[Partenariat L’Obs] Économie de guerre
04/05/2022
Voici le sixième et dernier volet de notre partenariat « Penser la guerre en Ukraine » avec L’Obs ! Cet article a été publié le 2 mai 2022 sur le site de L’Obs.
Nous ne commençons qu’à entrapercevoir les conséquences économiques de la guerre en Ukraine, tant elles sont profondes. L’intervention des États devient massive pour augmenter les moyens militaires, mais aussi permettre l’accès à l’énergie, au pétrole et au gaz en particulier. L’embargo décidé par la Russie sur la fourniture de gaz en Pologne et en Bulgarie oblige à une solidarité européenne, qui devra conduire les gouvernements à allouer le gaz entre les pays. Ainsi, les prix des hydrocarbures reflètent moins des fondamentaux économiques que des choix stratégiques d’États en conflit. A l’évidence, les notions de croissance ou d’inflation perdent beaucoup de leur sens en économie de guerre. La notion même de chômage a une signification très particulière dans les pays où une part croissante de la jeunesse se retrouve enrôlée pour des stratégies militaires. On discutera dans ce texte des implications économiques de la guerre en Ukraine, mais auparavant il faut prendre toute la mesure du changement de sens que nous impose une économie de guerre.
D’abord, le rôle croissant de l’État dans l’économie de guerre sert trois objectifs. Le premier est bien sûr l’augmentation des dépenses pour pouvoir gagner sur le terrain des opérations militaires ou, au moins, pour montrer une puissance d’intervention susceptible de dissuader les armées hostiles. Ce premier objectif redéfinit l’économie comme instrument de la puissance militaire, qui est malheureusement une constante aussi vieille que l’existence des États. Les dépenses militaires mondiales, qui ont décru temporairement dans les années 1990, sont en augmentation constante depuis les années 2000. Elles atteignent maintenant 2000 milliards de dollars. Il faut rappeler quelques ordres de grandeur. Les États-Unis représentent en 2021 38% de dépenses militaires mondiales, en grande partie consacrées à la recherche et développement. La Chine représente 14% des dépenses mondiales, le Royaume-Uni, 3,2% et enfin la France et l’Allemagne 2,7%. La Russie, quant à elle, représente 3,1%. La nature de ces dépenses diffère entre les pays. Certains entretiennent un arsenal nucléaire ou investissent en recherche, par exemple. En raisonnant en part de la richesse nationale, et non en pourcentage des dépenses totales, les situations sont moins hétérogènes. Les États-Unis consacrent 3,5% de leur richesse nationale en dépenses militaires en 2021. Ce montant est de 4,1% en Russie, de 1,3% en Allemagne et d’environ 1,9% en France, en incluant les pensions.
Le second objectif de l’intervention de l’État est d’affaiblir économiquement l’adversaire, pour réduire ses capacités d’intervention. L’embargo européen en discussion sur le pétrole et le gaz serait un moyen de réduire les moyens de la Russie pour payer ses dépenses militaires. Les recettes de la vente des hydrocarbures représentent près de 40% du budget de l’État russe. La situation actuelle, paradoxale, est que les prix élevés de l’énergie font que la Russie connaît des revenus inespérés issus de la vente du pétrole et du gaz. La balance courante qui représentait 2% en 2020 a été multipliée par 3 en 2021 selon les premières estimations et elle continue à être très excédentaire. Si un accord se dessine sur l’embargo sur le pétrole, l’embargo sur le gaz en Europe se heurte à des divergences d’appréciation entre les pays. Dans tous les cas, l’allocation des hydrocarbures entre les pays sera en grande partie l’objet de discussion entre les États.
Le troisième objectif des États est de maintenir le soutien des populations aux choix politiques en essayant de répartir les efforts nationaux. L’adhésion de la population russe est difficile à estimer tant le contrôle des médias est brutal et général. Dans les pays non producteurs d’hydrocarbure, le choix de réduire la hausse des prix de l’énergie est clairement assumé. En France, le transfert aux ménages par le chèque énergie de 100 euros, la remise de 15 centimes à la pompe, le gel du prix du gaz sont des outils de soutien au pouvoir d’achat des ménages pour un montant total de plus de 6 milliards.
Quelle est la conséquence de ces trois modes d’insertions des États dans l’économie ? La principale est que le mécanisme de marché et le système de prix sont moins centraux dans l’allocation des facteurs. Le blocage des prix de l’énergie est une bonne nouvelle pour les ménages français qui vont acheter du gaz moins cher. Cependant, si le prix du gaz est élevé, c’est la conséquence d’une réduction anticipée de l’offre, qui va aller en s’accélérant. Avec des prix réglementés, la demande des ménages et des entreprises va rester élevée, supérieure à l’offre. Le déséquilibre économique est ici un déséquilibre physique : il n’y aura pas assez de gaz pour tout le monde, au prix décidé. Comment va alors se faire l’allocation du gaz dans cette économie réglementée ? Un mécanisme de rationnement peut se mettre en place : l’État devra décider d’allouer des montants aux entreprises stratégiques, possiblement à certains ménages. Des évaluations économiques ont été réalisées sur l’effet économique d’un embargo européen sur le gaz russe. Elle conclut qu’une hausse très élevée du prix du gaz est à prévoir : une multiplication par deux voire cinq du prix du gaz est réaliste. Une telle hausse serait notoirement anti-distributive, car frappant les ménages les plus pauvres qui consomment relativement plus d’énergie. Une réduction de la hausse du prix du gaz pour ces ménages ou une surcompensation des ménages les plus pauvres est nécessaire.
Dans un tel environnement de contrôle des prix et de variations fortes de prix relatifs, la notion d’inflation change de sens, ce qui est peu compris du grand public : quand le gaz et le pétrole se font plus rares, le prix de l’énergie augmente ce qui conduit directement à une hausse du niveau moyen des prix, et donc une baisse du pouvoir d’achat des salaires. Pour une définition comptable, c’est une hausse de l’inflation (qui mesure la hausse des prix). Cependant, pour l’économiste ce n’est pas encore de l’inflation : c’est un appauvrissement national, c’est-à-dire une baisse de revenu domestique. L’inflation est un phénomène monétaire, lorsque les prix et les salaires (et tous les revenus en euros) augmentent continûment. Pour être plus clair encore, une baisse de la quantité de gaz disponible en Europe ne peut être compensée par une augmentation de la dette publique ou des salaires, cela n’augmentera pas le volume de gaz disponible, mais fera augmenter le prix de l’énergie. La question est plutôt la juste allocation de la quantité de gaz disponible en fonction de critères qui ne peuvent pas dépendre du seul revenu disponible.
Pour résumer, une économie de guerre est une économie avec une suspension partielle des mécanismes de prix, où la croissance n’est plus un indicateur de l’efficacité économique et où, enfin, les valeurs économiques sont transformées par les valeurs politiques défendues par les États en conflit, ce qui transforme les objectifs des politiques fiscale et monétaire.
Après ces précisions nécessaires, l’effet de la guerre en Ukraine est une réduction de la croissance mondiale à 3,6% alors que les prévisions initiales du FMI étaient de 4,4%. La croissance de la zone euro serait réduite de 1,1%, passant de 3,9% à 2,8%, avec une réduction plus importante pour l’Allemagne que pour la France, dont la croissance serait inférieure à 3%. Cela signifie qu’il faut s’attendre à une stagnation de l’économie française dans l’année, car le seul rattrapage du ralentissement lié au Covid donne une croissance de cet ordre. La hausse du niveau des prix, l’inflation au sens comptable, serait proche de 6% cette année pour les économies développées. Enfin, ces prévisions dépendent bien sûr de l’évolution des stratégiques nationales et du conflit, qui ne fait que commencer.
Par Xavier Ragot, membre du comité de rédaction
Illustration : manifestation de femmes devant un magasin d’alimentation à Pilsen, en Bohême (alors partie intégrante de l’Autriche-Hongrie), 1918. Domaine public.