« Les communs reconduisent à penser l’écologie dans sa dimension politique » Entretien avec Edouard Jourdain

Édouard Jourdain, chercheur associé à l’EHESS et auteur notamment de Théologie du capital (2021), publiait en décembre 2021 un ouvrage sur les communs (PUF, coll. « Que sais-je ? »). Nous revenons avec lui sur la généalogie et l’usage de cette notion féconde. 

 

Revue GERMINAL – Avec votre livre, la notion de « communs » devient une entrée de la vaste collection « Que sais-je ? » : pourquoi les communs sont-ils devenus un concept incontournable de notre actualité écologique et politique ? Quelle définition en proposez-vous ?  

Édouard Jourdain – Les communs ont fait un retour sur la scène politique avec les travaux d’Elinor Ostrom sur le sujet, qui a reçu un grand coup de projecteur avec sa réception du prix Nobel d’économie en 2009. En théorisant et en étudiant empiriquement les communs elle devait rencontrer au milieu des années 90 un écho important lié à la conjonction de trois facteurs : la crise écologique, l’essor d’Internet et la mise à mal de l’Etat-Providence. Parce qu’ils sont liés à la préservation des ressources, à la possibilité de concevoir des formes de propriété intellectuelle collective en accès ouvert et à des prises en charge plus directe par les citoyens de missions avant réservées à la gestion de l’État, les communs deviennent des institutions potentiellement capables de renouveler la pensée et l’action politique. Si l’on reprend la définition classique d’Ostrom des communs, on dira qu’il s’agit d’une communauté qui se donne ses propres règles pour gérer un bien commun. De nombreux travaux ont depuis élargi et amendé cette définition en mettant davantage l’accent sur la dimension instituante ou sur les droits de la personne, faisant passer les ressources au second plan. Pour ma part, j’envisage les communs comme des institutions gouvernées par les parties prenantes liées à une chose commune ou partagée (matérielle ou immatérielle) au service d’un objet social, garantissant collectivement les capacités et les droits fondamentaux (accès, gestion et décision) des parties vis-à-vis de la chose, ainsi que leurs devoirs (préservation, ouverture et enrichissement) envers elle.

 

Vous procédez à la généalogie de cette notion, des premières sociétés sans État au mouvement des enclosures dans l’Angleterre du XVIe siècle, en passant notamment par l’Antiquité grecque et romaine. Bien que le terme soit récent, y aurait-il toujours eu une pensée des communs dans notre histoire sociale, philosophique et économique ? Aristote a-t-il été un penseur des communs ?

Les communs comme organisation existent en effet depuis les débuts de l’humanité, dès lors que des communautés avaient à gérer en commun des ressources, souvent via un ensemble de règles coutumières et religieuses héritées de plusieurs générations. Ce n’est que peu à peu que ces communs deviendront formalisés, notamment en droit avec les Romains, mais on trouve déjà des linéaments d’une pensée des communs chez les Grecs. Ici les travaux d’Arnaud Macé sont pionniers en la matière. Il distingue notamment chez Aristote les communs exclusifs et les communs inclusifs. Les communs exclusifs peuvent être constitués en réserve excluable ou offerts en indivision. Ils ne sont pas communs par nature mais font l’objet d’une décision quant à la destination de la chose. Ils concernent la cité au sens large ou la collectivité qui ont des biens ou des ressources au même titre que les individus. En ce sens la cité est un agent économique comme un autre, qui cherche à poursuivre ses intérêts et à limiter ses dépenses. tout en préservant les biens dont elle a la charge. Le propre du commun exclusif est d’être indivis : il ne fait pas l’objet d’un partage, contrairement au commun inclusif qui concerne l’égalité des parts prises et appropriées. Il concerne alors la distribution de parts individuelles. Cela dit, il est tout à fait possible pour les Grecs de penser l’articulation du commun exclusif et du commun inclusif, c’est-à-dire la part collective indivise, et la part individuelle liée à l’égalité de distribution.

 

En quoi le mouvement des enclosures a-t-il procédé à la destruction des communs ?

Le mouvement des enclosures, comme son nom l’indique, a consisté à clore les terres, au sens propre ou figuré, c’est-à-dire surtout à transférer des droits de propriété à un propriétaire de manière exclusive en rejetant le droit d’usage coutumier qui permettait à des paysans de glaner ou de faire paître leur bétail sur des terres en accès libre. Ce mouvement, qui commence à la suite de la guerre de cent ans et des guerres de religion a eu pour effet d’accélérer l’exode rural et d’appauvrir une partie de la population qui parfois par désespoir a participé à l’essor de la piraterie. Cette destruction des communs est notamment décrite par Thomas More dans son célèbre ouvrage L’Utopie qui la déplore : elle est assez significative pour que ce genre littéraire fasse son entrée sur la scène politique, comme s’il devenait nécessaire d’imaginer de nouvelles formes de communautés. Si la fin relative des communs a des origines économiques, certains comme Ellen Meiksins Wood y voient la naissance du capitalisme, il ne faut pas minorer non plus les origines politiques : avec la naissance de l’État moderne, les communs sont vus d’un mauvais œil dans la mesure où il s’agit de communautés qui produisent leur propre droit. L’État va combattre les communs jusqu’au XIXe siècle pour s’arroger le monopole du droit. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas anodin si les juristes qui s’intéressent aux communs viennent davantage du droit privé que du droit public.

 

Dans un article intitulé « La tragédie des communs » (1968), le biologiste américain Garrett Hardin mettait en évidence l’éventuelle contradiction, ou du moins la tension, entre les intérêts de l’individu et ceux de la collectivité, et les conflits qui en résultent. En quoi ce texte est-il une contribution majeure à la formulation du problème climatique ? Quelles sont les solutions politiques et économiques envisagées par Hardin pour remédier à la compétition interindividuelle de l’accès aux ressources ? 

Le sociobiologiste Garrett Hardin a publié l’article « La tragédie des communs », dans la revue Science en 1968. Considérant des pâturages communs où des bergers cherchaient à y nourrir le plus grand nombre d’animaux, il soulignait la tension entre les intérêts individuels et l’intérêt collectif : chaque berger avait intérêt à maximiser ses gains individuels mais le champ n’appartenant à personne, s’ensuivait une surexploitation de la ressource, en l’occurrence l’herbe, et par conséquent une forte hausse du coût d’usage qui conduisait à la ruine de tous. L’intérêt pour l’article de Hardin est alors lié à un constat de plus en plus reconnu : les ressources de la planète sont limitées. Or les individus sont sans cesse en compétition les uns avec les autres et la démographie est en hausse constante : autant de dangers pour la préservation des ressources. Le darwinisme social et le néomalthusianisme de Hardin le conduisent à considérer deux solutions : la première consiste à privatiser les ressources communes afin d’inciter les propriétaires à les gérer rationnellement, en internalisant les externalités. La seconde est de confier la gestion des ressources à l’État, jouant le rôle du tiers planifiant l’activité et taxant les appropriateurs. Il peut aussi exister un système mixte où l’État protège la propriété privée. Le raisonnement de Hardin concernant ce qu’il appelle la « tragédie des communs » repose sur un postulat anthropologique abstrait largement tributaire de la théorie des jeux et plus particulièrement du dilemme du prisonnier. Il s’agit d’individus enfermés dans une cellule qui n’ont pas la possibilité de communiquer et qui échouent à collaborer. Or, comme le souligne Elinor Ostrom, la conception des communs de Hardin reposait sur une conception abstraite ayant peu de choses à voir avec les communs réels dont certains sont gérés collectivement depuis des millénaires (comme les réseaux d’irrigation ou les pêcheries). C’est que les communs sont liés à des communautés où les individus communiquent et négocient dans une perspective qui ne se réduit pas à des intérêts immédiats puisqu’il importe pour eux de concilier le droit d’usage avec la préservation des ressources. Conciliation qui est rendue possible notamment grâce aux valeurs et aux règles partagées par les membres de la communauté.

 

Dans La Guerre des forêts (1975), Edward P. Thompson revient sur la lutte que menèrent au XVIIIe siècle, en Angleterre, les « braconniers » des forêts, afin de pouvoir continuer à jouir des biens naturels (en particulier le bois), et la répression étatique dont ils firent l’objet. Revendiquer l’usage libre des communs, dans ce cas, était-ce une manière de faire valoir le droit coutumier, déterminé par l’usage d’une collectivité, contre les droits subjectifs qui défendent la propriété individuelle ?

Cette revendication de l’usage libre des communs repose avant tout en effet sur un droit coutumier qui était la marque et la garantie d’une organisation collective. Les communautés villageoises formaient alors de véritables petites républiques où les habitants répartissaient les droits d’usage de l’activité économique, qu’ils soient individuels comme la cueillette, la pêche, la culture de la terre et certaines formes de pâturage, ou collectifs comme le glanage, le chaumage (qui consiste à ramasser les épis sur les terres moissonnées), l’entretien et la coupe du bois ou le pâturage du troupeau du village. Les droits d’usage étaient ainsi pluriels et pouvaient conjuguer une dimension individuelle et collective. C’était particulièrement le cas en ce qui concernait la gestion des canaux d’irrigation, dont les bénéficiaires étaient les paroisses mais étaient organisés autour de consortages composés de propriétaires de prés à irriguer chargés de leur entretien. La superposition des droits ne garantissait toutefois pas l’égalité au sein de la communauté. Ils n’étaient bien souvent que le reflet d’une hiérarchie sociale à maintenir, où chacun était à sa place. D’autre part, ce qui prévalait était la communauté d’appartenance dont était généralement exclu l’étranger.

 

Nous associons beaucoup l’idée de communs à la figure plus récente d’Elinor Ostrom, politologue et économiste américaine, première femme lauréate du prix Nobel d’économie (2009), reconnue en particulier pour sa réflexion sur la gouvernance économique des biens communs. En quoi ses travaux ont-ils actualisé et approfondi la notion ?

Les travaux d’Elinor Ostrom constituent une base empirique et analytique essentielle pour penser les communs. Plus largement, ils ouvrent la voie à une réflexion originale sur l’organisation politique et institutionnelle de nos sociétés. En cela, ils ne se réduisent pas, comme on a pu parfois les cantonner, à une analyse de la gestion de ressources naturelles dans des sociétés préindustrielles.  Nous en retiendrons deux points essentiels : le premier consiste en ce que les individus sont dotés d’une réelle capacité à entrer en coopération et à concevoir des règles de coordination et de gestion de ce qu’ils considèrent comme relevant d’un intérêt commun, consacrant ainsi une responsabilité partagée des individus : les ressorts de l’intérêt privé et la compétition (pour les tenants du marché) ou de la hiérarchie et de la soumission (pour les tenants de l’Etat) ne sont que deux modes de gestion/distribution de la ressource parmi d’autres et manifestent en de très nombreuses occasions leur inadaptation à la situation. Le second montre que l’efficacité et le développement des communs s’inscrit dans un cadre plus large que le leur. Ils participent d’une approche politique dans la mesure où ils s’inscrivent dans un environnement institutionnel et matériel qui les dépassent la plupart du temps, demandant ainsi une approche polycentrique où est pris en compte différents niveaux d’enjeux et de prises de décision.

 

Dans quelle mesure la dynamique des communs est-elle féconde pour notre vie démocratique, et pour repenser l’action collective ? L’étude des communs fournit-elle des méthodologies politiques inédites, offrant notamment de nouvelles perspectives d’autonomie ?

 Les communs sont beaucoup plus que des biens partagés comme nous avons pu le voir : ce sont des institutions qui donnent la capacité à des personnes de gouverner collectivement des biens ou des services. Cette capacité est politique dans la mesure où elle permet d’une part aux membres de la communauté de prendre part à la discussion et à la décision de règles, et d’autre part, elle permet à l’usager de devenir actif dans la mesure où il a la possibilité de gérer les ressources ou tout de moins la capacité de contrôle sur elles. Le propre des communs consiste alors à associer l’ensemble des parties prenantes à un bien commun. On pourra ainsi retrouver dans une unité de production des représentants du territoire où elle se trouve, des représentants de consommateurs, des représentants des usagers de l’entité naturelle qu’elle exploite, des experts de son environnement, etc. L’étude des communs fournit alors des méthodologies politiques innovantes en matière d’action collective dans la mesure où ils permettent d’appréhender au mieux la complexité du réel. Elinor Ostrom a notamment développé des méthodes comme l’IAD (« Institutional Analysis and Development framework ») ou le SES (« social-ecological system ») qui permettent de saisir au mieux cette complexité pour trouver les meilleures solutions, ce qui ne peut se faire par les simples logiques du marché et de l’État, la première aboutissant à une surexploitaiton des ressources par la compétition, la seconde étant trop éloignée des problèmes de terrains et finissant par imposer des lois arbitraires.

 

Néanmoins, du fait de notre histoire politique, l’État ne demeure-il pas toujours rétif à être simple participant ou garant d’une gouvernance à plusieurs têtes ? Est-il capable d’entrer dans la logique des communs, impliquant une coopération égale entre des acteurs ?

Monopolisant la chose publique et invisibilisant ses titulaires, l’État bureaucratique, quand il ne privatise pas ses missions et son action, manifeste une réelle inaptitude à la gestion de nombreuses problématiques (surtout quand elles apparaissent comme « émergentes » : numérique et data, transitions écologiques, etc.). La capacité à penser les biens ou les ressources comme relationnels et à mobiliser en conséquence les parties prenantes, semble inaccessible pour des services publics et des collectivités organisés comme des administrations. On voit alors comment les deux phénomènes se renforcent mutuellement : l’État bureaucratique et propriétaire s’impuissante progressivement et se délégitime (perdant ses visées et ses capacités de régulation et de gouvernance collective) invitant progressivement à une gestion privée de biens ou de ressources collectifs au profit d’acteurs privés censés être plus efficaces. C’est peu à peu l’idée même d’intérêt général qui en vient à se désincarner, battue en brèche ou insaisissable, diluée entre de multiples acteurs, et relevant de gouvernances plus ou moins définies et contrôlables. Plus qu’avec l’État c’est sans doute surtout avec les collectivités territoriales que les communs sont amenés à collaborer et inspirer de nouvelles modalités d’organisation politique y compris au sein des institutions publiques. Il serait alors possible et nécessaire de penser la création et le déploiement de communs interterritoriaux, y compris entre collectivités. La constitution de communs visant à créditer des efforts de mutualisation et d’action commune donnerait une orientation toute nouvelle à la décentralisation. Ces communs participeraient ainsi d’une montée en puissance nationale et non pas seulement locale des territoires.

 

L’approche par les communs permet enfin de mettre en évidence les interactions entre humains et non-humains, en démontrant leur interdépendance manifeste au sein d’un milieu. Serait-elle donc un moyen de discréditer enfin le discours de l’exceptionnalisme humain, et donc une arme intellectuelle de premier plan pour mettre en œuvre une politique écologique d’envergure ?

 Dans les communs, l’action collective consiste notamment à veiller à la durabilité et à la préservation des relations dans lesquelles elle s’inscrit. L’idée est notamment de rompre avec la notion de propriétaire qui se conçoit comme maître et possesseur de la nature. Dans cette perspective, les choses ne sont plus l’objet d’une droit absolu et despotique qu’il faut entendre comme un abus de droit, mais elles sont conçues, ainsi que le suggère la juriste Sarah Vanuxem, comme des milieux habités par la communauté. Se posent alors deux problèmes de taille promis à un bel avenir de recherches et de tâtonnements : celui concernant la représentation – qui ou quoi représenter, par qui ? Avec quel mandat ? Et celui des potentiels conflits : conflits d’intérêt, de représentations du monde, conflits entre l’individuel et le collectif, etc. Autrement dit, les communs reconduisent à penser l’écologie dans sa dimension politique.

 

Chercheur associé à l’EHESS (CESPRA) et postdoctorant à Polytechnique, Édouard Jourdain est notamment l’auteur de Théologie du capital (Puf, « Perspectives critiques », 2021), Quelles normes comptables pour une société du commun ? (ECLM, 2019) et Proudhon contemporain (CNRS, 2018). 

 

Photographie : portrait d’Édouard Jourdain par Damien Grenon ©. 

 

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