[Bulletin #4] La guerre civile est déjà finie

Cet article est le premier texte de notre bulletin #4, « La guerre civile est déjà finie », consacré à la question du « séparatisme islamiste ». Il sera suivi de réponses par Nadia Henni-Moulaï, autrice d’Un rêve, deux rives (Slatkine & Cie, 2021) et par Haoues Seniguer, maître de conférences à Sciences-Po Lyon et spécialiste de l’islamisme.

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Nous ne sommes certainement pas en guerre civile. Mais il est certain également que, depuis le début des années 2000, la multiplication des actes antisémites, ainsi que deux attentats islamistes ciblés, ont convaincu un nombre important de Juifs français de s’expatrier. Il est certain aussi que la part des musulmans français considérés comme « autoritaires » et « sécessionnistes » – on dirait à présent séparatistes – par Hakim El Karoui dans son rapport de 2016 pour l’Institut Montaigne, à savoir 28%, constitue une forte minorité[1]. Il est certain enfin que l’Éducation Nationale a recensé 798 incidents lors de l’hommage à Samuel Paty le 2 novembre 2020. À l’origine de ces divers constats se trouve un séparatisme antirépublicain se revendiquant de l’islam. Comment en sommes nous arrivés-là ? Ni à cause de ce que contiennent le Coran et les hadiths, ni parce que des intellectuels musulmans ont radicalisé leur interprétation de ces textes. Mais en raison d’une forme de complexe identitaire qui se raconte sous la forme d’un roman colonial. Les musulmans français, dans leur très grande majorité, sont des descendants de colonisés, et certains d’entre eux trouvent dans une instrumentalisation séparatiste de l’islam un moyen d’exprimer le complexe qui en découle. Autrement dit, la nature du problème séparatiste n’est pas d’ordre religieux ni civilisationnel, mais historique et mémoriel.

Et le problème, s’il n’est pas encore catastrophique, est grave, malheureusement. On aurait pu choisir d’autres symptômes du séparatisme que ceux qui viennent d’être mentionnés, mais contentons-nous de ceux-là. L’antisémitisme, d’abord. Le nouvel antisémitisme musulman qui s’exprime chez nous depuis les années 2000 est né de deux choses. D’une part, on le sait, la reproduction fantasmée du conflit israélo-palestinien sur notre territoire. Pas plus tard qu’au printemps 2021, lors de la dernière crise en Israël et le Hamas, à Aubervilliers, des voitures défilaient avec des drapeaux palestiniens et leurs occupants insultaient les Juifs qu’ils croisaient. Mais haine du Juif aussi parce que – je l’exposais dans ma contribution au bulletin de décembre 2021 – la mémoire de la Shoah se situe au cœur de la culture non seulement française mais européenne. L’insulte tabou contre notre mémoire, c’est, précisément, insulter la source de toute nos valeurs. La présence juive dans notre pays – la troisième dans le monde après Israël et les États-Unis – est un mémorial de notre identité de Français et d’Européens. Aussi, ce serait se renier que minimiser l’exode des Juifs français qui se profile.

 

« La nature du problème séparatiste n’est pas d’ordre religieux ni civilisationnel, mais historique et mémoriel. »

 

L’hommage à Samuel Paty, ensuite. En janvier 2015, on pouvait à la rigueur se demander ce que signifiait véritablement « être Charlie ». Sans rien céder sur la condamnation du terrorisme ni sur la liberté d’expression, il était permis de ne pas trouver intelligentes ou drôles les caricatures de Mahomet. Aussi, se joindre à la manifestation n’était pas stricto sensu un devoir civique. Il en va tout autrement pour l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020, car ce n’était pas un journal, mais l’École qui était attaquée. À l’École, les professeurs et les élèves forment une communauté : les professeurs ne sont pas des administrateurs ni des prestataires de services, et les élèves ne sont pas des administrés ni des usagers. Après les parents et la famille, les professeurs sont les premières figures d’autorité chargées de faire grandir, non seulement intellectuellement, mais aussi civiquement et humainement, les enfants et les adolescents. Aussi, qu’on ait recensé près de 800 incidents – consistant essentiellement en provocations, contestations, apologies du terrorisme, refus de participer, perturbations et menaces – révèle que la solidarité entre les professeurs et leurs élèves est profondément blessée. Le plus grave est peut-être qu’on est soulagé qu’il n’y en ait pas eu davantage. On dira : « C’est l’âge bête. » Sans doute un petit peu, mais pas seulement, malheureusement. Beaucoup de professeurs redoutaient la perspective de cet hommage, parce qu’ils savaient très bien ce qui allait arriver.

 

Il y a deux manières classiques d’expliquer le séparatisme. La « conservatrice », d’abord, consiste grosso modo à dire que les textes sacrés de l’islam, la mentalité musulmane, etc., seraient intrinsèquement violents et antirépublicains. En réalité, la lettre d’un texte, on en fait ce qu’on veut ; et d’ailleurs, les textes saints qui durent longtemps sont ceux où l’on trouve de tout. Jésus a dit (ou plutôt, on lui a fait dire) de tendre l’autre joue ; il a aussi dit qu’il n’apportait pas la paix mais le glaive, qu’il était venu pour diviser ou que ceux qui n’étaient pas avec lui étaient contre lui. Par ailleurs, si le Coran et les hadiths étaient au cœur de la question, il faudrait que les musulmans les plus séparatistes soient les plus religieux. Or la réalité est que, si certains séparatistes sont effectivement très religieux – les salafistes – une bonne partie en revanche ne le sont pas. Inversement, les musulmans simplement pieux et conservateurs, s’ils ne sont pas des gens particulièrement libéraux (mais leurs homologues dans d’autres religions ne le sont pas davantage) ne sont pas séparatistes pour autant[2]. Les idées, les concepts, les interprétations, et même les croyances sont au fond des choses assez superficielles par rapport aux gestes religieux concrets. L’islam de la très grande majorité des pratiquants, comme dans toute religion, c’est du ritualisme, c’est-à-dire des habitudes auxquelles on n’a pas nécessairement besoin d’attribuer un sens très précis pour leur accorder de la valeur : ne pas manger de porc ni boire d’alcool, jeûner pendant le mois de ramadan, pour certains accomplir les gestes de la prière ou se mettre un voile en sortant de chez soi, etc. On n’aime ou on n’aime pas, mais en soi, cela n’a pas grand chose de fanatique, et cela n’a pas nécessairement de signification métaphysique.

 

« Si certains séparatistes sont effectivement très religieux, une bonne partie en revanche ne le sont pas. »

 

Mais historiquement, l’Islam a commencé par être un empire, dira-t-on. Oui, et la Chrétienté carolingienne et l’Empire byzantin l’ont été aussi. Le terrorisme de Charlemagne envers les Saxons à la fin du VIIIe siècle n’a pas grand chose à envier à ce que l’Islam a produit de pire. On dira encore : tant que l’islam n’aura pas fait sa Réforme ou son Vatican II, c’est-à-dire tant qu’il ne sera pas passé d’une religion traditionnelle à une religion individualiste, il y aura un conflit de valeurs engendrant du séparatisme. Mais l’Église catholique a fait sa paix avec la République en 1893, bien avant Vatican II. Quant à la loi de 1905 – dont la mise en place n’est pas allée, il est vrai, sans son lot d’évêques et de curés en correctionnelle – elle a précisément été pensée pour organiser la coexistence d’une République laïque avec un catholicisme alors fondé sur l’autorité et la hiérarchie. Enfin, lorsqu’une religion sécularisée comme le protestantisme se « réveille », elle produit en masse une radicalité et un fondamentalisme qui n’a pas grand chose à envier aux salafistes – on le voit aujourd’hui avec les évangélistes du continent américain.

La manière « progressiste » d’expliquer le séparatisme – si tant est qu’on reconnaisse que le problème existe – quant à elle, est d’invoquer une réaction au triptyque racisme-inégalités-ghettoïsation. Indéniablement, ce sont des facteurs aggravants. Mais est-ce là la raison principale ? Ces conditions, tous les immigrés les ont connues. On l’a oublié depuis Claude Barzotti, mais on a massacré les Ritals à Aigues-Mortes. Mais encore : n’y avait-il pas bien davantage de racisme, d’inégalités et de ghettoïsation à l’encontre des musulmans du temps des bidonvilles de Nanterre, soit jusqu’au milieu des années 1970 ? Pourtant, abstraction faite du cas particuliers des partisans du FLN – on y reviendra – le séparatisme que nous connaissons aujourd’hui n’existait pas. Pas non plus de séparatisme, en 1983, à l’époque de la Marche des Beurs (idée d’un curé et d’un pasteur, à l’origine, soit dit en passant) alors que les meurtres racistes étaient encore nombreux et que M. Le Pen père débitait déjà les logorrhées qu’on entend encore de nos jours. Bref, le triptyque racisme-inégalités-ghettoïsation n’explique pas pourquoi ce n’est qu’en 1989, avec l’affaire du voile à Creil, que le séparatisme islamiste commence à apparaître sur le sol républicain.

Mais revenons un peu sur la question du racisme. Il existe, indéniablement, du racisme, de la xénophobie et des discriminations dans notre pays, et cela est grave. Ces attitudes existent aussi parfois de la part de fonctionnaires, et cela est inadmissible. Mais il n’y a pas, en France, de racisme d’État. Le racisme d’État, institutionnalisé, c’est Vichy et le statut des Juifs de 1940, ce n’est pas la République. Il n’y a pas non plus de racisme systémique, comme aux États-Unis. Plus encore, avec quelques autres pays d’Europe de l’Ouest, la France est un des pays au monde où le racisme est le moins présent dans la société. Qu’on aille ne serait-ce qu’en Europe centrale. Qu’on aille au Moyen-Orient, qu’on aille en Asie, etc. Les couples dits mixtes, qu’on voit chez nous et chez quelques-uns de nos voisins, à l’échelle du monde, c’est l’exception ! Aucune loi, non plus, qui définisse les citoyens par rapport à une communauté ou une ethnie à laquelle ils appartiendraient : là encore c’est l’exception. Enfin, ceux qui sont proportionnellement le plus victimes d’actes racistes, en France, et de loin, ce sont les Juifs. Que je sache, il n’y a pas de séparatisme antirépublicain parmi les Juifs français.

 

« Il n’y a pas, en France, de racisme d’État. »

 

Ce sont là des facteurs aggravants, et qu’il faut évidemment combattre, cependant la racine du séparatisme est à chercher autre part. Le séparatisme, c’est-à-dire la construction d’une certaine identité musulmane, c’est l’issue fantasmée – comme le château du Roi Pêcheur dans Perceval – d’une quête de soi dont l’aboutissement, la plupart du temps, n’est pas le fantasme. C’est une amande amère sur un greffon qui porte beaucoup de bonnes amandes, et sa raison n’est pas dans le sol ou dans l’eau. Si l’on veut saisir la quête de soi des descendants d’immigrés à sa juste profondeur, il faut accepter que l’identité, ce n’est pas d’abord du texte ou du rite, ni du revenu ou de l’emploi, mais d’abord du psychique et de la mémoire.

Parce que la question fondamentale, ce n’est pas être musulman, c’est être descendant d’immigrés. Les immigrés s’intègrent, leurs descendants, génération après génération, s’assimilent. Lorsque la mémoire familiale se transmet sainement, on se souvient bien sûr que nos ancêtres n’étaient pas Français, qu’ils appartenaient à un peuple colonisé, que nos parents ou nos grands-parents ont immigré à tel moment pour telle ou telle raison, etc. On ne demande pas aux immigrés de première génération de s’assimiler d’un coup – ce serait, c’est de la schizophrénie. Ce n’est que progressivement, avec le passage des générations, généralement à la troisième ou la quatrième, qu’on finit par oublier, parce que l’oubli est nécessaire pour vivre. C’est par ce processus d’oubli progressif de la mémoire familiale que les populations issues de l’immigration s’assimilent pleinement : les De Baecque, Moretti ou Hernandez, de nos jours, sont des noms français. Souvent, cela se fait au prix, pour les enfants d’immigrés, de l’élaboration d’une sorte de roman familial qui les aide à entrer dans l’identité française qu’ils désirent et rompre avec celle du père dont ils se détachent. Puis le temps suffit à faire les choses de manière pour ainsi dire naturelle, et l’on oublie les tiraillements de cette greffe un peu douloureuse.

 

« Il y a un complexe que le roman colonial sert à mettre en récit : celui d’être descendant de colonisé. »

 

Sauf quand la mémoire ne passe pas, sauf quand quelque chose n’est pas digéré. Alors, comme dans le cas des Français issus des anciennes colonies, le roman familial individuel ne suffit pas, il faut s’inventer un roman collectif. Parce qu’il y a un complexe, au sens psychique du terme, que le roman colonial précisément sert à mettre en récit : celui d’être descendant de colonisé, c’est-à-dire descendant de dominé, dans le pays des descendants des dominants. Et ma foi, il n’est pas si facile d’être descendant de colonisé, parce que – c’est bête à dire, mais malheureusement c’est vrai – la nature humaine est profondément agonistique. On nourrit de la rage à l’égard de celui qui nous domine, on nourrit du ressentiment s’il nous laisse vivre et nous accueille chez lui. Surtout quand il n’y a pas eu de revanche à la régulière : seuls les Vietnamiens ont eu leur Diên Biên Phu. Ailleurs, la France s’est retirée d’elle-même, sans avoir été vaincue militairement ; la souveraineté a été octroyée aux peuples colonisés. Cela est vrai surtout en Algérie : le FLN n’a pas remporté la victoire sur le champ de bataille, il a obtenu l’indépendance autour de la table des négociations, lorsque de Gaulle a jugé que tout cela ne valait plus le coup. Et bien sûr, cela engendre une frustration terrible. Les immigrés, malgré ce que racontent les adeptes du grand remplacement, ne viennent pas dans l’ancienne métropole en envahisseurs, bien au contraire. Ils viennent en demandeurs. Rien moins que se venger, ils viennent se mettre au service de celui qui autrefois les dominait, et cela est humiliant.

Mais tout n’est pas fini, parce que les enfants ne naissent pas adultes. Le roman colonial sert aux fils à régler un compte avec la génération des pères. Le fils d’immigré – le fils surtout, et c’est pour cela aussi qu’il réussit moins bien à l’école – grandit dans le mythe de l’émasculation de son père par la France – ou la Métropole, ou l’Occident, ou tout ce qu’on voudra qui s’apparente à la Grande Prostituée Babylone. Yasmina Khadra l’a écrit dans une scène saisissante des Sirènes de Bagdad :

 

Le coup parti, le sort en fut jeté. Mon père tomba à la renverse, son misérable tricot sur la figure, le ventre décharné, fripé, grisâtre comme celui d’un poisson crevé… et je vis, tandis que l’honneur de la famille se répandait par terre, je vis ce qu’il ne me fallait surtout pas voir, ce qu’un fils digne, respectable, ce qu’un Bédouin authentique ne doit jamais voir – cette chose ramollie, repoussante, avilissante, ce territoire interdit, tu, sacrilège : le pénis de mon père…

 

Et derrière cela, en vérité, il y a moins le désir de rétablir l’honneur paternel et familial, qu’un désir œdipien de la France, à laquelle le père s’est honteusement allié. Le roman colonial, c’est le fantasme d’être l’enfant illégitime de la terre française et d’un père immigré qui ne serait pas le père véritable. Sauf qu’évidemment, tout cela n’est qu’un roman. « Leur force est la souffrance des pères, chante Booba, de celle que l’on hérite » : en chanson, peut-être ; en vérité, la souffrance ne s’hérite pas.

En général, les fils d’immigrés le comprennent et referment le roman colonial. Mais dans toute épreuve de maturation s’ouvrent deux voies : celle de la réalité et celle du fantasme. La seconde, pour le fils d’immigré, c’est le séparatisme. C’est, pour ainsi dire, le roman colonial non plus simplement écrit – ce qui est inévitable – mais joué, mis en scène. Alors que le roman colonial sert en fait (parce que tout roman a une fin) à digérer la pulsion d’agressivité envers le père, la mise en scène séparatiste, c’est le processus qui se grippe, qui ressasse, qui ne parvient plus à digérer. Et si l’on finit pas trop croire à son propre jeu – mais heureusement ces cas-là sont relativement rares – c’est le passage à l’acte terroriste. Mais restons-en au stade de la simple mise en scène : le séparatisme rejoue sans fin, sans solution, le conflit colonial, en le travestissant en guerre des civilisations.

Cependant il est trop tard, parce qu’en réalité la guerre est finie. Hakim El Karoui écrit que les musulmans séparatistes s’affilient à « un islam qui se veut en rupture avec celui des grands-parents, des parents qui ont baissé la tête, des parents qui ont été les victimes de ceux qu’ils dénoncent par ailleurs (l’Occident, la colonisation, voire les « Croisés ») »[3]. Le séparatisme met également en scène, pour la substituer à la paternité donneuse de vie quoique blessée, une virilité jouissive, éternellement adolescente et masturbatoire, comme sur les montages-photos de l’État islamique. Et elle n’accouche que de la chosification de la femme et de l’irresponsabilité parentale. Bref, la mise en scène séparatiste, même si elle est dérangeante et obscène, est politiquement impuissante. Elle est sérieuse, certes, parce qu’elle conduit une petite minorité à imposer ses normes religieuses dans le quartier, et d’abord aux autres musulmans qui ne leur ont rien demandé, et parmi eux d’abord aux femmes, pour décider à leur place ce qu’elles ont le droit de dire, de porter sur elle, de faire de leur corps, etc. Sérieuse aussi parce son antisémitisme intimide ses voisins juifs et les pousse à partir de chez eux, ce qui est grave. Évidemment, les tribunaux doivent sévir contre les auteurs de tous ces comportements. Mais le séparatisme ne construit pas d’autres institutions que celle de la République, il ne fait que se construire en réaction. Il ne produit pas d’élites capables de proposer autre chose que d’éructer contre la France et la République. Nous aurions donc tort de surestimer la menace, au risque de soumettre la République à un traitement pire que le mal.

 

« La mise en scène séparatiste, même si elle est dérangeante et obscène, est politiquement impuissante. »

 

Voilà où nous en sommes. La République est contestée, insultée, mais pas menacée. C’est seulement lorsqu’elle est en danger qu’il lui convient de devenir radicale. Autrement, l’éclat de son autorité, c’est la modération. Nous n’avons aucune raison de douter de nos institutions, à commencer par les lois et les tribunaux. On peut discuter, ne pas s’entendre, mais l’ « islamo-gauchisme » ne ronge pas les élites françaises : pour cela, il faudrait déjà qu’elles se convertissent à l’islam. L’islamisme n’a ni parti politique, ni milice, il n’a que des followers. La loi de 1905, qui s’en tient à une simple séparation de l’État et des Églises, suffit en tant que principe de notre laïcité. Point n’est besoin d’aller frapper la religion en tant que telle, ni de réformer l’islam. N’ayons pas de réaction allergique aux piqûres des Tariq Ramadan et autres tartuffes de madrasa ; l’insouciance est la démarche des corps sains. Mais en étant donc des laïcs modérés, ne soyons pas pour autant modérément laïcs. La loi de 1905 comporte un arsenal judiciaire suffisant pour tailler la barbe des prophètes de quartier qui voudraient la faire dépasser dans la conscience d’autrui ; employons-le avec toute la rigueur nécessaire. De même, ne cédons rien sur la loi de 2004, qui est pour les jeunes filles, ne l’oublions pas, une loi d’émancipation de la main du père et des frères. Ne cédons rien non plus sur la loi de 2010. Il est vrai que le plus approprié aurait été, comme dans certaines villes belges où l’on a de l’humour, d’exhumer des lois médiévales interdisant de se grimer en-dehors de Mardi gras ; mais celle que nous avons inventée fera bien l’affaire.

Travaillons aussi sans relâche contre les discriminations, car bien qu’elles ne soient pas à la racine du problème, elles accréditent la mythologie séparatiste, et ainsi le font durer plus qu’il ne devrait. De ce point de vue, même si une petite partie de la recherche universitaire peut agacer par son militantisme et son manque de rigueur, il est plutôt profitable de laisser à certains discours excessifs la liberté de s’exprimer, car ils attestent par leur existence même qu’il n’y a ni censure ni absence de contre-pouvoirs face aux discriminations. Ensuite, le débat scientifique sera là pour départager entre les réalités objectives et l’idéologie. De même, dans la société civile, pour les associations gauchistes passionnaires : qu’on les laisse répéter que l’État est raciste, etc., etc. Elles convainquent surtout que les lois de la République leur permettent de s’exprimer librement et d’enquêter sur les moindres irrégularités. Encore une fois, c’est contre le détournement des institutions qu’il s’agit d’être intraitables. Lorsque des maires encouragent le communautarisme par des pratiques clientélistes, il faut sévir – ce dont, de toute manière, les électeurs finissent souvent par se charger.

 

« Les discriminations accréditent la mythologie séparatiste, et ainsi le font durer plus qu’il ne devrait. »

 

Notre mémoire, pour finir. Pour la question qui nous occupe, notre mémoire n’est pas la solution, elle est le problème. C’est en cela que celle de la colonisation diffère de la celle de la Shoah, par exemple. Dans le cas de la colonisation, on se souvient d’un antagonisme, d’une domination, que la mémoire en quelque sorte ravive. Et il est impossible que d’anciens antagonistes, ou leurs descendants, cohabitent si cette mémoire qui les divise n’est pas suffisamment cicatrisée. La même chose vaut par exemple pour la mémoire de la Première guerre mondiale : depuis longtemps, on ne commémore plus « la Victoire et la Paix », comme le prévoyait la loi du 24 octobre 1922 mais, en fait, la paix en Europe et le Soldat inconnu – depuis 2012, on y commémore même tous les morts pour la France. Mais plus la Victoire, parce que cela serait problématique pour la réconciliation avec l’Allemagne. Tant que les mémoires étaient à vif, ç’aurait été impossible, parce qu’il était impossible d’oublier que l’Allemand ou le Français avait avant tout été l’ennemi sur le champ de bataille. Il a bien fallu, pour que nos commémorations nous rappellent moins la victoire que la souffrance du simple combattant, que le temps passe et efface le souvenir du feu. La chose est plus complexe dans le cas de la colonisation, car c’est davantage une relation de domination qu’un antagonisme dont il est question. L’humiliation y est plus profonde que dans le cas d’une guerre, donc plus difficile à digérer. Mais il faut bien, un moment donné, oublier, parce qu’il ne nous est pas possible de continuer à vivre, c’est-à-dire à inventer, à innover, à changer, etc., si nous retenons en nous trop de nos souffrances et de nos traumatismes passés. Il y a un temps pour se souvenir et un temps pour oublier, et c’est cela qui permet la vie. Il faut commencer par se souvenir, pour ne pas être inconséquent. Mais à la fin, les descendants de colonisés ont besoin, progressivement et sur plusieurs générations, d’oublier leur histoire familiale afin de pouvoir se réaliser eux-mêmes là où ils sont, en France.

Il en va autrement de la mémoire de l’extermination des Juifs et des Tsiganes. Pour la très grande majorité des Européens, d’abord, elle de désigne pas leur souffrance à eux, mais celle d’autrui. Ensuite, elle constitue non pas un crime contre les peuples, comme la colonisation, mais un crime contre l’humanité. Non pas que la colonisation n’ait pas pu constituer, comme les guerres, le contexte et le terreau de crimes contre l’humanité. Mais en tant que telle, elle n’en était pas un. Et la différence entre les crimes contre l’humanité et les autres, c’est que la mémoire des premiers est pour ainsi dire essentielle, car elle nous rappelle ce que nous sommes : des êtres humains. Tandis que la mémoire des autres souffrances n’est qu’existentielle : elle dit bien qui est telle ou telle personne, mais elle ne constitue pas cette espèce de valeur absolue qu’est la mémoire de la Shoah et des autres crimes contre l’humanité. Dans le cas de la Shoah, il n’est pas possible de dire que l’oubli ait du bon, parce que ce qui sera perdu sera la conscience de la mesure de l’homme. Aussi, nous commémorons la Shoah avant tout pour ne pas oublier, parce qu’il faut retarder l’oubli aussi longtemps que possible. Dans le cas des autres souffrances, nous commémorons à la fois pour leur donner droit de cité, permettre leur expression cathartique, et pour dire que nous les reconnaissons. Et cela, dans l’ensemble, nous le faisons déjà. À lire par exemple les préconisations du rapport Stora paru en 2021 sur les mémoires de la Guerre d’Algérie (pp. 95-100), force est de constater que l’essentiel du travail de mémoire, côté français, est déjà en place.

 

« Il faut bien, un moment donné, oublier. »

 

Pour combler l’oubli, enfin, il faut faire de l’histoire et l’enseigner, afin que, lorsque les descendants de colonisés referment le roman identitaire, ils aient connaissance d’un minimum de faits raisonnablement réels à partir desquels continuer à se construire. L’histoire de la colonisation et son enseignement, eux aussi, se font déjà. Ils permettent de comprendre que ce n’est pas parce que des crimes ont été commis par des Européens qu’ils sont nécessairement les pires de l’histoire. Une vision véritablement postcoloniale, c’est admettre que, là où ils colonisaient, bien que la domination ultramarine européenne ait comporté des traits spécifiques, les Européens s’inséraient dans des jeux de domination et de puissance déjà existants entre telle et telle communauté, tel et tel peuple, tel et tel clan qui n’ont jamais été de bons sauvages. La domination, malheureusement, est la grammaire de l’histoire. Cela ne la justifie aucunement, mais impose de vivre avec sans s’imaginer que celle subie par nos ancêtres fut une exception. Sans un regard objectif sur son passé familial, il est impossible d’aller de l’avant.

En tenant bon sur nos principes, sur le respect des lois et des institutions, il nous faut patienter, donc, le temps que la mémoire de la souffrance et de l’humiliation passe, à la prochaine génération, sûrement. À ce prix-là, qui n’est pas trop élevé, on devrait s’épargner de rejouer une guerre déjà finie depuis longtemps.

 

Par Emmanuel Phatthanasinh (membre du comité de rédaction)

 

Illustration : Les Mureaux, place de la gare. License Creative Commons

 

[1] Hakim EL KAROUI, « Un islam français est possible », 2016, pp. 27-28

[2] ibid.

[3] id., p. 47

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