar Degas, Lorenzo Pagans et Auguste de Gas ; Le Violoncelliste Pilet ; Berthe Morisot représentée par Manet ; Gustave Courbet, L’Atelier du peintre ; Claude Monet, Un coin du studio, etc.

 

Entretien réalisé par Marion Bet. 

Illustration : Sylvie Patry par © Sophie Crépy, Paris, musée d’Orsay.

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