[Partenariat L’Obs] La force des démocraties : leçons d’Ukraine

Voici le second volet (2/6) de notre partenariat « Penser la guerre en Ukraine » avec L’Obs ! Cet article a été publié le 30 mars 2022 sur le site de L’Obs.

 

 

Le 21 avril 2019, lorsque V. Zelensky a été élu Président avec 73,2 % des suffrages, chacun s’est demandé si la fiction était en train de rattraper la réalité, et si la scène démocratique ukrainienne, ici comme ailleurs, était en train de devenir le simulacre de la vidéosphère, des séries télévisées et de leur recyclage viral via le numérique. Arriver au pouvoir avec une telle marge d’avance, et en se donnant pour nom de parti Serviteur du peuple – le titre de la série TV qui l’avait révélé –, voilà qui n’était pas commun.

La télécratie 2.0 semblait triompher, mais avec elle paraissait également décliner une plus haute idée que nous nous faisions de la démocratie. L’original américain, avec l’élection du showman D. Trump en novembre 2016, avait déjà tous les traits durables d’une mauvaise farce, et la même logique télévisuelle tendait ainsi à faire tache d’huile hier. Cette présomption de décadence, d’avachissement généralisé de l’idée démocratique était alors dans tous les esprits. Où s’arrêterait la contamination de la réalité par la fiction, et quel autre pays succomberait bientôt ? Vu de trop loin, telle était la question.

L’invasion russe en Ukraine nous a rapproché des évidences. Ce sont les situations d’exception qui révèlent les aptitudes et les vertus, qui demeurent le reste du temps à l’état latent dans la société. Les longues périodes de paix les masquent, jusqu’à nous rendre anxieux quant à leur oubli total, et l’éventualité de leur retour, en cas de besoin vital. C’est la première leçon de la guerre défensive conduite par les Ukrainiens. Le courage, la détermination et l’esprit de sacrifice n’appartiennent ni au passé ni aux autocraties militaires : les démocraties ne sont nullement faibles, n’en déplaise aux nostalgiques de l’efficacité supposée et de la virilité affichée des régimes autoritaires. Dès lors que l’indépendance de sa communauté politique est menacée de l’extérieur, tout individu peut en effet se montrer spontanément capable de toutes les vertus. La volonté de vivre ensemble s’éprouve soudainement sous la menace, qui retrempe l’idée du bien commun et de l’indépendance nationale en tant que plancher minimal des libertés. Face à la guerre, Max Weber parlait en son temps du « sérieux de la mort », qui fait qu’un corps politique est une « communauté » d’affects, et non une simple « société » utilitariste d’intérêts bien compris.

En période de paix, la vie démocratique ordinaire rend impalpable ce truisme qui veut qu’aucun principe de justice (sociale, politique, culturelle) ne pourra être mis en œuvre si l’indépendance et la sécurité physique de la communauté politique n’est pas assurée. On s’adonne au contraire à la concurrence illimitée des intérêts, des ambitions et des opinions. Le chacun pour soi et son groupe social fait rage ; les inégalités se creusent, ainsi que les désaccords idéologiques. Chaque coterie électorale s’échine à ne voir que le verre à moitié vide, et à désigner des coupables.

C’est la seconde leçon des Ukrainiens en armes à notre endroit : la conflictualité interne entre nos groupes sociaux et politiques est nécessaire pour faire advenir nos principes de justice, mais elle requiert qu’on sache en modérer la logique possiblement auto-destructrice dès lors que des problèmes de survie collective se présentent. La logique conflictuelle interne de la démocratie ne saurait aller jusqu’à négliger les intérêts de survie collective. Bref, pour sauver le régime politique et ses principes de justice, qui sont notre identité même, il faut se donner les moyens de sauver d’abord sa condition de possibilité : la communauté politique (polity). Et comme on ne prépare pas la guerre défensive (la seule qui sied à la démocratie) lorsque la guerre gronde déjà, les programmes politiques au nom desquels les partis aspirent au commandement suprême ne peuvent se passer d’une réflexion sur les moyens concrets de la guerre (à terre, en mer, dans les airs, par le cyberespace et, désormais, par les relais techniques exo-atmosphériques). La chose était pensable – et pensée par les états-majors comme les géopoliticiens – avant l’actualisation de la guerre en Ukraine ; elle redevient un marqueur central de compétence et de légitimité politiques pour l’avenir.

Considérer la démocratie d’abord comme une communauté de sécurité n’a rien d’idéologiquement tendancieux. Il est évident qu’avant d’avoir un programme de justice, il convient de songer à survivre comme périmètre de justice possible, et non simplement fantasmé comme si la fin de l’histoire de la guerre était d’ores et déjà écrite. Qu’on s’en réjouisse ou le déplore, il est un fait têtu qui veut que l’humanité n’existe que sous la forme de communautés politiques séparées. Ces dernières organisent les pouvoirs dans des régimes politiques toujours susceptibles de se déséquilibrer de la démocratie vers l’autocratie, et donc de s’adonner en interne comme à l’externe à toute la logique de puissance coercitive dont un pouvoir, non socialement divisé et modéré, demeure à chaque instant capable. La possibilité de la guerre demeure ainsi toujours latente et dépendra toujours du dérèglement interne de certaines autocraties se donnant des prétextes irrédentistes de guerre offensive.

À la décharge de nos classes politiques, il faut rappeler que l’ensemble du monde moderne essaie d’échapper au problème de la guerre, depuis le XVIIIe siècle, avec le rêve du « doux commerce ». L’injonction générale relevait du bon sens : efforçons-nous de rendre les pays si interdépendants entre eux économiquement que le coût à venir de la guerre en devienne exorbitant, moralement intolérable et politiquement non souhaité. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la conclusion de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT, 1947) et la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (1994), l’on a cru mettre peu à peu les grandes puissances géopolitiques à l’abri de la guerre en favorisant le maillage de leurs économies ainsi que l’hybridation continue de leurs sociétés et valeurs. La guerre n’était plus envisagée que pour des zones, résiduelles, de décomposition sociale et politique à la périphérie de la hiérarchie des grandes et moyennes puissances. Certes, pensait-on, le réchauffement climatique ne manquerait pas d’en activer d’autres, sous la forme de « guerres chaudes », d’effondrement agricole et de migrations climatiques ici et là, mais sans que cela remette en cause la logique pacifiante du « doux commerce ». C’est la grande leçon infligée par l’autocrate du Kremlin au monde moderne : l’économie, même maillée internationalement par des interdépendances de tous ordres, reste toujours un simple effet du politique, et la logique de la puissance peut à chaque instant défaire ce tissage irénique d’hier. Autrement dit, il convient de durablement nous réveiller de la pensée économiciste moderne et de notre songe « post-politique » : le pouvoir-coercition, ses asymétries internes dans les autocraties, et ses débordements belliqueux externes ont été, depuis le Néolithique, et demeurent le véritable moteur de l’histoire.

Il importe de se le rappeler à un autre niveau, celui des sanctions économiques contre la Russie, qui sont certes nécessaires – faute de mieux et de guerre totale via l’OTAN –, mais que certains fantasment comme le substitut post-politique à la guerre. Les autocraties policières et militaires peuvent survivre très longtemps sur le dos de leur population, même assises sur une économie exsangue. Les sanctions économiques ne sont ainsi jamais qu’un élément du nuancier diplomatique permettant de sortir un jour politiquement de la guerre ; et il y a fort à parier qu’elles ne montreront leur efficacité marginale que lorsque l’agression russe en Ukraine sera devenue militairement trop coûteuse pour Poutine et son régime, strictement kremlinocentré. Quand ? Lorsque le contrôle de son appareil policier et militaire risquera de lui échapper depuis l’intérieur de l’appareil même, et pas avant.

 

Par Alexandre Escudier (CEVIPOF, Sciences-Po), membre du comité de rédaction

 

Illustration : Gerhard Richter, Stadtbild F, 1968, Städel Museum, Francfort-sur-le-Main. ©Gerhard Richter

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