Birds of America : Le paradis envolé

Hommage au projet fou d’un peintre français qui entreprit de reproduire et inventorier tous les oiseaux d’Amérique, le splendide long-métrage de Jacques Lœuille, Birds of America, s’offre comme une méditation sur la destinée des États-Unis où l’esthétique côtoie l’écologie. Métaphore du développement de ce pays, le film dresse en creux le tableau d’une nation perdue dans la démesure de ses ambitions.

 Il portait le même prénom qu’un philosophe défendant l’idée que l’homme, en s’éloignant de la nature, s’est lentement corrompu au contact de son semblable. Jean-Jacques Audubon a consacré sa vie aux oiseaux d’Amérique : en suivant le cours du Mississippi, il a peint, grandeur nature, les myriades d’oiseaux qui peuplaient alors un paysage non encore dévastée par l’homme. Rythmé par la lecture en voix off d’une lettre adressée de nos jours au peintre, le film de Jacques Lœuille fait habilement coexister deux régimes d’images : aux magnifiques et subtiles peintures des oiseaux immortalisés par Audubon répondent des images tournées de nos jours sur le parcours jadis effectué par l’artiste. Face à l’art et la beauté formelle des oiseaux que l’on croit prêts à prendre leur envol, Jacques Lœuille place la triste réalité d’un pays gangrené par l’industrialisation massive, la destruction de l’écosystème et du lieu de vie des volatiles. Le long des berges du Mississippi, les mazouteurs règnent en maîtres et rognent chaque parcelle de nidification des oiseaux pour en faire des friches où les branches des arbres sont remplacées par des oléoducs.

« C’est le paradis » déclare le narrateur en ouverture du film, car pour Audubon, comme pour les Américains du XIXesiècle, l’horizon sans bornes des étendues de l’ouest était synonyme d’une possibilité de conquête infinie et témoignait de la « destinée manifeste » qui était celle du peuple américain. À travers le périple et le travail d’Audubon, c’est ainsi aux racines de la mentalité américaine et du récit national qui en a découlé que permet de remonter Birds of America. La multiplicité des oiseaux et le chatoiement infini de leurs plumages orchestrent une symphonie du « Nouveau Monde », symbole d’immenses richesses, mais également de la vanité d’une nation qui s’est crue seule maîtresse d’un continent à l’histoire pourtant millénaire.

 

Les vestiges des cieux

Dès lors, Birds of America dépasse la simple œuvre documentaire et prend des airs d’enquête anthropologique sur les premiers habitants de l’Amérique. Car au cours de son voyage sur les traces des oiseaux, Audubon a rencontré de nombreux peuples amérindiens, premiers habitants de ces contrées où régnaient les ramages avant qu’ils soient supplantés par les cliquetis mécaniques des forages pétroliers. Les images des ravages contemporains sur la faune et la flore sont accompagnées des témoignages poignants de descendants d’anciennes tribus amérindiennes, à l’instar de cet homme aux traits marqués, issu des Indiens Osage, racontant le lien mythologique qu’entretenait son peuple avec certains oiseaux lentement sacrifiés sur l’autel de la modernité et des dieux du pétrole. Aujourd’hui presque tous disparus, les oiseaux immortalisés par Audubon sont la métonymie d’une catastrophe écologique qui ravage les États-Unis en général, et le delta du Mississippi en particulier. Il est révolu le temps où l’on pouvait croiser le long du fleuve un pic à bec d’ivoire, et le film de Jacques Lœuille s’affirme en ce sens comme un tombeau cinématographique pour cette faune à jamais disparue. En faisant revivre à l’écran de manière dynamique ces tableaux ornithologiques, le cinéaste redouble, pour ainsi dire, le processus mémoriel : les toiles d’Audubon – et avec elles, les oiseaux représentés – trouvent un second souffle sur l’écran.

Dès lors, au fil conducteur de la disparition des oiseaux, Birds of America, prend la forme d’une réflexion plus profonde sur l’histoire d’un pays à la fois fier et émerveillé devant l’abondance et la richesse de ses paysages, mais prompt à la prédation et à la destruction. Symbole ambivalent d’une offrande divine faite à un peuple élu qui, au nom de son élection, a déployés les moyens de leur disparition, les oiseaux rares jouent dans ce film le rôle d’un révélateur de ce qu’on pourrait nommer la « contradiction américaine ». « Demande et je te donnerai les nations pour héritage / Pour domaine les extrémités de la terre », lit-on dans le Psaume 2, 8, cité dans le film comme un mantra sur lequel la mentalité américaine s’est fondée. Ce domaine perçu comme infini par les premiers habitants du Nouveau Monde est celui qu’Audubon a arpenté, non comme un conquérant, mais comme un admirateur curieux et époustouflé par le foisonnement des animaux et des êtres qui peuplaient alors une contrée vierge de toute irruption technologique.

Suivant les méandres du Mississippi, le film de Jacques Lœuille se révèle être un « river movie » – pour reprendre les mots du cinéaste –, et mobilise, pour ainsi dire, à l’envers les codes traditionnels du western américain. Birds of America rejoue à ce titre la conquête de l’Ouest mais sur un mode mineur, ou négatif : avec la progression de la modernité, « l’homme blanc » a chassé les Amérindiens de leurs terres et provoqué le lent mais inéluctable déclin des oiseaux. Point ici de cow-boy glorieux, ni de villes rayonnantes ; les hommes ont souillé les forêts, pollué les rivières et rendus inhabitables des hectares de terres. On peut à ce titre déceler dans le long-métrage de Jacques Lœuille une parenté avec les films de Kelly Reichardt, parcourant comme à contre-courant une histoire trop souvent érigée en mythe. Là où Reichardt campait avec First Cow (2021) une vision à la fois tendre et poétique de la progression de la modernité aux États-Unis, loin des poncifs du western de conquête de l’Ouest ; Jacques Lœuille livre dans Birds of America une version bien plus désenchantée de l’industrialisation galopante. Le long du Mississippi ce ne sont que terres rendues infertiles et animaux décimés, conséquence d’une faillite de la politique de préservation de la faune et des littoraux.

 

La peinture vivante

Triste tableau d’un monde abîmé, les oiseaux peints par Audubon ne sont plus que la dernière relique d’un Éden perdu à jamais pour un peuple pourtant convaincu que son pays était la terre promise. Magnifique paradoxe, on ne verra jamais à l’écran un survivant de ces colonies : seules les toiles d’Audubon, filmées en gros plan, selon de lents mouvements de caméra en Scope permettent de ressentir toute la beauté et la grâce de ces animaux disparus. Faisant jouer en alternance des plans sur les tableaux, des images d’archive et un reportage contemporain sur les traces de l’artiste français, Birds of America possède un réel dynamisme plastique, accompagné par la voix de Jean-François Sivadier. Narrateur du film, et lecteur de cette lettre posthume adressée au peintre qui aura agi en mémorialiste bienveillant de ces volatiles aux couleurs d’arc-en-ciel, c’est un bouleversant hommage à une nature malmenée que Sivadier fait entendre. « L’art n’est pas un rêve, il est une résistance au réel », déclare cette lettre. Par sa peinture, Audubon aura, tant bien que mal, tenté de résister à un réel délétère qu’il avait, hélas, anticipé ; et face à ces toiles ressuscitées par la caméra de Jacques Lœuille, on se prend à rêver à ces oiseaux dont on aura, un bref instant, pu admirer la beauté à jamais envolée.

 

Birds of America, film documentaire de Jacques Lœuille, en salles depuis le 25 mai 2022.

 

Tristan Duval-Cos est membre du comité de rédaction de la revue Germinal, il écrit également des critiques de cinéma pour la revue Zone Critique. 

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