« L’intervention politique est indispensable à la réforme de nos modes de production et de consommation alimentaires. » Entretien avec Damien Conaré, Marie Walser, Nicolas Bricas et Catherine Esnouf.

Damien Conaré, Marie Walser et Nicolas Bricas sont auteurs d’Une écologie de l’alimentation (Quae, 2021). Catherine Esnouf a dirigé l’ouvrage collectif L’alimentation à découvert (CNRS éditions, 2015). Tous pointent l’insuffisance des politiques publiques en faveur d’une transition sociale et écologique de l’alimentation. Entretien croisé. 

 

Revue GERMINAL – Damien Conaré, Marie Walser et Nicolas Bricas, vous faites le constat, en introduction de votre ouvrage, que les sciences sociales ont longtemps ignoré la manière dont l’être humain et les sociétés se rapportent à l’alimentation. Vous citez Émile Durkheim : « Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre, et son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie. » (Les Règles de la méthode sociologique, 1894). A partir de quel moment les sciences sociales s’intéressent-elles enfin à l’alimentation ? Et comment expliquer cette prise de conscience tardive que le fait de se nourrir est, lui aussi, un fait social

Damien Conaré, Marie Walser et Nicolas Bricas – L’histoire de l’introduction du thème de l’alimentation dans le champ des sciences sociales est un sujet passionnant, sur lequel s’est notamment penché Jean-Pierre Poulain, l’un des sociologues français de l’alimentation. La citation d’Émile Durkheim à laquelle vous faites référence met en évidence l’un des principaux enjeux rencontrés par la sociologie à la fin du XIXe siècle en France. A cette époque, la sociologie était une toute jeune discipline qui cherchait à asseoir sa légitimité scientifique, et pour cela, il fallait qu’elle puisse justifier d’un objet d’étude qui lui soit propre. Cet objet est ce que Durkheim a appelé les « faits sociaux », qui sont des manières de faire répandues dans la société, extérieures à la seule volonté des individus et susceptibles d’exercer sur eux des contraintes – comme par exemple le mariage, la religion ou encore la façon de s’habiller. La question du « manger », un acte ordinaire réalisé par l’ensemble des êtres humains en réponse à des besoins biologiques, n’était alors pas considérée comme un fait social par les sociologues de l’époque. Pour eux, c’était un objet trop physiologique et plutôt futile ! A la rigueur étudiait-on, comme l’a fait Maurice Halbwachs en 1912, le rôle joué par le repas dans l’organisation de la vie familiale.

Finalement, et même si quelques anthropologues d’origine anglo-saxonne comme Audrey Richards ou Margaret Mead se sont intéressées à l’alimentation dès les années 1930-40, il a fallu attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir le fait alimentaire devenir un objet d’étude revendiqué par les sciences sociales. En 1961 et en 1964, des articles comme « Psychosociologie de l’alimentation contemporaine », de Roland Barthes, ou « Le triangle culinaire », de Claude Lévi-Strauss, ont contribué à donner à l’alimentation et à la cuisine un statut psycho-socio-anthropologique. Puis au cours des deux décennies suivantes, et dans un contexte d’industrialisation croissante des systèmes alimentaires, les sciences sociales ont étudié le fait alimentaire au travers de la question du goût, dans sa dimension socio-culturelle. On s’est alors notamment demandé en quoi les produits industriels et la mondialisation de l’alimentation impactaient le modèle alimentaire français.

A la fin des années 1970 et dans la lignée des travaux d’Edgar Morin sur la complexité, les sciences sociales ont développé une approche « bioculturelle » de l’alimentation. Née sous l’impulsion de Claude Fischler, celle-ci reconnaît à l’alimentation la particularité d’être en même temps un fait fondamentalement biologique et fondamentalement socio-culturel. Cette approche a appelé à une interdisciplinarité. Dès 1965, le nutritionniste français Jean Trémolières avait d’ailleurs ouvert la voie à un dialogue entre les sciences dites « dures » et les sciences humaines et sociales avec la publication des Cahiers de nutrition et de diététique. Aujourd’hui, les sciences sociales de l’alimentation sont régulièrement mobilisées pour décrypter des problématiques complexes qui préoccupent les sociétés contemporaines, par exemple l’obésité, la précarité alimentaire, les enjeux de durabilité ou l’évolution des patrimoines alimentaires.

 

Il est devenu vital de penser l’alimentation en termes écologiques et écosystémiques. Disposons-nous aujourd’hui d’outils fiables pour évaluer l’impact écologique de nos productions et consommations alimentaires ?

La mesure de l’impact écologique des produits alimentaires est une préoccupation relativement récente. L’Agence de la transition écologique, l’Ademe, constitue depuis quelques années, et continue d’actualiser, une base de données sur les impacts environnementaux des aliments : la base Agribalyse. Celle-ci est fondée sur la méthode de l’analyse du cycle de vie, l’ACV, qui prend en compte les impacts environnementaux de toutes les étapes de la production des aliments. Seize indicateurs relatifs à des enjeux environnementaux sont fournis, caractérisant les impacts sur l’air, le sol, l’eau et les ressources : émissions de gaz à effet de serre, eutrophisation des eaux et des sols, acidification, couche d’ozone, écotoxicité, particules fines, rayonnements ionisants, épuisement des ressources non renouvelables et en eau, usage des terres. Pour le moment, l’impact sur la biodiversité, très difficile à calculer pour une production donnée, n’est pas évalué. Compte tenu de l’importance de cet enjeu, les seules données issues d’Agribalyse ne suffisent donc pas à évaluer l’effet sur l’environnement des consommations alimentaires. Les produits issus de l’agriculture biologique peuvent être mal « notés » sur le critère de l’utilisation des sols et de la pression foncière, car leurs rendements sont en moyenne inférieurs aux productions de l’agriculture dite « conventionnelle » à intrants chimiques. Mais ils ont probablement un meilleur effet sur la biodiversité. Cette base de données française s’appuie sur d’autres bases internationales pour évaluer les impacts environnementaux de produits importés.

Environ 2500 aliments sont aujourd’hui renseignés dans la base Agribalyse. Les modes de production agricole, plus ou moins intensifs, chimiques, mécanisés, saisonniers, etc., et notamment ceux de l’agriculture biologique commencent à être pris en compte et révèlent des différences significatives. Mais les données disponibles concernent à l’heure actuelle surtout des modes de production agricole courants. Les modes de transformation et de commercialisation commencent à être explorés par des programmes de recherche.

Ces données permettent, d’une part, de mieux identifier quelles étapes des cycles de vie des produits sont les plus critiques sur le plan environnemental et de commencer à comparer des modes de production. D’autre part, elles permettent une estimation grossière de l’impact environnemental de la consommation des ménages. Mais les bases de données sur les consommations sont elles aussi peu détaillées sur les modes de production des aliments, généralement non spécifiés sur les produits. Les consommateurs savent rarement comment ont été élevés les animaux de la viande qu’ils achètent. Historiquement, l’effort d’information a surtout porté sur la qualité nutritionnelle des aliments. La prise en compte des effets environnementaux n’en est qu’à ses débuts.

 

Des crises comme celles de la vache folle ou de la grippe aviaire, ou celle des produits au « pur boeuf de cheval », ont fait naître une méfiance légitime des consommateurs envers l’industrie alimentaire. Pourtant, certains spécialistes suggèrent parfois, peut-être à juste titre, que la qualité sanitaire des aliments et les moyens scientifiques de l’évaluer n’ont en réalité jamais été aussi bons. La crainte des consommateurs ne révèle-t-elle pas surtout le rejet croissant d’une industrie opaque, qui sacrifie la qualité alimentaire de ses produits et la question environnementale à la faveur d’une meilleure rentabilité économique ? Et si les risques d’intoxication sont effectivement moindres, l’industrie alimentaire moderne ne génère-t-elle pas d’autres maux, dont les effets réels sont simplement retardés, ou invisibles ?  

D’un côté, il faut admettre que l’industrialisation de l’alimentation a été de pair avec une meilleure maîtrise de certains risques sanitaires. C’est en particulier le cas de ceux liés aux contaminations biologiques dues aux bactéries, virus et parasites, qui ont été réduits grâce au développement de points de contrôle systématiques à de nombreuses étapes du schéma de production des aliments, de l’entrée à la sortie des usines. Ces points de contrôle garantissent l’élimination – ou la réduction à un niveau acceptable – des risques biologiques, mais aussi des risques chimiques, physiques et allergènes qui seraient préjudiciables à la santé immédiate des consommateurs.

D’un autre côté, l’industrialisation de l’agriculture et de la transformation s’est traduite par l’usage croissant de produits chimiques : pesticides, plastique, produits pharmaceutiques pour l’élevage, additifs chimiques, etc. L’absorption des résidus de ces substances n’a pas forcément de conséquences immédiates, mais ses effets de moyen terme sur la santé sont encore méconnus. Il y a un risque que leur consommation régulière en faibles quantités et leur combinaison dans l’organisme – ce qu’on appelle les “effets cocktail” –, puissent générer des maladies. Cette question représente un nouveau champ d’investigation pour la recherche, qui doit également préciser par quels mécanismes ces résidus chimiques perturbent l’organisme, par exemple le microbiote intestinal. La nature du risque sanitaire a ainsi changé.

Du point de vue des représentations, l’industrialisation de notre alimentation a eu pour effet de brouiller notre connaissance des aliments : on ne sait plus précisément l’origine des matières premières qui les composent et on ne maîtrise plus correctement nos apports nutritionnels, notamment en sucre, en sel et en gras. Qui devinerait par exemple que de nombreuses céréales industrielles du petit-déjeuner sont très riches en sel ? Sans compter la présence de produits chimiques dont la présence est indétectable pour un consommateur. Ainsi, la composition de nombreux aliments industriels est devenue obscure et cela contribue à susciter une défiance latente des mangeurs envers l’industrie. Cette défiance est régulièrement réactivée par des crises comme celle des lasagnes à la viande de cheval que vous évoquez.

Cette défiance peut se muer en rejet, notamment lorsque l’on considère les effets avérés de l’industrie sur l’environnement. Dans un contexte de recherche de prix toujours plus bas se maintiennent des pratiques de production agricole, d’élevage ou de pêche aux effets nuisibles : effondrement de la biodiversité, surexploitation des ressources, pollutions, contribution aux changements climatiques, mal-être animal… Ces « maux » sont souvent invisibilisés par les grandes entreprises de l’agroalimentaire, qui grâce à l’action de puissants lobbys, opèrent dans l’impunité. Il faut bien souvent l’intervention d’ONG de plaidoyer pour alerter l’opinion publique sur ces pratiques délétères et pousser les industriels à les faire évoluer.

Bien sûr, il ne faut pas généraliser : toutes les entreprises agroalimentaires ne fonctionnent pas dans l’opacité, et certaines se donnent même d’ambitieux objectifs ou transforment concrètement leurs façons de faire pour répondre à des objectifs de durabilité sociale, environnementale ou économique. Mais l’opacité de quelques-unes jette le doute sur toutes, et entretient une méfiance – légitime – chez les mangeurs.

 

Comment se fait-il que l’industrie alimentaire mette tant de temps à se réformer, quand on voit l’ampleur des enjeux environnementaux et sociaux engagés, mais aussi des enjeux de santé publique ? Quels sont les « verrouillages » à l’œuvre ?

Dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, on peut effectivement parler de verrouillages socio-techniques. A savoir le frein que représentent les stratégies économiques, techniques, mais aussi politiques, mises en place historiquement par les principaux acteurs des systèmes agricoles et alimentaires. Un régime établi, efficace et stable, soutenu par des normes, des institutions et des politiques publiques, qui limitent la diffusion d’innovations qui ne rentreraient pas dans son cadre, quand bien même elles seraient bénéfiques pour le bien commun.

En matière de verrouillage, le cas de la France est particulièrement emblématique. Économiquement, c’est un secteur particulièrement soutenu historiquement, au contraire de l’industrie par exemple, dont certains grands appareils ont été démantelés dans les années 1980. Rien de tel pour l’agriculture qui bénéficiait encore chaque année sur la période 2014-2020 de 9 milliards d’euros d’aides de la politique agricole commune. La France, première puissance agricole de l’Union européenne, est le principal bénéficiaire des aides européennes. Politiquement, une longue tradition de cogestion des politiques publiques agricoles, entre l’État et le syndicat majoritaire FNSEA, a pour longtemps gelé des positions favorables à une certaine vision de l’agriculture. Enfin, le paquet technologique, à base de mécanisation, semences améliorées, engrais et produits phytosanitaires, s’est imposé comme un modèle dominant. Un modèle autour duquel s’est développée une industrie pourvoyeuse d’emplois – c’est important ! -, mais aussi toute une économie de service et conseil aux agriculteurs…

Finalement, l’agriculture s’est un peu développée dans un monde à part, avec ses propres banque, assurance, institution de recherche et d’enseignement, chambres consulaires, etc. Un monde resté longtemps en marge des débats de société. Cela change depuis quelques années, à mesure que les Français s’intéressent de plus près à leur alimentation, à la façon dont elle a été produite, transformée et distribuée. Et c’est heureux que cette conscience monte et contribue à jeter des ponts entre consommateurs et producteurs. Mais les lignes restent difficiles à bouger, certains verrous semblent fermés à double tour…

Pour contourner ces verrouillages, certaines innovations se développent dans des niches, économiques ou géographiques, avant parfois d’être reprises, voire “récupérées”, par le système socio-technique dominant. C’est typiquement le cas de l’agriculture biologique ou du commerce équitable par exemple, dont les produits sont aujourd’hui vendus par les enseignes de la grande distribution. On peut y voir, au choix, la bénéfique massification d’alternatives vertueuses ou, au contraire, le dévoiement de ces alternatives par une industrie toute puissante…

 

Peut-on concevoir une réglementation plus stricte afin de contraindre cette industrie à être plus respectueuse de l’environnement, sans greenwashing, et à privilégier la qualité de ses produits ? Quand bien même nous penserions ces problèmes uniquement en termes économiques, une mauvaise alimentation des populations ne nous coûte-t-elle pas finalement plus cher qu’une industrie alimentaire très productive, mais qui rend ses consommateurs malades ?

En effet, le prix de l’alimentation ne prend pas en compte le coût économique caché pour les systèmes de santé. En 2017, un rapport de l’OMS évaluait que la mauvaise alimentation, associée au manque d’activité physique, joue un rôle dans de nombreuses maladies chroniques, comme le diabète de type 2 ou les maladies cardio-vasculaires, et des invalidités, et serait responsable d’environ deux décès sur cinq dans le monde, ainsi que de quelque 30 % de la charge économique des maladies dans le monde. Il est difficile toutefois d’évaluer exactement le coût économique entraîné par ces facteurs de risque, que ce soit pour le système de santé ou, plus globalement, pour la société. Il est de toute façon considérable.

De sorte que certaines mesures ont été prises, plus ou moins efficaces, pour tenter de réduire ces coûts induits par une mauvaise alimentation. Par exemple à travers des réglementations fiscales comme la “taxe soda”, appliquée dans de nombreux pays, avec l’objectif de diminuer la consommation de boissons contenant des sucres ajoutés et les risques d’obésité ou de diabète associés. Les recettes fiscales tirées de cette taxation peuvent alors être versées aux régimes d’assurance maladie. Mais ce type de réglementations rencontre souvent l’opposition des puissants lobbys de l’industrie agroalimentaire.

Attention tout de même à ne pas considérer cette industrie comme un bloc monolithe. Dans beaucoup de régions, en France, et bien sûr dans le monde, elle est constituée d’un vaste réseau parfois complexe de petites et moyennes entreprises, voire d’entrepreneurs individuels. Des acteurs souvent en lien direct avec les consommateurs et tout à fait enclins à répondre à des demandes de plus grande qualité de leurs productions en matière de santé et de respect de l’environnement. Une plus grande qualité qu’ils peuvent d’ailleurs chercher à valoriser économiquement à travers par exemple des signes de la qualité et de l’origine. Il peut donc y avoir pour les industriels une véritable rationalité économique à jouer sur la qualité des produits et le respect de l’environnement, à travers des normes, certifications, labels et autres instruments de régulation volontaires.

Depuis quelques années, ces standards volontaires se multiplient, peuvent éventuellement se faire concurrence et finissent ainsi par embrouiller des consommateurs noyés sous les étiquettes. Cette approche consiste finalement à résoudre les problèmes sociaux-environnementaux à travers le marché. Par ailleurs, les effets réels de ces standards sur les problèmes qu’ils sont censés résoudre sont très peu évalués. Ce qui pose problème. Enfin, ces produits labellisés ne sont pas accessibles au plus grand nombre. Sachant que nous nous sommes habitués à payer notre alimentation de moins en moins cher ; du fait de son industrialisation, mais aussi du fait que nous n’en payons pas son véritable coût environnemental, mais aussi social. On oublie souvent que la chaîne alimentaire s’appuie en grande partie sur des travailleurs précaires en matière de rémunération et de pénibilité du travail. Que ce soient les agriculteurs, les ouvriers dans certaines filières comme l’abattage et l’équarrissage, les transporteurs routiers pour la distribution ou encore les hôtes et hôtesses de caisses dans les supermarchés, les cuisiniers de la restauration ou les coursiers “ubérisés” pour les livraisons à domicile. Une situation qui appelle en effet à un renforcement des régulations publiques autour des effets sociaux et environnementaux de nos systèmes agricoles et alimentaires.

 

A propos de la sécurité alimentaire maintenant. En 1982, Amartya Sen publie Poverty and Famine. An Essay on Entitlement and Deprivation, un ouvrage essentiel qui montre que l’insécurité alimentaire, originellement définie comme une question d’équilibre entre la demande et la disponibilité des produits de base, est en réalité moins une question de disponibilité de la nourriture que d’accès à celle-ci. Ceux qui sont sujets à la faim sont ceux qui n’ont pas les outils pour pouvoir produire la nourriture, ou les moyens de l’acheter. Vous écrivez, en évoquant la situation brésilienne ou indienne : « La question purement agricole devient une question d’accès au foncier, de pouvoir d’achat et donc de pauvreté et d’inégalités ». Néanmoins, avec la question climatique de la raréfaction des ressources et de l’assèchement de certaines régions du monde, ne risque-t-il pas d’y avoir une superposition des deux problèmes – celui de l’accès et celui de la disponibilité – d’ici quelques décennies ?

Depuis la fin du XIXe siècle et surtout depuis le milieu du XXe, l’usage massif de ressources énergétiques et fertilisantes non renouvelables a permis deux choses. D’une part, le quasi abandon de la production de biomasse à des fins énergétiques (bois de chauffe, huile et animaux de traits), d’obtention de matériaux (bois d’œuvre, pailles, fibres, etc.) et de fertilisation (légumineuses, arbres, excréments d’animaux). L’agriculture est devenue agro-alimentaire, essentiellement consacrée à la production de nourriture. D’autre part, la mécanisation, l’usage massif de la chimie et la sélection variétale ont permis une explosion des rendements. Cette industrialisation de l’agriculture combinée à une destruction de la forêt pour étendre l’élevage et l’agriculture ont démenti Malthus : la production alimentaire a progressé plus vite que la population et la planète est en surproduction alimentaire depuis les années 1980. Plus des deux tiers des surfaces agricoles mondiales (cultures et pâturages) sont aujourd’hui destinés à l’alimentation animale. La marge de manœuvre pour nourrir une population qui va continuer de croître jusque vers les années 2050 avec des modes de production moins polluants et moins intensifs en ressources non renouvelables semble donc importante… à condition de ne pas généraliser la surconsommation de viande que connaissent les pays les plus riches.  Autrement dit, à condition d’adopter, de gré ou par la conséquence de prix alimentaires plus élevés, une consommation plus frugale.

Plusieurs phénomènes risquent cependant de tempérer un optimisme sur la suffisance alimentaire de la planète. Le premier est le risque d’une multiplication de crises de production agricole liées aux changements climatiques (sécheresses et inondations paroxystiques), à l’épuisement des sols et à l’effondrement de la biodiversité. Certains pays, en particulier dans la zone intertropicale, voient se superposer et se combiner en s’amplifiant, des facteurs de risques à la fois naturels, économiques, sociaux et politiques. L’augmentation des migrations liées aux crises climatiques et aux conflits est déjà en grande partie responsable d’un changement de tendance historique : après des décennies de baisse (trop lente) du nombre de personnes qui ont faim, celui-ci augmente à nouveau depuis cinq ans. Des centaines de milliers de personnes ne peuvent plus se nourrir ni vivre sur leurs territoires.

Le second phénomène est la perspective, pour des raisons environnementales, de remplacer une multitude de produits obtenus grâce à un usage massif d’énergie et de ressources fossiles par des substituts issus de la biomasse. Agriculture et foresterie devraient alors à nouveau se répartir entre des destinations alimentaires, énergétiques, de fourniture de matériaux et de fertilisants. Et il deviendrait alors plus difficile d’assurer l’équation entre offre et demande alimentaires pour bientôt 9 ou 10 milliards d’habitants. De fait, il faudra surtout craindre que cette équation ne soit pas possible pour une majorité pauvre et paupérisée de la planète ; car n’oublions pas que s’il y a bien des inégalités dans le monde, ce n’est pas tant dans les modes de vie que dans l’accaparement des ressources par une minorité. Les 10 % des ménages les plus riches de la planète émettent la moitié des gaz à effet de serre par leurs consommations. Les équilibres globaux ne doivent pas faire oublier l’inacceptable prédation de la planète par une poignée de nantis.

 

Actuellement, la politique, les institutions et les organismes internationaux auraient-ils les moyens de régler ces questions d’accès alimentaire ? S’en préoccupent-ils ?

Les crises alimentaires de 2008 et les émeutes dites « de la faim » de 2010 avec le printemps arabe, la crise des gilets jaunes ou encore l’importante augmentation de la précarité alimentaire depuis la crise de la Covid-19 ont fait remonter dans l’agenda politique la question alimentaire et, plus récemment, la question de la pauvreté. Publications scientifiques, grandes conférences et déclarations politiques se sont multipliées pour mettre en avant ces préoccupations. Pour l’heure, on ne peut pas vraiment considérer qu’un virage s’amorce pour changer de trajectoire et mettre la question sociale, celle de la pauvreté, celle des « épreuves de la vie » pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon, au cœur des politiques ou des stratégies d’entreprises. Si le terme de gouvernance rend compte d’une participation des « parties prenantes » à la gestion des affaires de la cité, force est de reconnaître que la population pauvre, c’est-à-dire la majorité de la population, a peu la parole et est, de fait, relativement exclue du débat politique. Certes la société civile est active, s’organise, se fédère, mais ses forces sont incomparablement plus limitées que celles des lobbies des systèmes dominants. Ceux-ci influencent toutes les institutions centrales, depuis les ministères – comme en témoigne par exemple la façon dont a été à nouveau (non)-réformée la politique agricole commune, jusqu’aux organisations internationales – comme l’a montré l’organisation du récent Sommet mondial des Nations unies sur les systèmes alimentaires qui, au prétexte de valoriser toutes les solutions, a fait la part belle aux « indispensables » entreprises multinationales, même les plus prédatrices.

C’est du coup aux échelles locales que réside l’espoir d’inventer des gouvernances plus équilibrées où habitants, pouvoirs publics, entreprises territoriales, etc., peuvent négocier des avenirs de leur alimentation. Co-construire son paysage alimentaire de demain, expérimenter la labellisation de produits ou la sécurité sociale de l’alimentation au travers de dispositifs de démocratie alimentaire, valoriser les solidarités de voisinage sont autant de formes de reprise en main du système alimentaire qui s’inventent et s’expérimentent, loin pour le moment des grands débats internationaux ou des grands discours politiques. Pour autant, le local ne doit pas être un espace de repli sur soi et d’abandon du politique car les problèmes sont bien globaux.

 

Dans ce livre, vous revenez sur « l’histoire » des protéines animales et sur la manière dont on s’est exagéré leur importance : d’abord présentées comme le seul véritable nutriment – thèse qui sera par la suite scientifiquement démentie – elles sont davantage mises en avant encore après la Seconde Guerre mondiale. La question du déficit des protéines est alors l’enjeu central et quasi unique de la lutte contre la sous-nutrition dans les pays les plus pauvres, focalisation par ailleurs dénoncée par le nutritionniste Donald S. McLaren (les avancées scientifiques lui donneront raison, écrivez-vous). Puis au tournant du XXIe siècle, les protéines sont particulièrement appréciées pour leur faculté « rassasiante », à une époque où il faut désormais lutter contre l’obésité. Qu’est-ce qui explique notre rapport aux protéines, et une certaine exagération de leurs apports ? Est-ce uniquement culturel ?

Une vision très fonctionnelle, nutritionniste, a conduit à réduire notre alimentation à des apports de nutriments et à réduire l’élevage à une production de viande. Or on consomme des aliments, pas des protéines, et les animaux sont bien plus que des steaks sur pattes ! Cela étant dit, le débat contemporain autour des protéines a le mérite de soulever un certain nombre d’enjeux majeurs des systèmes alimentaires comme le bien-être animal, les changements climatiques, la frugalité, etc.

Il est aujourd’hui assez largement reconnu qu’une trop grande consommation de produits animaux, en particulier de viande rouge, est dommageable pour la santé. Par ailleurs, les effets sur l’environnement des élevages intensifs sont bien connus : émissions de gaz à effet de serre, pollution des nappes et des rivières… Si bien que les recommandations visant à réduire la consommation de “protéines animales” sont désormais très largement partagées s’agissant de la promotion de systèmes alimentaires plus durables. C’est devenu en quelque sorte le dénominateur commun de tous les rapports qui se sont multipliés ces dernières années autour de l’alimentation durable. Il est alors souvent question de substituer ces protéines animales par des protéines végétales.

Or dans les pays d’abondance alimentaire comme la France, on consomme trop de protéines par rapport à nos besoins nutritionnels. Et l’enjeu est d’abord d’en consommer moins plutôt que de craindre une carence en protéines si l’on réduit un peu notre consommation de produits animaux. Certes, la question se pose différemment pour les végétariens et les vegan. Mais associer les protéines végétales à la notion d’alimentation durable est un raccourci qui sert d’abord les intérêts du nouveau secteur économique des substituts à la viande et au lait : celui des légumineuses et protéagineux et, au-delà, de la viande de synthèse. En focalisant la question sur celle des protéines et donc de la nutrition, on passe sous silence les modes de production de ces nouveaux substituts, les incertitudes sur leur caractère parfois ultra-transformé et les risques nutritionnels possibles qu’ils génèrent. Par ailleurs, on ignore les autres rôles que peuvent jouer les animaux d’élevage, pour fertiliser les sols, fournir de la force de travail ou encore entretenir des écosystèmes, et donc des paysages, si tant est qu’on accepte qu’ils travaillent dignement avec nous.

 

Quels acteurs doivent aujourd’hui s’engager pour réformer nos systèmes alimentaires de manière plus soutenable et plus durable, selon vous ?

La réforme de nos systèmes alimentaires doit engager la société dans son ensemble. A commencer certainement par les acteurs du système alimentaire que sont les producteurs, transformateurs ou distributeurs, qui doivent faire évoluer leurs pratiques dans le sens d’une réduction de leurs impacts environnementaux, socio-économiques et de santé. Une telle transformation implique de redéfinir la valeur de notre alimentation. Celle-ci ne peut plus se limiter à sa seule dimension marchande, mais doit se réfléchir à l’aune d’une multiplicité de critères tels que le lien social, l’équité économique, la biodiversité, les patrimoines culturels, la santé…

Bien sûr, cette transformation ne peut reposer sur la seule volonté des acteurs économiques, qui entretiennent – ou sont prisonniers – de multiples verrouillages juridiques, économiques et techniques au sein du système alimentaire industriel. L’intervention politique est indispensable à la réforme de nos modes de production et de consommation alimentaires. Avec un succès relatif : éclairée par les acteurs du plaidoyer et de la recherche d’un côté, la décision politique doit encore composer avec de puissants lobbies qui contraignent la portée de son action.

La réforme du système alimentaire dans son ensemble s’annonce donc longue. Pour autant, il y a un point dont on peut se réjouir : c’est l’incroyable potentiel des échelles locales pour expérimenter des voies de transformation du système alimentaire. En effet, les échelles locales sont particulièrement propices à des initiatives alternatives qui soient à la fois ancrées dans la réalité écologique, économique et sociale des territoires et libérées d’une partie des verrous qui contraignent l’action à l’échelle nationale ou internationale. C’est là que s’inventent une grande diversité de nouvelles façons de produire, d’échanger, de consommer, à l’opposé de solutions “universelles” qui ont plutôt été l’apanage de l’industrialisation des systèmes alimentaires. Ces innovations sociales sont encore peu reconnues, voire critiquées pour leur caractère justement trop local et circonscrit : la recherche ne s’y intéresse que depuis très récemment. Les outils d’accompagnement juridiques, financiers, techniques ne leur sont pas adaptés. Leurs stratégies de changement d’échelle par multiplication, par alliances et synergies territoriales entre initiatives diverses, par grossissement, par institutionnalisation sont encore en débat.

On insiste beaucoup sur le rôle de chaque individu, chaque consomm’acteur, pour amorcer un changement de système. A chacun de « faire sa part » en adoptant des pratiques de consommation plus responsables. Bien sûr, les petits gestes sont nécessaires, entre autres parce que mis bout à bout ils font masse et envoient un signal aux acteurs économiques, qui font alors évoluer leurs pratiques pour répondre aux attentes des consommateurs. Mais cette stratégie, parce qu’elle laisse des acteurs dominants aux manettes de l’orientation de notre système alimentaire, ne suffit pas.

Ce dont il est question, c’est de l’instauration d’une démocratie alimentaire permettant à chacun et chacune de s’exprimer sur l’alimentation qu’il ou elle souhaite pour demain. Cette démocratie doit reposer sur un nouveau contrat social, qui donne une voix à toutes les citoyennes et tous les citoyens, y compris celles et ceux qui sont aujourd’hui d’emblée exclu.e.s des cercles de discussion du fait de leur manque de ressources ou de temps. Car ce sujet de l’alimentation nous concerne tous et toutes : nous mangeons chaque jour, plusieurs fois par jour. L’alimentation est au centre de nos vies d’individus, de celle de nos sociétés et de la biosphère. En ce sens, un enjeu sans doute crucial de la transformation des systèmes alimentaires est la création d’espaces inclusifs de dialogue et de construction de propositions, qui puissent s’opérer dans une mixité culturelle, sociale et générationnelle.

 

Revue GERMINAL – Catherine Esnouf, vous avez dirigé l’ouvrage collectif L’alimentation à découvert (2015), un livre très complet qui ambitionne de démocratiser les enjeux sanitaires, écologiques et politiques autour de l’alimentation. Comment expliquez-vous la défiance croissante des consommateurs envers l’industrie agro-alimentaire ?

Catherine Esnouf – La méfiance que peuvent avoir les consommateurs par rapport aux entreprises s’explique notamment par l’image que ces dernières véhiculent sur leurs produits. Leur publicité est volontairement très distante de la réalité : on voit un agriculteur épanoui dans un champ, un artisan qui fabrique son propre fromage, etc. – autant de représentations artificielles qui produisent une impression de mensonge généralisé. La publicité française véhicule une image passéiste. Aux États-Unis, on vous donne essentiellement des informations factuelles sur les produits, plutôt qu’un tableau issu d’un imaginaire rêvé.

Malheureusement, l’État n’a que très peu de pouvoir sur les publicités, qui sont gérées par les entreprises elles-mêmes. Il ne peut que limiter la promotion des produits gras et sucrés dans les émissions de télévision pour la jeunesse ; mais cela a un impact limité car les enfants ne regardent pas uniquement ces programmes, et l’incitation à la consommation de certains produits est surtout présente dans les autres émissions. Par ailleurs les messages de santé insérés en sous-titres sont mal compris et ont un impact limité (par exemple, la possibilité d’utiliser le message sur l’activité physique laisse entendre que cela suffit à compenser l’impact du produit très sucré).

 

Quels sont les problèmes sociaux et environnementaux posés par cette industrie aujourd’hui ? 

Il faut distinguer un niveau mondial et un niveau européen :

Au niveau mondial, il y a un enjeu de sécurité alimentaire, de suffisance alimentaire. En 2050, la population sera d’environ 9 à 10 milliards d’habitants, ce qui entraîne fatalement une augmentation de la consommation alimentaire. Par ailleurs, au fur et à mesure que le PIB augmente, la consommation alimentaire s’accroît, car les ménages ont davantage de moyens. Ce sera particulièrement le cas avec la Chine où, suite à son décollage économique, la demande de produits animaux (et donc celles de produits végétaux) sera bien plus conséquente. Les prospectives prévoient que si nous laissons faire les tendances actuelles, il faudra augmenter la production mondiale de 60%, c’est-à-dire accroître les rendements agricoles dans des pays d’Afrique par exemple, et y augmenter le nombre de terres cultivées – ce qui engendrera déforestation et disparition des savanes.

Par ailleurs, il y a des zones qui, en raison de leur démographie et de leurs problèmes climatiques, vont être en déficit majeur, comme l’Afrique subsaharienne, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ou l’Asie. Ces pays vont donc être de gros importateurs. On estime ainsi qu’en 2050, pour approvisionner tout le monde, il y aura une multiplication par huit du commerce mondial, ce qui est énorme. Dans un tel contexte, il faut instaurer une gouvernance mondiale et orienter vers des systèmes agro-écologiques.

Aujourd’hui, nous avons certes des traités commerciaux, mais qui ne résoudront pas ces problèmes globaux. Quant aux organisations mondiales comme la FAO ou l’OMS, leur pouvoir est très faible.

Au niveau européen, les enjeux sociaux et environnementaux sont un peu différents. Il y a un premier enjeu social qui est un enjeu de santé publique. On ne mange évidemment pas les mêmes choses selon la catégorie socio-économique à laquelle on appartient. Il y a donc un gradient d’obésité (dès l’enfance) qui est inversement proportionnel aux revenus économiques. L’obésité peut bien sûr s’expliquer par des facteurs génétiques, mais ses causes sont essentiellement alimentaires et sociales.

Il y a un deuxième enjeu social qui concerne le statut des agriculteurs dans la chaîne de valeurs. Comment assurer le renouvellement des générations ?  Le travail est dur, ne rapporte rien, les agriculteurs ont des taux d’endettement colossaux pour s’équiper. On peut craindre qu’ils soient difficilement remplacés. La loi EGalim a essayé de rééquilibrer un peu les marchés en faveur des agriculteurs mais cela n’a eu en réalité aucun impact : les distributeurs font la loi envers les entreprises agro-alimentaires, et l’on sait que si les prix sont bas pour les industriels, ils le sont encore plus pour les agriculteurs ; mais en même temps, ces prix sont bas pour permettre aux consommateurs d’acheter, en dépit de la faiblesse de leur pouvoir d’achat… C’est un cercle vicieux.

Sur le plan environnemental, il y a des problèmes au niveau local et au niveau global. Un exemple emblématique de problème local est l’élevage intensif en Bretagne, qui génère une pollution des eaux conduisant à une prolifération d’algues vertes. Le seul moyen, pour les acteurs locaux, serait, outre l’amélioration de la gestion des effluents, de décompresser un peu cette production animale et de la relocaliser ailleurs, pour soulager les écosystèmes locaux. Une solution plus efficace, plus radicale, consisterait à n’accorder de subventions qu’à ceux qui respectent ces enjeux environnementaux, de manière à imposer une désintensification de l’élevage, comme c’est le cas aux Pays-Bas.

Le deuxième enjeu en termes de pollution est celui des pesticides, qui est la première préoccupation des consommateurs. Pourtant, actuellement, il n’y a que les organisations non gouvernementales qui mettent en évidence le problème. Les pouvoirs publics peuvent s’appuyer sur les avis de l’ANSES (Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale) qui, même si elle dispose d’un droit d’auto-saisine, n’a qu’un rôle consultatif. Le lobby des pesticides, par ailleurs, est extrêmement puissant.

Sur le plan global, c’est le changement climatique qui représente le principal enjeu, puisque l’alimentation et l’agriculture sont responsables de 30% des émissions. Il faudrait, pour réduire les émissions, surtout ambitionner la réduction des produits consommés – des régimes plus frugaux – plutôt que la qualité des produits consommés. C’est cela qui impacte le plus, en réalité. Quand on regarde la composition des régimes qui sont à la fois bons sur le plan nutritionnel et bons pour la planète, on remarque qu’il y a plus de légumineuses, moins de produits animaux, et moins de quantités en général. Il nous faudrait opérer un véritable changement culturel dans notre alimentation.

 

Faut-il une intervention politique ferme pour réformer cette industrie, et négocier un nouveau contrat social alimentaire, ou bien le changement viendra-t-il de la société elle-même, et des « consommateurs » ? 

Nous avons à notre disposition deux principaux moteurs de changement :

– La réglementation. Il y a depuis de nombreuses années un programme national nutrition-santé avec des recommandations précises qui sont essentiellement suivies par les CSP+, mais pas tellement par les autres. Dans les classes populaires, on ne mange malheureusement pas cinq fruits et légumes par jour. Pour le logo nutriscore, c’est un peu différent : il est encore surtout pris en compte par les plus aisés, mais il commence à percoler dans les classes populaires, ce qui fait évoluer les industriels. Il y a même un logo environnemental qui est prévu – même s’il est difficile de quantifier des impacts environnementaux : on peut calculer la consommation d’eau, les émissions de GES, mais les conséquences sur la biodiversité ne sont jamais prises en compte, par exemple. Malheureusement, c’est encore nettement le prix qui guide le choix de la plupart des consommateurs, surtout dans un contexte où il y a peu de pouvoir d’achat pour beaucoup. Et puis il y a un facteur de routine : on va vers les produits que l’on connaît, qu’on sait transformer, que l’équipement domestique permet de stocker, etc.

Si on veut actionner des leviers sur le choix des consommateurs, c’est l’éducation alimentaire qui doit être mise en œuvre. Il y a un certain nombre de fenêtres dans le parcours des individus qui permettent de « rectifier le tir » : la formation d’un couple, l’arrivée d’un enfant, le passage à la retraite, etc., sont des moments où l’on peut aspirer à changer de régime alimentaire. On pourrait fournir des livrets d’informations nutritionnelles à ces occasions. On pourrait aussi envisager, pour les moins aisés, de donner des chèques alimentaires sur le modèle des chèques énergie, ciblés sur des aliments précis – ce qui permettrait par ailleurs d’augmenter la valeur des produits et donc la rémunération des agriculteurs.

– Il faudrait également limiter les pertes et les gaspillages, qui représentent 30% de la production mondiale (dans les pays pauvres, c’est au niveau du stockage et de la production qu’ont lieu les pertes ; dans les pays riches, c’est chez les consommateurs). Des mesures incitatives ont été prises dans les écoles. La loi Garot, qui consiste à faire don des invendus alimentaires aux associations caritatives, est sans doute bénéfique mais ces associations doivent parvenir à stocker ces invendus au froid dans un délai très court. Et l’on peut s’interroger sur l’image renvoyée par ce procédé : les plus démunis mangent les produits de seconde catégorie, dont les plus riches ne veulent plus… Surtout, cela ne résout pas le problème à la base : il faut réduire la surproduction en tant que telle, qui pollue massivement en amont, afin d’éviter les pertes et les gaspillages en aval.

Enfin, il faut limiter la consommation de viande, en tout cas chez les gros consommateurs – qui en mangent presque à chaque repas ! C’est mauvais sur le plan nutritif comme sur le plan environnemental. Comme cela relève des décisions individuelles, c’est assez compliqué à réguler, mais il y a tout de même des choses à faire : le lobby de la viande n’est pas si puissant que ça, en atteste la loi « Nitrites », qui a été adoptée début février, et prévoit une surveillance et un encadrement graduel de la consommation des additifs nitrés. Cela limitera les effets cancérigènes à terme.

 

Pour en savoir plus : Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser, Une écologie de l’alimentation, Versailles, Quae, 2021 ; Catherine Esnouf, Jean Fioramonti, Bruno Laurioux (dir.), L’alimentation à découvert, Paris, CNRS Editions,  2015.

Nicolas Bricas est socioéconomiste, chercheur au Cirad à l’UMR Moisa et Titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du Monde. Damien Conaré est ingénieur agronome, et secrétaire général de La chaire UNESCO Alimentations du monde. Marie Walser est ingénieure agronome, et chargée de mission à la Chaire Unesco Alimentations du monde à l’Institut Agro, Montpellier SupAgro. Catherine Esnouf, a été directrice scientifique adjointe Alimentation à l’Inra, et dirigé l’institut Carnot Qualiment.

Entretien réalisé par Marion Bet.

Illustration : Joachim Beuckelaer, « Scène de cuisine avec le Christ et les disciples d’Emmaüs », 1560.

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