L’amondialisation heureuse

Premier centre mondial du décolletage et exception dans le paysage industriel français, la vallée de l’Arve sert de cadre à Reprise en main, le premier film de fiction de Gilles Perret. A rebours de son documentaire Ma Mondialisation (2006), le réalisateur imagine à quelles conditions les travailleurs de la vallée pourraient cesser de subir les effets de la financiarisation du monde et reconstruire des usines heureuses.

 

« Monsieur Chaplin nous a fait une mauvaise pub » : comme le constate Sylviane Rosière à la page 32 de son journal de bord Ouvrière d’usine publié en 2007 par les Éditions libertaires, le cinéma populaire n’a pas toujours contribué à renforcer la fierté professionnelle et la combativité politique des travailleuses et des travailleurs. La récente comédie Reprise en main de Gilles Perret fait-elle une exception à cette règle ?

 

L’Arve, un lieu et  des ouvriers d’exception

Comme les deux derniers documentaires qu’il a co-réalisés avec François Ruffin, Gilles Perret a conçu Reprise en main comme un film porteur d’espoir. A condition qu’ils fassent preuve de créativité et de persévérance, rien ne condamne les travailleuses et les travailleurs français à subir passivement les injustices sociales croissantes et les absurdités de notre système économique mondialisé et financiarisé. Pour poursuivre sa démonstration que le mouvement social français n’est pas mort, Perret adopte un dispositif aux antipodes de J’veux du soleil et de Debout les femmes ! A la formule doublement éprouvée du road-movie documentaire succède le recours à la fiction et à la sédentarité : l’ensemble des scènes du film se déroule le long de l’Arve, entre le Mont Blanc et Genève.

Ce choix dramatique se comprend d’autant mieux que la vallée de l’Arve occupe une place singulière dans la géographie industrielle française. Selon de nombreux chercheurs en sciences sociales, c’est en effet l’un des rares exemples de « district industriel » français. Les nombreuses petites et moyennes entreprises de la vallée y sont en effet reliées par de nombreux liens de sous-traitance en cascade. Leur concentration dans l’espace et la densité de leurs relations justifient donc la labellisation de la vallée par les pouvoirs publics français comme “système productif local” (SPL).

En 2006, dans le documentaire de Gilles Perret Ma mondialisation, le (jeune économiste) Frédéric Lordon décrit même cette vallée de l’Arve comme un « concentré de capitalisme ». Alors que ses travaux se focalisaient à l’époque sur la seule critique du néolibéralisme, Lordon explique comment les PME de la vallée de l’Arve sont devenues depuis les années 1990 des cibles pour des fonds de pension états-uniens. Selon lui, les rachats successifs par LBO (“rachat avec effet de levier”) et un ensemble de décisions stratégiques orientées par la seule prise en compte du rendement actionnarial conduisent à l’épuisement rapide du tissu industriel de la vallée et au retour d’une conflictualité sociale qui y avait disparu depuis près de cent ans.

Dans sa fiction de 2022, Gilles Perret installe sa caméra dans une entreprise imaginaire qui semble avoir été partiellement épargnée par cette offensive néolibérale du début des années 2000. Certes, l’usine a été revendue par Joséphine, la fille du fondateur, à un fond d’investissement. La production est pilotée depuis des bureaux londoniens, les machines y sont vieillissantes et des problèmes de sécurité et de considération des personnels se posent. Cependant, les ouvriers filmés par Perret sont solidaires, attachés à leurs vastes locaux et fiers de leur activité. En cela, l’usine imaginée par Perret ressemble à l’entreprise “Paquitaz” décrite par Sylviane Rosière dans son témoignage Ouvrière d’usine.

Contrairement à la petite usine familiale de décolletage où travaille Rosière, Paquitaz a bien négocié le virage de la haute technologie, le passage du décolletage traditionnel à l’industrie de très haute précision assistée par ordinateur. Sous condition d’accepter un degré de surveillance plus élevé qu’auparavant, les ouvriers de Paquitaz bénéficient de salaires et de conditions de travail moins dégradés que dans les autres PME de la vallée. La beauté de leur usine, lumineuse comme une vitrine de Noël, contraste avec le vieux hangar étouffant que décrit jour après jour Sylviane Rosière. Elle y trime au milieu d’intérimaires et de journaliers, de travailleurs non francophones ou illettrés et de collègues tous au bord du « pétage de câble ».

Alors que Rosière et ses camarades d’infortune, ouvriers spécialisés payés au « Smig » sont perpétuellement tentés de déserter leur usine et n’hésitent pas à débaucher sans préavis, les ouvriers filmés par Perret sont fiers de leur travail et ne vivent pas dans une misère noire. Décolleteur très habile, Cédric, le héros de Reprise en main qu’incarne Pierre Deladonchamps fait songer aux travailleurs du XIXe siècle que l’historien britannique Éric Hobsbawm nommait « aristocratie ouvrière ». Sa haute qualification lui permet de résister aux pressions de son petit chef qui a bien besoin de lui pour réparer les machines-outils qui tombent souvent en panne, faute d’investissements suffisants du propriétaire sur le point de revendre l’usine.

C’est ce même savoir-faire hérité des générations précédentes d’horlogers puis de mécaniciens installés dans la vallée, qui permet à Denis (Vincent Deniard), un ami de Cédric, de manipuler à son propre compte des machines capables d’usiner des pièces de très haute précision pour des groupes aéronautiques et pour le secteur médical. La capacité de résistance dont font preuve Cédric et Denis dans le film dépend donc en partie de leur identité professionnelle bien établie, mélange rare de tradition artisanale et de maîtrise technologique. Les deux amis ne font donc pas partie des ouvriers perdants de la division internationale du travail. La déqualification n’est pas la seule tendance induite par la mondialisation à laquelle leur lieu de vie et de travail leur permet d’échapper.

 

Une vallée épargnée par la mondialisation ?

Dans Reprise en main, la vallée de l’Arve semble en effet en marge de certains phénomènes sociaux censés caractériser notre époque, à commencer par la tendance des plus riches à s’isoler du reste de la population. Quoique multimillionnaire, Joséphine fréquente les mêmes lieux de sociabilité et les mêmes festivités que les familles de Cédric, Denis et leur ami Alain (Grégory Montel). Ce dernier est employé de l’agence bancaire du village où se côtoient les comptes de petites gens et ceux d’évadés fiscaux. Cet état de fait s’explique par l’histoire de la vallée de l’Arve dans les dernières décennies. Dans les années 1990, les plus florissantes entreprises de décolletage étaient encore dirigées par des descendants d’ouvriers tenant à conserver une forte proximité avec leurs employés. Héros de Ma Mondialisation, Yves Bontaz est l’archétype de ces « gars du coin » qui, en réussissant dans la deuxième moitié du XXe siècle, sont devenus des patrons paternalistes dirigeant des centaines d’employés venant du même univers social qu’eux.

Sans trop en révéler sur les tribulations de Cédric, Denis et Alain, c’est en exploitant cette configuration sociale très spécifique de la vallée qu’ils arrivent à faire jeu égal avec le monde de finance. Le spectateur en vient à se demander si cette histoire pourrait se dérouler ailleurs dans le monde. En effet, la plupart des ouvriers ne sont pas allés au lycée avec la directrice financière de leur entreprise. Ils ne croisent pas non plus des experts du private equity dans les refuges de montagne ni des héritières multimillionnaires aux spectacles de danse du village. Là encore, le récit documentaire de Sylviane Rosière fournit une image moins enchantée de la vallée de l’Arve. L’ouvrière-écrivaine affirme qu’il y a peu de communications et d’échanges entre les ouvriers résidant dans la vallée de Cluses et les familles plus aisées qui ont la chance d’habiter à la montagne et d’en tirer de substantiels revenus touristiques.

 

Moraliser la finance ou changer le monde ?

Même si le choix de la comédie autorise Gilles Perret à s’affranchir du réalisme socio-économique, il est aussi étonnant de constater son entreprise fictionnelle semble se confondre avec l’usine unique qu’il se plaît à filmer. Or, tout l’intérêt de Ma Mondialisation était de montrer que la survie de l’entreprise Bontaz était passée par la délocalisation d’une partie des activités de cet équipementier automobile en Europe de l’Est et en Asie. Les voyages d’Yves Bontaz en République tchèque et en Chine étaient d’ailleurs l’occasion d’enregistrer des contradictions amusantes et saisissantes entre ses décisions économiques et sa volonté de conserver son management alpin et paternaliste, même sur un autre continent !

Dans son journal, Sylviane Rosière ménage une place non négligeable au sort des travailleurs loin de la France. Alors qu’elle imagine imminente la vente future de son usine, elle écrit à propos du dédommagement qu’elle recevrait avec ses collègues : « Nous toucherions des allocations (…) nous serions comme des rentiers, de nouveaux colonialistes… ». Alors même qu’elle souligne la détresse matérielle et sociale dans laquelle se trouvent ses collègues immigrés ou non, elle les présente dans le même temps comme des privilégiés à l’échelle de la planète. Alors que le comité d’entreprise organise un Noël à l’usine, elle a mauvaise conscience de recevoir « des gros cadeaux fabriqués par des esclaves de l’autre bout du monde ».

En se focalisant sur un lieu de production unique et difficile à délocaliser, Reprise en main ne cherche pas à explorer une question qui était centrale dans Ma mondialisation et dans Ouvrière d’usine : dans quelle mesure les réorganisations internationales du travail contribuent-elles à renforcer les inégalités au sein même de la classe ouvrière mondiale ? Cette absence constitue une des limites du film et nourrit une opposition un peu factice entre, d’une part, une production liée de façon essentielle à un territoire, une population locale et des traditions et d’autre part des fonctions tertiaires assurées depuis des non-lieux et de manière déterritorialisée. Cette opposition constitue d’ailleurs le principal dilemme auquel est confrontée Julie, cadre de direction efficace qui ne souhaite pas déménager loin de sa vallée dans la grande métropole où son métier l’appellerait nécessairement.

En reposant sur l’idée implicite que c’est d’abord le monde de la finance qui serait mondialisé, Reprise en main emprunte finalement le chemin de la comédie de braquage et les mêmes ressorts comiques que Merci Patron ! où la déconnexion de certaines élites les fait tomber dans des pièges grossiers et jubilatoires pour le public. Seule la dernière séquence du film ébauche un retour à la réalité. S’ils sont soulagés de ne pas avoir perdu leurs emplois et leurs outils de production et de ne pas dépendre de financiers véreux, Cédric et ses collègues se retrouvent aux prises avec un autre acteur économique, laissé de côté pendant tout le film : les grandes firmes automobiles, donneuses d’ordres de toutes les PME de la vallée.

Le système d’enchères inversées imposées à leurs sous-traitants et décrit comme une « méthode de casino » au début du film, n’a lui pas changé. Le générique débute avant de savoir si Cédric et les autres membres de la nouvelle direction auront su résister à cette autre forme de pression liée à la mondialisation : celle de produire à coût toujours plus bas. Combien de temps une usine peut-elle survivre en marge des logiques financiarisées ? L’entreprise où travaille Cédric deviendra-t-elle une SCOP ? Les conditions d’hygiène et de sécurité seront-elles mieux assurées ? Autant de questions qui font espérer qu’il y aura une suite à cette Reprise en main.

 

Lucie Rondeau du Noyer est professeure d’histoire en collège au Blanc-Mesnil. Ancienne élève de l’École normale supérieure et agrégée d’histoire, elle est membre du comité de rédaction de la revue Germinal. 

 

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