Le prix de la livraison : contreparties d’une logistique urbaine efficace

La logistique urbaine contribue aux transformations urbaines contemporaines. Son rôle est plus visible depuis la pandémie de covid 19, avec des travailleurs de la livraison reconnus comme essentiels. Cette logistique, dans sa définition normative, est l’ensemble des activités qui optimisent les mouvements de marchandises dans les villes et apportent des réponses innovantes aux nouvelles demandes (des entreprises, des particuliers) dans le respect de conditions sociales et environnementales de bon niveau. Elle comprend de multiples opérations physiques telles que la préparation et l’emballage des commandes, le transport et la livraison (des établissements et des particuliers), l’entreposage à court terme des marchandises, la gestion des points de dépôt et d’enlèvement des colis, des retours, des palettes vides et emballages.

Ces opérations, soutenues par la sophistication continue des chaînes logistiques globales et un nombre croissant de solutions technologiques et d’algorithmes, permettent d’approvisionner les villes : chaque jour, les établissements franciliens reçoivent un million de livraisons et les particuliers en reçoivent entre 300 et 500 000 (les données précises sont jalousement gardées par les professionnels).

Dans la réalité des pratiques, l’efficacité logistique ne s’obtient pas sans lourdes contreparties, environnementales, sociales et urbanistiques pour les villes. Plus encore que pour la mobilité des personnes, les coûts sociaux sont cachés, les externalités négatives élevées. Celles-ci sont amplifiées par des comportements de consommateurs de plus en plus friands d’un e-commerce devenu « omni-canal » (offrant toutes sortes de lieux et solutions pour récupérer ses achats), pénétrant toutes les sphères de notre vie quotidienne : livraisons au bureau, dans le coffre de voiture, en gare dans des casiers automatiques, en « drive ». Être livré dans la journée, voire de façon ‘instantanée’ le même jour, en deux heures et même en une demi-heure devient banal dans les grandes métropoles mondiales. Depuis le début de la pandémie, on voit ces évolutions s’accélérer : les français, en septembre 2020, consomment 26% de plus en ligne par rapport à février 2020, un taux qui monte à 27% pour les produits alimentaires[1].

Examinons d’abord les questions environnementales posées par la logistique urbaine. En ville, le transport des marchandises génère de 25% à 30% des émissions de CO2 liées au transport, 30% à 40% des NOx (oxydes d’azote) liées au transport et 40 à 50% des particules fines liées au transport[2]. Une partie de ces nuisances a commencé à diminuer. D’abord, du fait du renouvellement des flottes, les livraisons en ville se font aujourd’hui avec des véhicules moins polluants. Ensuite il peut y avoir des phénomènes de ‘massification’ : plusieurs livraisons faites au même endroit, par exemple un point-relais, qui limitent les circulations. Enfin, une tournée de livraison peut remplacer de façon moins polluante des déplacements personnels pour achats faits en voiture.

Mais ces améliorations sont lentes et il reste une part importante de véhicules utilitaires en ville anciens et polluants. C’est en particulier le cas du transport des colis, dont les activités urbaines relèvent de petites sociétés sous-traitantes aux faibles marges et qui peinent à renouveler leurs véhicules. La crise économique actuelle touche beaucoup ces PME. Les immatriculations de véhicules électriques le démontrent : alors que le marché des voitures particulières électriques neuves explose (+130% sur les huit premiers mois de 2020), celui des véhicules utilitaires légers électriques a baissé de 12%, ce qui devrait nous alerter. Une partie de cette baisse peut s’expliquer par la difficulté à commander ou à se faire livrer certains modèles. Mais l’essentiel vient du manque d’attractivité des camionnettes électriques, trop chères à l’acquisition pour des PME peu enclines à raisonner en coût total (carburant, maintenance, amortissement) car cherchant à survivre aux six mois qui viennent, et opérant dans des villes sous-équipées en bornes de recharge rapide sur la voirie.

Les municipalités françaises sont encore trop timides dans la mise en place de zones à faibles émissions. Celles-ci sont au contraire largement déployées dans le reste de l’Europe qui voit d’ailleurs apparaître des zones à zéro émission (zero emission zones). Depuis les élections municipales de juin 2020, les municipalités françaises ont multiplié les annonces mais les prestataires logistiques « attendent de voir » car les projets de régulation stricte des véhicules polluants ont été dans le passé peu suivis d’effets concrets, par manque de moyens de contrôle notamment. Ces incertitudes constituent l’un des principaux obstacles à une évolution concrète des flottes et des façons de livrer.

La logistique urbaine pose également des questions sur le plan social. Le secteur emploie des dizaines de milliers de salariés, intérimaires et indépendants du transport et de l’entreposage, pour le compte de grands groupes ou pour leurs petits sous-traitants, nombreux en ville, sans oublier les très nombreux salariés des entreprises industrielles ou commerciales qui livrent « en compte propre » (sans recourir à un prestataire). Plus récemment, sont apparus des livreurs indépendants d’un nouveau genre, les auto-entrepreneurs des plateformes numériques. En France, se créent plus de 4000 micro-entreprises de livraison express par mois[3].

Des enquêtes à Paris depuis 2016[4] permettent d’en savoir un peu plus sur ces travailleurs de la « livraison instantanée ». La catégorie de ceux qui exercent à plein temps a fortement augmenté depuis 2016 : ils sont dorénavant (2020) 73%, au détriment essentiellement de celle des étudiants. Le profil type du livreur parisien des plateformes de type Deliveroo ou UberEats est celui d’un jeune homme (seulement 2% de femmes), étranger (86% des enquêtés) et peu diplômé.

Les moyens de transport que les livreurs utilisent ont fortement évolué depuis quatre ans. Par l’usage croissant des scooters déjà. En 2020, 31% utilisent un scooter, ce qui les rend vulnérables sur le plan juridique : le code des transports français impose, pour toute utilisation de véhicule motorisé, y compris à deux-roues, une licence de transport de marchandises, que dans leur immense majorité ils n’ont pas. Cette licence est en effet inadaptée à ces nouveaux métiers, notamment par l’immobilisation financière qu’elle requiert. Les livreurs sont aussi nombreux à utiliser le Velib (16% d’entre eux). Remarquons également que 26% des livreurs viennent travailler en transport en commun, dont plus de la moitié avec leur vélo, ce qui est souvent périlleux. 54% des livreurs ne se voient plus livreurs dans trois mois, ce qui correspond bien au fort turnover connu pour ces services.

Surtout, retenons que 37% des livreurs enquêtés utilisent un compte en partage. Cette pratique est, lorsqu’elle est effectuée par des personnes qui ne sont pas elles-mêmes inscrites comme auto-entrepreneures, illégale. Nombre de ces sous-traitants à Paris sont des migrants sans papier. On retrouve le même phénomène dans les grandes métropoles mondiales : réfugiés vénézuéliens à Lima, Bogota, Santiago, exode rural à Shanghai et Pékin, … On peut voir dans ces nouvelles activités des opportunités de travail pour des personnes précaires, dans des centres-villes qui perdent progressivement leurs emplois peu qualifiés. Mais les conditions de travail se dégradent et des filières de travail illégal s’apparentant à de l’exploitation sont en train de se consolider.

Les gouvernements et leurs administrations ne sont pas à l’aise pour affronter ces difficultés, gênés par des décisions de justice parfois contradictoires : la Cour de cassation française (4 mars 2020) comme le Tribunal suprême espagnol (25 septembre 2020), ont jugé que des livreurs auto-entrepreneurs étaient en fait des salariés déguisés, tandis que le 9 octobre 2020 la Cour d’appel de Paris a estimé que deux livreurs n’avaient pas prouvé de lien de subordination justifiant une requalification en salariés. Un jugement se fait toujours sur un cas individuel mais la jurisprudence doit se forger à partir de ces décisions et elle est encore en phase de consolidation. En Californie, l’Etat a tenter d’imposer par la loi une telle requalification pour les travailleurs des plateformes de mobilité. Cette loi AB5 vient d’être remise en cause par les électeurs californiens, consultés sur la ‘proposition 22’ d’Uber et Postmates, mais les plateformes de livraison californiennes se sont désormais engagées à augmenter les rémunérations de leurs travailleurs.

Au-delà du débat sur le statut, le plus important pour ces nouveaux travailleurs est la lutte contre le travail illégal, qui devra aussi s’accompagner de régularisations comme elles existent dans le cadre d’emplois de type salarié ; l’amélioration des conditions de travail et du dialogue social ; et surtout la formation professionnelle. Le secteur du transport et de la logistique n’est pas fait que de misère et de précarité. Il offre aussi des emplois stables et des évolutions de carrière. Il faut absolument amener les livreurs précaires vers la qualification professionnelle.

Ces évolutions nécessaires sont d’autant plus importantes que la logistique urbaine va connaître davantage encore de bouleversements technologiques. L’automatisation des entrepôts se généralise (25% des entrepôts d’Amazon dans le monde). Les exigences de zéro artificialisation nette (ZAN) vont nécessiter des innovations architecturales pour réduire l’empreinte foncière des entrepôts (entrepôts à étages comme en Asie). Les objets connectés et le traitement des données massives vont réorganiser les chaînes logistiques ainsi que la gestion par les municipalités des trafics logistiques. Les drones et les robots de livraison, devenus considérablement moins chers qu’il y a encore deux ou trois ans, pointent le bout de leur nez.

Surtout, l’urgence climatique et les demandes sociétales vers des consommations plus locales et une économie urbaine plus circulaire finissent par pénétrer le monde de la logistique et font bouger les lignes. On a entendu récemment de grandes entreprises (UPS, La Poste/DPD, Ikea) annoncer le déploiement de flottes de camionnettes électriques et de vélos cargos pour livrer en ville. Il va falloir en faire bien davantage pour réussir la transition vers une logistique urbaine plus frugale en énergie et plus respectueuse des conditions de travail et des aspirations professionnelles de ses travailleurs.

 

Laetitia Dablanc est urbaniste et directrice de recherche à l’Université Gustave Eiffel, où elle dirige la Chaire Logistics City du Laboratoire Ville Mobilité Transport.

 

Illustration : Hugo Krayn, Großstadt (Berlin), 1914. © Deutsches Historisches Museum, Berlin

 

[1] BCG/Fox Intelligence –la méthodologie adoptée sur-représente les urbains.

[2] Coulombel, N., Dablanc, L., Gardrat, M., Koning, M. (2018) The environmental social cost of urban road freight: Evidence from the Paris region, Transportation Research Part D, 63.

[3] Code NAF 5320Z, chiffres 2019.

[4] https://www.lvmt.fr/wp-content/uploads/2020/06/Rapport-enque%CC%82te-2020.pdf

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