Animalia : À la frontière des mondes

Sorte de road-movie fantastique aux allures de réflexion sociologique sur le Maroc contemporain, Animalia, le premier long-métrage de Sofia Alaoui s’affirme comme un puissant geste de cinéma, dénonçant en creux les contradictions d’un pays fracturé où pauvres et riches semblent vivre dans deux réalités distinctes. Un film subtilement provocateur et assurément prometteur.

 

Tout respire l’inquiétude et l’étrangeté dans cette immense demeure bourgeoise. Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe et calme. Du moins en apparence. Le premier long-métrage de la franco-marocaine Sofia Alaoui s’ouvre sur une série de plans alanguis, exhibant, comme les reliques d’un temple consacré, tous les apparats d’une splendide demeure bourgeoise et cossue. La jeune Itto (Oumaïma Barid) est enceinte de plusieurs mois et mariée à Amine, jeune homme fade et propre sur lui, dernier-né d’une famille fortunée de négociants en volailles. On comprend assez vite que la jeune femme est mal-aimée de sa belle-famille qui ne voit en elle qu’un intrus sous les ors de l’élite économique marocaine. Demeurée seule dans le château familial alors que toute la famille est occupée à quelque mondanité d’usage, une sorte de catastrophe naturelle s’abat sur la région, poussant la jeune — et téméraire — femme à quitter la demeure. S’ensuit une fuite en avant pour tenter de retrouver sa belle-famille, au cours de laquelle elle fera la rencontre de paysans pauvres et se confrontera à ses origines modestes pour mesurer le fossé qui scinde aujourd’hui la société marocaine.

Pour son premier long-métrage, Sofia Alaoui emprunte certes des sentiers balisés, mais démontre une puissance de mise en scène et une identité cinématographique bien trempée. Animalia s’offre comme l’histoire assez classique de ce qu’il est convenu d’appeler une transfuge de classe, ayant assez rapidement adopté les codes de la bourgeoisie, mais qui retrouve au contact de populations pauvres une forme d’acuité sur la vie et la société. À cette trame assez classique, la cinéaste greffe toutefois un univers tendant vers le fantastique, jouant beaucoup sur le son et l’éclairage des plans, conférant ainsi à Animalia une atmosphère apocalyptique, où la réalité semble à chaque instant vaciller sous les coups de butoir d’une puissance maléfique non-identifiée. Isolée et perdue dans un monde qui lui est étranger, Itto rencontre une forme d’altérité malfaisante, incarnée à l’écran par des chiens errants hurlants à la mort et des nuées d’oiseaux vraisemblablement possédés par une force nocive.

 

La lisière du réel

Mais en creux de ce film c’est un portrait sans concessions de la société marocaine contemporaine que livre Sofia Alaoui, appuyant là où ça fait mal et mettant en scène la lourdeur du patriarcat. Le personnage d’Itto incarne cet être à la jonction entre deux mondes : celui de la bourgeoisie ultra-privilégiée dont elle a les réflexes, et celui des paysans imazighen dont elle parle le dialecte et avec lequel elle finit par se sentir plus d’affinités. Tout dans ce film tend à symboliser au mieux cette scission entre deux mondes traditionnellement imperméables ; à commencer par la langue employée : les membres de la belle-famille d’Itto échangent en arabe littéraire, cette langue que seuls ceux qui ont fréquenté l’école maîtrisent, et parlent couramment le français. Alors qu’elle supplie un villageois de la conduire dans la ville où s’est réfugié son mari, Itto tend une liasse de billets. « Vous les riches, vous pensez que l’argent peut tout faire ! », lui hurle au visage Fouad, un jeune paysan et tenancier d’auberge qui finira pourtant par lui prêter main-forte. Face à Fouad, Itto parle l’amazighe, qu’on imagine être sa langue natale, et qu’elle s’est efforcée d’oublier en intégrant l’élite bourgeoise.

  Dès lors, les évènements surnaturels qui adviennent au cours de la longue et sinueuse route que devra emprunter Itto pour retrouver les siens jouent comme le révélateur d’un trouble psychologique et sociologique ressenti à la jonction de ces deux mondes qui, dans le Maroc, semblent exister telles deux réalités parallèles. Au cœur d’une tornade, accroupie au bord d’un gouffre, le personnage d’Itto se dédouble, comme si la jeune fille s’extirpait de son propre corps pour atteindre un état second de sa personnalité. Sous cet aspect, Animalia trouve peut-être sa limite, dans cette débauche d’effets de mise en scène fantastico-fantasmagoriques. On peut à ce titre trouver superfétatoires les effets surnaturels, qui ne font que redoubler l’idée d’une fracture de la personnalité du personnage — tiraillé entre ses origines modestes et sa condition bourgeoise. On préfère en ce sens, l’ambiance asphyxiante nourrie au cours du film par l’hypothétique nature démoniaque des animaux — à l’instar de ce chien qui attaque sans raison apparente un villageois venu avertir Itto d’un danger imminent. La menace sourde qui plane est, dans la deuxième partie du film, incarnée par les volatiles toujours plus nombreux et menaçants, comme lorsqu’ils se massent en nombre aux abords de la mosquée, prêts à fondre sur les croyants en prière. Manière également pour Sofia Alaoui de citer Les Oiseauxd’Hitchcock comme une référence de son cinéma à la fois psychologique et ancré dans la réalité d’une époque.

 

Une société fracturée

Témoignage du fossé économique et mental qui sépare les populations marocaines, Animalia met ainsi en scène une bourgeoisie hypocrite et rétrograde. Mais l’originalité du film est de ne pas cantonner le personnage d’Itto au rôle sacrificiel d’une femme écrasée sous le poids du patriarcat ; bien plus, elle traverse ces deux mondes, comme le seul élément pouvant en opérer la jonction — à ses risques et périls. À travers elle, c’est toute une posture idéologique qui se trouve remise en question, à l’image de la religion. Alors qu’elle implore Allah de lui venir en aide, le personnage de Fouad lui rétorque qu’il ne croit pas en Dieu, que tout cela n’est pour lui d’aucune importance et d’aucune aide. À travers lui, c’est une forme de « bon sens paysan » que Sofia Alaoui oppose à une piété ostensiblement démonstrative mais bien souvent hypocrite qui est celle de la bourgeoisie.

Enfin, par sa dimension apocalyptique et par la mise en scène d’un péril surnaturel mais ancré dans les éléments (le lac, les nuages, les animaux), il n’est pas interdit de lire dans le film de Sofia Alaoui une forme d’anticipation des bouleversements écologiques à venir et dont les pays du Maghreb ne seront pas épargnés. Face à une menace que personne ne se risque à caractériser, les classes privilégiées se retranchent dans des villes fortifiées, défendues du peuple inquiet par des militaires. Métaphore, hélas, réelle d’un pays où les élites occupent de riches et immenses villas que côtoient des bidonvilles. Vers la fin du film, quand Itto parvient enfin à retrouver son mari, ce dernier sort de sa poche une poignée de billets qu’il propose — grand prince — à Fouad. Le Dieu qu’il prie n’a d’autre visage qu’une liasse de billets verts.

 

Animalia, un film de Sofia Alaoui, avec Oumaïma Barid, Mehdi Dehbi, Fouad Oughaou. Durée : 1h30. En salles depuis le 9 août 2023.

 

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