[Partenariat L’Obs] Ce que « dénazification » veut dire

Voici le cinquième volet (5/6) de notre partenariat « Penser la guerre en Ukraine » avec L’Obs ! Cet article a été publié le 23 avril 2022 sur le site de L’Obs. La version longue de ce texte se trouve sur le site de la revue K.

 

Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie un mot est tombé – « dénazification » – qui a précipité le conflit au cœur de la politique européenne. C’est par ce mot que Poutine croyait pouvoir justifier sa guerre d’agression ; et c’est par lui que le signifiant juif y est devenu central. Si l’indécence de la prétention russe à puiser dans cette référence une justification à son agression de l’Ukraine ne fait aucun doute, a-t-on bien analysé les effets de son introduction sur l’ensemble de l’espace où se déroule cette guerre ?

Sans aucun doute, pour l’Occident, le terme « nazi » est devenu ce qui désigne le mal absolu : cette partie qui, dans un conflit, veut exterminer la partie adverse pour des raisons ethniques ou raciales. Aussi, en parlant de « dénazification », Poutine voulait-il faire entendre à l’Europe qu’il menait une guerre « humanitaire », visant à empêcher un « génocide », en l’occurrence celui des russophones dans l’Est du pays. Guerre que l’Europe ne pourrait dès lors pas vraiment condamner.

Était-ce un stratagème absurde ? Que Poutine se soit attendu à une hésitation de l’Europe, eu égard à la politique ukrainienne menée à l’encontre de la minorité russe depuis 2019, n’est pas si étrange. À une époque où l’Union européenne est en conflit constant avec certains de ses États membres comme la Pologne et la Hongrie, précisément à cause de leurs politiques jugées trop nationalistes qui enfreignent effectivement les valeurs de l’Europe en termes de libertés publiques et de protections des minorités, il voulait y croire. Mais cette hésitation n’a pas eu lieu. L’Union européenne a répondu d’une seule voix face à l’agression russe sans se laisser entraîner un instant dans des débats sur les orientations de la politique intérieure du pays envahi. Pour une fois elle a surmonté ses tensions internes. Beaucoup y virent la preuve que l’Europe trouvait enfin une identité consistante, ce supplément d’âme à une Union dont l’intégration passe actuellement davantage par le marché que par une politique réfléchie et voulue.

Mais la réaction unanime au stratagème risque de recouvrir un point important. Il ne suffit pas de révéler l’ineptie de la prétention poutinienne à mener une guerre « humanitaire » prévenant des exactions d’un nationalisme effréné, encore faut-il se soustraire à la logique binaire « nazi » ou « européen » dans laquelle la Russie tente d’enfermer la pensée politique de l’Europe.

La chose paraît évidente, mais il faut pourtant y insister. Entre le nazisme et le projet politique de l’Europe s’étend tout un éventail de politiques nationalistes plus ou moins anti-démocratiques. Parmi elles se trouvent celles qui portent atteinte aux droits des minorités. En général, on notera que ces politiques n’ont aucune difficulté à promouvoir par ailleurs les libertés individuelles, pour autant que les choix identitaires des individus déclarés libres se disent sous forme de préférences individuelles ou de goûts personnels, et qu’ils ne prennent surtout pas la forme de revendications collectives. Cela les rend parfois même attractives pour l’Occident, qui y voit un signe d’adhésion aux principes démocratiques, en tout cas aux droits de l’homme dont l’Europe se déclare la terre natale et la gardienne. Il n’empêche qu’elles reposent sur le déni des droits des minorités, ces groupes consistants, avec leur culture, leur langue et leur histoire propres.

L’Europe de l’Ouest combat tout naturellement les politiques outrancièrement nationalistes en son sein – la levée de bouclier salutaire contre le nationalisme intégral d’un Éric Zemmour en témoigne. C’est pour cela qu’elle n’a aucune raison de renoncer à cette critique lorsqu’elle rejette la rhétorique de la dénazification dont use Poutine. Elle peut s’engager pleinement dans cette critique, sans s’empêcher d’interroger honnêtement, sans a priori, la facture exacte des nationalismes à l’Est. Allons plus loin : elle le doit, précisément si elle ne veut pas se laisser prendre au piège de la rhétorique russe. Elle le doit en tout cas, si elle veut continuer à se construire comme un projet de politique intérieure de l’Union qui articule la protection des libertés individuelles et celle des droits collectifs des groupes qui constituent ses sociétés et irriguent les demandes de justice sociale qui s’y expriment. Que notamment la France ait oublié depuis belle lurette de faire ce travail, voilà de quoi témoigne l’horrifiant succès d’une Marine Le Pen, dont le programme désormais se cale sur celui des nationalismes de l’Est.

Qu’en est-il des juifs dont l’histoire qui se trouve soudainement projeté au centre de ce conflit armé en Europe ? La rhétorique poutinienne, mais aussi la contre-rhétorique de Zelensky, ont pour point commun d’installer l’histoire des juifs d’Europe au cœur de la guerre. Poutine le fait en renvoyant implicitement par le signifiant nazi au passé collaborationniste de l’Ukraine, particulièrement lourd. Zelensky le fait par une opération inverse, en identifiant le peuple ukrainien au peuple juif persécuté par les nazis. Ce qui frappe ici et s’avère même dissonant pour une oreille vraiment attentive à l’histoire de l’Europe, c’est que l’usage du signifiant juif, des deux côtés du front, repose sur une identification strict de « juif d’Europe » et de « victime ».

Pour Poutine comme pour Zelensky, les juifs ne peuvent jouer pour l’Europe le rôle de force active au sein de son espace politique et culturel que pour autant qu’ils soient morts. Ils sont ce qui rappellent l’Europe à ce qu’elle ne veut plus jamais être. C’est là une certaine représentation de l’Europe : d’une Europe qui s’est construite comme Europe de la paix sans les juifs, sur leurs cendres et en les pleurant avec plus ou moins de sincérité, mais sans les inclure en tant que juifs vivants dans le projet politique européen d’après-guerre. Dans cette représentation, l’histoire des juifs d’Europe a pris fin avec la Shoah ; s’ils ont encore une histoire, ce ne peut être qu’ailleurs.

Or l’histoire des juifs en Europe ne se résume pas à leur destruction. Non seulement elle continue, y compris sur le continent européen, mais elle était essentielle à sa construction avant la Shoah. Ce qu’on a appelé « la question juive » était bien plus que le « problème » en lequel les nazis l’ont transformée. Elle a été ce lieu où l’Europe a appris à réfléchir sur ce qui fonde ou entrave la liberté des individus, qui constitue indéniablement le cœur de son projet politique. Les juifs étaient ceux face auxquels les États-nations européens en voie de constitution se sont arrêtés, stupéfaits, en constatant que, malgré l’archaïsme dont on soupçonnait ce groupe, ses membres étaient capables d’être des individus libres. Que cette stupéfaction ait sécrété de l’antisémitisme est certainement vrai ; mais elle a également incité l’Europe à questionner l’un de ses présupposés originaires, à savoir que les groupes d’appartenance sont les ennemis de la liberté des individus, et que l’État se doit donc d’en désactiver la puissance pour produire des citoyens libres. La conception spécifiquement européenne de la démocratie qui articule droits individuels et droits des minorités, non pas par un multiculturalisme de tolérance passive, mais par l’intégration de tous les groupes de la société dans un projet commun d’émancipation, a trouvé une de ses impulsions majeures dans la question juive ainsi comprise.

Lorsque l’Europe, comme elle le fait dans la conjoncture actuelle de la guerre, réduit la signification du fait juif au statut de cette victime qu’il ne faudra plus jamais produire, elle oublie cette longue histoire des juifs d’Europe. Or, en l’oubliant, elle court le risque que son projet politique, dont on espère que cette guerre sera bien le creuset escompté, se résume à la simple militarisation du continent en vue de la défense de libertés individuelles détachées de la construction d’une société qui se pense elle-même comme plus juste. Autrement dit, en oubliant ce que les juifs ont signifié pour la construction de l’Europe politique, elle déclare définitivement réglée la question que leur participation à l’histoire européenne a ouverte ; et en les réduisant à la destruction qu’ils ont effectivement subie, elle déclare également, entre les lignes, par qui.

 

Par Julia Christ, membre du comité de rédaction.

 

Illustration : Anselm Kiefer, Das Lied von der Zeder – Für Paul Celan, 2005, BnF, Réserve des livres rares. © Anselm Kiefer

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