[Partenariat L’Obs] Ce qu’être européen veut dire

Voici le quatrième volet (4/6) de notre partenariat « Penser la guerre en Ukraine » avec L’Obs ! Cet article a été publié le 16 avril 2022 sur le site de L’Obs.

 

Aux premiers jours de mars, la ville d’Odessa commençait à se préparer à un éventuel assaut. Ce port magnifique à la glorieuse histoire occupe une position stratégique sur la mer Noire. Ses habitants ne doutent pas une seconde que l’armée russe souhaite s’en emparer. Alors ils organisent la résistance, en empilant des sacs de sable autour des monuments néo-classiques de la cité, construits du temps de la tsarine Catherine II par des architectes italiens, français et autrichiens. Sur place, un journaliste de l’Obs rend compte de cet élan improvisé. Il remarque que les Russes, qui comptent pour près d’un tiers de la population d’Odessa, participent eux aussi à l’effort de résistance contre l’invasion de Poutine. A l’entrée d’un marché transformé en Croix-Rouge, il interroge un jeune homme qui parle russe, nommée Pacha: “Ici, nous sommes tous ensemble, Ukrainiens, Russes, Juifs, Roms, Grecs, Bulgares, Arméniens, Polonais, Albanais, Gagaouzes. Ce n’est pas une question ethnique, ce n’est pas une question linguistique. C’est une question politique”.

Une question politique, et pas ethnique ? Voilà qui contredit le discours de Vladimir Poutine. Quelques jours plus tôt, dans une allocution télévisée, le président de la Fédération de Russie avait justifié son “opération spéciale” en affirmant que la Russie et l’Ukraine ne formaient qu’un seul et même peuple. Il fallait libérer les frères ukrainiens de la junte de néo-nazis qui leur servait de gouvernement. Nous étions nombreux à nous en étonner, mais Poutine ne faisait que réitérer ce qu’il avait écrit dans un texte fleuve publié sur le site du Kremlin le 12 juillet 2021 et intitulé “Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens”. Il y revenait sur la grande tragédie qui avait abouti à ce que la Russie et l’Ukraine forment aujourd’hui deux pays séparés. L’éveil de la nation ukrainienne n’était qu’un changement forcé d’identité. “Il n’est pas exagéré de dire que cette assimilation forcée”, ajoutait-il, est “comparable à l’utilisation d’armes de destruction massive contre nous”. En effet, conclut-il, cette division artificielle entre l’Ukraine et la Russie équivaut à une réduction massive de la population “russe”.

Si les Ukrainiens et les Russes ne forment qu’un seul peuple, alors pourquoi les Russes d’Odessa, et avec eux toutes les communautés qui forment la population de cette ville bigarrée, se sont rejoints pour préparer la résistance à l’armée de Vladimir Poutine ? Pourquoi, autre part en Ukraine, les soldats de l’armée russe ne sont-ils pas accueillis comme des frères libérateurs, ainsi qu’on le leur avait promis ? Partout sur leur passage, la population les conspue.

Trois jours après le début de la guerre, le président Volodymyr Zelensky a confirmé vouloir rattacher son pays à l’Europe en signant une demande officielle d’adhésion à l’Union européenne. Devant le Parlement européen, il affirmait : “L’Ukraine a fait son choix : le choix de l’adhésion à l’Europe. Et je voudrais qu’aujourd’hui vous confirmiez le choix de l’Europe d’accepter l’Ukraine. […] Sans vous, l’Ukraine sera seule. Nous avons prouvé notre force, nous avons montré que nous sommes vos égaux”. En mars, le Conseil européen réuni à Versailles lui répondait : “L’Ukraine fait partie de notre famille européenne”. La Moldavie, qui compte 40% de russophones et dont l’église orthodoxe majoritaire est rattachée au Patriarcat de Moscou, a elle aussi formulé une demande formelle pour rejoindre la communauté européenne. Pourtant, la Russie n’a pas ménagé ses efforts. Pour rassembler le monde russe, elle a tenté depuis 30 ans d’institutionnaliser des relations économiques durables avec ses voisins, du Caucase à l’Ukraine et la Biélorussie. Il y eut la communauté économique eurasiatique, en 2000. Puis l’union économique eurasiatique, en 2014. Ces alliances forment une union douanière entre la Russie et les autres pays membres, puis un marché commun, sur un modèle presque copié sur celui de l’Union européenne. L’histoire montre que cela n’a pas fonctionné et que, ne pouvant rassembler le monde russe par l’exercice d’un pouvoir d’attraction, la Russie a recouru à la force.

L’attractivité de l’Union européenne pour les anciennes républiques soviétiques révèle l’échec de Vladimir Poutine mais aussi d’une certaine conception de ce qu’est la communauté politique. A travers la guerre de la Russie contre l’Ukraine, deux conceptions de la communauté politique s’affrontent. L’une est identitaire, l’autre est idéologique. L’Ukraine a choisi. L’Europe aussi. Vladimir Poutine ne pouvait pas imaginer que l’Ukraine ne fasse plus partie du monde russe. De leur côté, les Européens n’avaient pas d’avis prédéfini sur la question, en fonction de critères linguistiques ou ethniques. Ils n’ont reconnu l’Ukraine comme membre de la « famille européenne » qu’après que celle-ci en a expressément confirmé la volonté et qu’elle l’a prouvé par sa force de résistance à l’oppression. C’est un peu la victoire d’Ernest Renan contre Johann Fichte. La Russie de Vladimir Poutine mène une guerre en Ukraine au nom d’une conception ethnique de la civilisation. L’Europe s’en défend, elle aussi, au nom d’une civilisation. Mais elle est d’une autre nature, et nous l’avons compris. Elle est un ensemble de peuples qui partagent, une manière de vivre, « une culture au sens large »[1], un modèle d’organisation de la vie commune fondés sur des valeurs, des droits et de devoirs, des institutions, un système économique, de santé, de redistribution…

Sous le coup de l’agression russe, nous avons compris ce qu’être européen veut dire. Un sentiment d’appartenance européenne se construit un peu plus – et il n’est pas fondé sur l’ethnie, la langue ou la religion mais sur l’aspiration à un mode de vie. Nous avons retrouvé ce “nous” européen qui nous faisait défaut, et dont l’interprétation devenait le monopole des droites identitaires. Lorsque le président Zelensky s’est exprimé devant le Parlement européen, le 1er mars, nous avons compris que nous étions le refuge des nations européennes libres : “des vies sont sacrifiées pour des valeurs, pour des droits pour la liberté, pour avoir la même égalité dont vous jouissez. J’aimerais vous entendre dire que le choix ukrainien de l’Europe est aussi le vôtre ». A travers les mots du président ukrainien, la raison d’être de l’Europe refait sens. Alors que beaucoup parlaient d’en sortir, elle devient un refuge où l’on veut à tout prix entrer. Après que le président Zelensky ait conclu son propos, la présidente du Parlement européen lui a répondu : “les Ukrainiens ont montré au monde que notre mode de vie vaut la peine d’être défendu”.

 

La victoire, même temporaire, d’une conception politique du ”nous” européen est une des raisons pour laquelle la guerre en Ukraine représente un revers pour les droites identitaires en Europe. Ces dernières années, face à l’émergence de l’idée européenne des droites identitaires qui pensent l’Europe comme une civilisation blanche et chrétienne en voie de disparition, qu’il faut protéger contre l’immigration extra-européenne, l’Europe faisait du containment mais ne parvenait pas à lancer de réelle contre-attaque. Désormais, l’Europe a enfin un autre “nous” à opposer. Pour l’extrême droite, la chute est sévère. Le groupe de Višegrad, leader du front identitaire en Europe, a explosé. La Hongrie de Viktor Orban s’est isolée. Les responsables politiques qui s’étaient compromis avec Vladimir Poutine ont été châtiés. Le candidat Éric Zemmour, qui disait rêver d’un “Poutine français”, a chuté dans les sondages, de 16% des intentions de vote jusqu’à 10,5%. Matteo Salvini, qui avait porté un t-shirt à l’effigie de Poutine au Parlement européen et critiqué les sanctions européennes face à l’adhésion de la Crimée, s’est fait humilier par le maire de Przemysl en Pologne, qui l’a accueilli avec le même T-shirt à l’effigie de Poutine qu’il avait porté quelques années plus tôt.

 

Évidemment, il ne s’agit pas de dire que l’emprise idéologique et culturelle des droites identitaires est partie en fumée. Le contraste entre l’accueil des réfugiés ukrainiens et celui des réfugiés syriens suffit à le démontrer. Mais nous nous souviendrons toujours de la leçon d’Odessa. C’est un russe en exil d’ailleurs, qui l’a le mieux décrite, Alexandre Pouchkine :

« Je vivais alors dans Odessa la poussiéreuse…

Le ciel y reste clair longtemps,

Le négoce prospère s’y démène

A hisser ses voiles ;

Tout y sent, tout y respire l’Europe.

Tout a l’éclat du midi et se bigarre

D’une diversité vivante. »

 

Par Chloé Ridel, membre du comité de rédaction.

 

Illustration : David Bekker, Bronx Express/Image : Koehnline Museum of Art

 

 

[1] Samuel Huntington, Le choc des civilisations

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