Qu’est-ce qu’une politique socialiste du travail ?

Ce texte est l’édito du numéro « La démocratie au travail », Germinal #6, mai 2023, dir. Marion Fontaine, Nathan Cazeneuve.

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Les récentes mobilisations contre la réforme des retraites ont mis en lumière, parmi bien des faits notables, une dynamique particulière de politisation du travail. Les controverses n’ont pas seulement porté sur l’organisation de la protection sociale ou sur le sens social de la retraite en elle-même, mais aussi et surtout, comme un miroir inversé, sur les enjeux actuels du travail : perte de sens et de centralité, conditions d’exercice, pénibilité, usure, inégalités. Ce n’est là que le dernier épisode d’un changement de contexte, de plus en plus perceptible. La mise en avant des travailleurs et des fonctions essentielles au moment du COVID, les débats sur les évolutions liées à l’expansion du télétravail, le retour discret des problématiques sur la durée du travail autour des 32 heures en sont d’autres indices.

Ce changement de contexte met au défi la gauche et le socialisme sous des formes autrement plus complexes que les postures ou les polémiques sur le « droit à la paresse » ou la « valeur travail ». Le socialisme forgé, dans ses différents avatars, au creuset de l’industrialisation, a fait du travail le socle de son engagement et de sa réflexion. Il s’est distingué d’élites conservatrices qui faisaient l’apologie du travail tout en restant aveugles à ses effets potentiellement aliénants et inégalitaires, et le transformaient en instrument de discipline et de moralisation, de légitimation en somme d’une domination[1]. Au contraire, le socialisme a voulu penser le travail en tant que voie de l’émancipation individuelle et collective des travailleurs ; il s’est, pour cela, penché en permanence sur sa signification et surtout sur les formes possibles de sa réorganisation.

C’est ce qu’exprime Jaurès dans son grand discours « Civilisation et socialisme », en 1911 : « Et lorsque partout le travail aura pris cette vaste forme de coopération sociale, quand tous les individus humains ne seront plus des salariés passifs mais des associés intéressés au progrès de la richesse créée par eux et pour eux, alors toutes les activités et les initiatives, toutes les inventions seront activées par un aiguillon incomparable[2]. »

Cette ligne directrice, celle de l’organisation et de la démocratisation du travail, est celle qu’a suivie le socialisme pendant une grande partie du XXème siècle. Non sans point aveugle sinon problématique, qu’il s’agisse de la perte de sens liée à la déqualification et à la parcellisation du travail ou bien des effets destructeurs de la course au rendement sur les rapports sociaux et les écosystèmes. Le socialisme de l’époque industrielle s’est pourtant montré fécond à bien des égards : la représentation des salariés dans l’entreprise, les espaces ouverts à la négociation, le fait que l’organisation du travail ne dépende plus des seules relations individuelles entre salarié et employeur mais relève du droit et de la régulation collective sont autant d’éléments constitutifs d’une politique émancipatrice du travail.

Cependant, depuis la fin des années 1980, cette dynamique s’est brisée ou a perdu de sa cohérence. On a souvent mis en avant, pour l’expliquer, la fin du fameux « modèle fordiste », propre à la période de haute croissance des années 1950-1970, et des compromis qui lui étaient associés : la discipline acceptée du travail industriel et mécanisé, en échange de la sécurisation de l’emploi et des gains salariaux ; l’acception du principe de l’organisation capitaliste du travail, en contrepartie de sa régulation par le droit et les négociations collectives. On aurait tort d’idéaliser ce modèle, dont les lacunes, les inégalités et les impasses étaient importantes. La sécurisation d’une partie de la main d’œuvre s’est faite, par exemple, en entérinant la précarisation d’autres catégories (jeunes, travailleurs migrants), et les progrès des régulations collectives ou de la démocratie dans l’entreprise sont demeurés fragiles, partiels et en partie contestés.

Il reste que les socialismes occidentaux du second XXème siècle avaient tissé et structuré leur projet d’organisation démocratique du travail dans le cadre de ce modèle, et que son étiolement semble les avoir précipités dans la confusion et la perte de substance. Les socialistes au pouvoir dans les dernières décennies n’ont pas renoncé à intervenir dans le domaine du travail, mais ils l’ont fait en paraissant renoncer à certains de leurs principes cardinaux – l’émancipation, l’organisation, la démocratie – considérés, au fond, comme des luxes dans un temps de chômage de masse. Dit autrement, la question de l’emploi et celles corrélées de la flexibilité et du coût du travail ont été érigées au rang d’objectifs essentiels, éclipsant tous les autres. Avec la réduction des politiques du travail à des politiques de l’emploi, centrées sur des éléments extérieurs au contenu et à l’organisation du travail – mais non sans effets sur eux –, c’est le fondement même de l’ambition socialiste qui se trouvait fragilisé.

Y avait-il des alternatives ? Sans doute, mais c’est affaire de jugements rétrospectifs, et cela importe assez peu. L’essentiel pour le socialisme est de parvenir aujourd’hui, et pour l’avenir, à penser cette alternative. Le rétrécissement de la pensée du travail a atteint désormais toutes ses limites, et on peut penser qu’il constitue l’un des facteurs majeurs de la perte d’ancrage et d’influence sociale et politique du socialisme durant ces dernières décennies. À gauche, le renouveau récent des débats (ou des polémiques) sur ces enjeux – sens et rémunération du travail, travail contre non-travail, dignité des travailleurs – laisse d’ailleurs penser qu’une prise de conscience s’opère. Toutefois, il s’agit encore de tentatives éparses, parfois confuses ; l’atonie des réflexions, caractéristique des dernières décennies, laisse des traces. L’ambition de ce numéro de Germinal est de contribuer à la sortie de cette atonie, avec l’idée que le socialisme comme pensée d’émancipation du travail et par le travail, comme projet d’organisation et de démocratisation, est peut-être le seul à même de répondre aux défis de l’heure.

Une partie de ces défis est bien connue et relève même du stéréotype, tant on les a évoqués depuis les années 1980. On soulignera notamment les conséquences majeures d’une désindustrialisation, dont les effets sont toujours en cours[3], les délocalisations qui ont accompagné la nouvelle division internationale du travail, l’épuisement des formes anciennes d’organisation scientifique du travail (taylorisme), leur inflexion vers des formes plus souples et plus dispersées, même si elles peuvent être tout aussi bien causes de domination et d’aliénation. Mais, au-delà de ce paysage désormais bien dessiné, des changements fondamentaux sont intervenus ces dernières décennies, voire ces dernières années, qui induisent un autre cycle de bouleversements.

Le changement est d’abord technique et technologique : l’essor de la numérisation, maintenant de l’intelligence artificielle, alimente les peurs d’une nouvelle phase massive de destruction d’emplois, dans le tertiaire cette fois, et transforme le contenu du travail, la structuration et la segmentation des emplois. Ce changement a pu nourrir les fantasmes, y compris à gauche, d’une dématérialisation générale, voire d’une « fin du travail[4] ». On en est largement revenus, sans que la manière de gérer les nouvelles configurations du travail soit pour autant mieux discernable. Parmi ces tendances, pensons à la distinction entre les fonctions de conception et de réalisation par les « travailleurs du clic », souvent employés à la tâche (gig economy), et à l’expansion des emplois dans la logistique et les professions du soin. Ces changements nourrissent et entretient, sur fond d’individuation croissante des sociétés,  les aspirations et les attentes parfois contradictoires des travailleurs, en termes de protection, de statut, de sens, d’égalité.

La grande révolution écologique vient encore complexifier l’équation. Elle implique des reconfigurations majeures des modes de production et de certains secteurs professionnels.   Son articulation avec la transformation numérique des sociétés charrie également nombre d’impensés : il n’est qu’à mesurer l’artificialisation des sols et la consommation d’énergie nécessaire au refroidissement des serveurs qu’elle implique. Le travail moderne, structuré dans les cadres des sociétés productivistes et industrielles, peut-il demeurer le même face à la crise écologique ?

Dans ce moment de transition, l’enjeu est, pour le socialisme, fondamental. Si de réelles incertitudes existent sur la forme que prendront les évolutions des groupes socioprofessionnels face aux transformations technologiques et écologiques, il est cependant clair que le travail n’est pas près de perdre sa centralité et que la question de son organisation constitue l’un des principaux vecteurs de transformation écologique et sociale. L’histoire longue de l’industrialisation nous rappelle bien que la mécanisation, puis l’automatisation, ont certes transformé les tâches et les groupes socioprofessionnels mais n’ont jamais conduit à la marginalisation du travail. Bien au contraire, l’approfondissement de la division du travail n’a cessé de renforcer, avec les manifestations conflictuelles et pour partie pathologiques qui en sont l’expression, les interdépendances entre les acteurs économiques, les groupes sociaux, les nations et les écosystèmes.

Au niveau des sociétés dans leur ensemble, l’affirmation des relations de travail comme principaux rapports sociaux a engagé une profonde dynamique de démocratisation, de réduction des écarts légitimes de richesse et de pouvoir, étroitement liée au mouvement de socialisation engagé par l’émergence des États sociaux, notamment à travers le droit du travail et la Sécurité sociale. Cette évolution socio-historique, qui engage notre rapport à la justice, s’est opérée à partir des transformations du travail et par les conflits liés à son organisation. Négliger politiquement la question de l’organisation du travail, c’est donc se condamner à ne plus avoir de prise sur les évolutions générales de nos sociétés aussi bien qu’à entraver leur mouvement de démocratisation. C’est aussi, et par conséquent, laisser la détermination de ces transformations aux intérêts privés des groupes sociaux les mieux dotés économiquement, détenteurs du capital, aux évolutions technologiques non régulées et aux conséquences de stratégies nationales qui, dans le cadre des rivalités mondiales, peuvent prendre des voies divergentes au risque du découplage et des conflits violents.

Un des principaux enjeux de ce numéro est donc de rappeler les raisons pour lesquelles les relations de travail sont au cœur de la démocratisation de nos sociétés et des aspirations à la justice qu’elle engage. Mais ce serait là s’arrêter en chemin : s’il est important de saisir cette dynamique socio-historique c’est que, contrairement à ce que l’on entend parfois, son mouvement est loin d’être achevé et qu’il n’exclut pas des phénomènes d’exploitation ou de domination. Cette tension rend bien compte du malentendu sur lequel reposent les discours qui exaltent la « valeur travail » : si les évolutions du travail sont bien ce qui rend raison des aspirations à la justice sociale, et notamment à l’égalité, le travail n’est pas en lui-même une valeur. D’où l’importance d’envisager sérieusement la question de son organisation et de son contenu, desquels procèdent la justice.

Parmi les traits pathologiques de la situation actuelle du travail, trois ont particulièrement retenu notre attention : l’augmentation des inégalités liées aux revenus du travail et des inégalités de patrimoine depuis les années 1980, les phénomènes d’intensification, voire de parcellisation des tâches, qui concernent largement les classes populaires – comme dans les professions du soin et de la logistique – mais se retrouvent aussi dans la plupart des secteurs productifs et à tous les niveaux de qualification et, enfin, la destruction des écosystèmes par nos modes de production et de consommation, c’est-à-dire par une certaine organisation du travail qui n’est pas sans abîmer également les corps.

Ces trois tendances soulèvent toutes un déficit dans l’organisation du travail qui invite à sortir du seul cadre des politiques de l’emploi. Après un siècle de réduction des écarts de rémunération et de patrimoine et d’augmentation de la part du travail dans la répartition de la valeur ajoutée, les sociétés européennes connaissent depuis les années 1980 une évolution inverse[5]. En France, selon l’Insee, la part de la rémunération du travail dans la répartition de la valeur ajoutée – cotisations comprises –, s’élevait en 2020 à 58,2% contre près de 70% au début des années 1980. Comment s’explique cette tendance qui concerne tant l’Europe que les États-Unis ? Selon certaines études, une partie de cette baisse serait liée à l’automatisation et à des gains de productivité qui progressent plus rapidement que les salaires, à la part croissante des actifs immatériels liés aux systèmes d’information et aux investissements en recherche et développement, mais aussi et surtout à une augmentation notable des profits et, avec eux, des dividendes qui auraient augmenté respectivement de 19 et 13 points en Europe entre 1980 et 2015[6]. Cette évolution s’expliquerait elle-même par le pouvoir de marché de certaines grandes entreprises et par une évolution dans l’organisation institutionnelle du capitalisme. Le net développement d’un actionnariat institutionnel (assureurs, fonds de pension, fonds d’investissement) qui représentaient en 2015 60% des propriétaires d’actions des sociétés non financières en Europe, contre 40% en 1995[7], a renforcé les exigences de rentabilité du capital. Le choix d’une rentabilité accrue du capital n’est évidemment pas sans incidence sur la rémunération du travail, mais aussi sur son organisation puisqu’il s’accompagne souvent de stratégies de limitation de la masse salariale, d’intensification du travail et d’un éloignement de la prise de décision par rapport au niveau des sites ou des entreprises. Il est donc clair que poser la question de la juste rémunération du travail implique de s’intéresser à l’organisation institutionnelle du capital et donc à l’organisation des entreprises. La tendance est assez nette : si l’investissement est de plus en plus institutionnel – ce qui l’amène à intégrer davantage de critères de responsabilité sociale et environnementale –, il reste principalement tourné vers l’objectif de rentabilité du capital, ce qui produit souvent des effets défavorables à la rémunération du travail et à sa bonne organisation. Une politique socialiste du travail ne saurait faire l’impasse sur ces évolutions, d’autant plus que la transformation écologique de nos modes de production et de consommation appelle d’importants besoins en investissements. Ce numéro présente ainsi des entretiens avec des investisseurs institutionnels issus de l’économie mutualiste et du secteur public afin de nourrir une réflexion sur ce que pourrait être une organisation sociale de l’investissement favorable au travail et à l’environnement.

Cette évolution de la répartition de la valeur ajoutée, qui s’accompagne également d’inégalités salariales croissantes entre les hauts et les bas revenus, rend bien compte de l’actualité de la démocratisation de l’entreprise dont les récentes réformes du droit du travail ont constitué une entrave, comme en témoigne la suppression des comités d’hygiène et de sécurité au travail (CHSCT) par l’ordonnance du 23 septembre 2017. La primauté conférée aux accords d’entreprise sur les accords de branche s’inscrit dans un même mouvement de moindre organisation des relations de travail qui s’avère d’autant plus préoccupant que de nombreux secteurs connaissent des dynamiques d’intensification du travail. Qu’il s’agisse de la répartition de la valeur ou de l’organisation du travail, la démocratisation du travail s’avère décisive à l’échelle des sites, des entreprises et des groupes. Cette démocratisation du travail peut passer par un renforcement des branches, mais aussi par l’extension des prérogatives et des pouvoirs des instances représentatives du personnel aux différents niveaux de l’organisation économique.

Enfin, un axe important d’une politique socialiste du travail relève d’une approche renouvelée de la santé au travail. Si la prévention en matière de santé au travail s’est largement développée, la logique assurantielle de gestion des risques par l’indemnisation des maladies et accidents professionnels demeure le cadre principal à partir duquel les enjeux de santé au travail sont envisagés. Par ailleurs, les maladies professionnelles font l’objet d’une sous-déclaration massive, par défaut d’information des salariés et en raison des difficultés de diagnostic, notamment liées aux faibles effectifs de la médecine du travail[8]. La démocratisation des entreprises par un pouvoir accru des représentants syndicaux et le renforcement de la médecine du travail permettraient de développer l’expertise salariale en matière de santé au travail et de limiter le nombre des accidents et des maladies professionnelles. L’amélioration de la santé au travail est un enjeu décisif de la transformation écologique de nos sociétés car ce sont bien souvent les mêmes causes qui détruisent les corps, et les écosystèmes[9].

Les profondes évolutions contemporaines du travail soulignent l’actualité brûlante du socialisme : qu’il s’agisse des enjeux liés à la juste rémunération du travail, aux transformations des secteurs professionnels, à la santé au travail et à la transformation écologique, tous relèvent de l’organisation du travail et appellent sa démocratisation. Une politique socialiste du travail constitue ainsi une voie ambitieuse, mais surtout réaliste, pour qu’advienne davantage de justice des transformations sociales auxquelles nos sociétés sont confrontées.

 

[1] Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 2017 [1991, 1963 pour l’édition originale].

[2] « Civilisation et socialisme » (Buenos Aires, 1911), repris dans Œuvres de Jean Jaurès. Tome 17. Le pluralisme culturel, édition établie par Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine, Paris, Fayard, 2014, p. 577.

[3] La première décennie des années 2000 a été marquée ainsi par la destruction de plus de 500 000 emplois industriels en France. Cf. Corinne Luxembourg, « Les villes moyennes françaises face à la désindustrialisation : les cas de Gennevilliers et du Creusot », Bulletin de l’Association des géographes français, 2011-2, pp. 125-136.

[4] Jérémy Rifkin, La fin du travail, préface de Michel Rocard, suivi d’une postface d’Alain Caillé, Paris, La Découverte, 1997 (1995).

[5] Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, Paris, Seuil, 2013.

[6] Sophie Piton, Antoine Vatan, « Le partage de la valeur ajoutée : un problème capital », in CEPII, L’économie mondiale 2019, Paris, La Découverte, 2018. Sur les difficultés et l’importance d’une étude de la répartition de la valeur ajoutée, cf. Philippe Askenazy, Le partage de la valeur ajoutée, Paris, La Découverte, 2011.

[7] Ibid., p. 77.

[8] Voir le rapport remis au gouvernement et au parlement sur le fondement de l’article L. 176-2 du code de la sécurité sociale, Estimation du coût réel de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles, 30 juin 2021.  

[9] Sur les liens entre santé au travail et santé environnementale, cf. Renaud Bécot, Stéphane Frioux, Anne Marchand « Santé et environnement : les traces d’une relation à haut risque », Écologie & politique, vol. 1, n°58, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2019, pp. 9-20.

 

Marion Fontaine est historienne, professeure des universités au centre d’histoire de Sciences Po. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Germinal. 

Nathan Cazeneuve est doctorant à l’EHESS (Lier-Fyt), agrégé de philosophie et ancien élève de l’Ecole normale supérieure. Il est membre du comité de rédaction de la revue Germinal. 

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