Art et socialisme : quelle est la portée politique d’un rapport critique et pluraliste à la culture ?

Cet article est l’édito du numéro 8 de la revue Germinal, printemps 2024, « La culture critique » réalisé sous la direction d’Anne Lafont et Christophe Prochasson. 

 

Parmi les traits qui font l’identité politique du socialisme, l’ambition de la démocratisation culturelle comme vecteur d’émancipation collective, portée par des politiques publiques, figure en bonne place. Pourtant, l’art et la culture n’ont pas, en tant que tels, d’affinité exclusive ni immédiate ou évidente avec le socialisme. L’importance accordée à la transmission du patrimoine culturel peut s’exprimer dans un registre conservateur, la valorisation du talent artistique nourrit parfois une conception individualiste de la création artistique et de sa réception, de même que le goût en matière culturelle constitue un vecteur de distinction qui contribue à définir les frontières symboliques entre groupes sociaux. Quant à l’idée de démocratisation culturelle, elle peut s’entendre de manière bien différente selon que l’on pense à la massification des « produits culturels », où les logiques de marché prévalent souvent, ou bien à l’importance croissante accordée à l’éducation artistique tout au long de la vie, dont les institutions publiques (école, musées, conservatoires) et associatives constituent parmi les principaux vecteurs, au-delà de l’influence familiale.

La culture – entendue au sens restreint de la production et de la diffusion d’œuvres artistiques –, est donc traversée, plus ou moins explicitement, par les tendances idéologiques qui structurent la vie politique de nos sociétés. Sans se réduire à l’idée d’un art politique par son objet ou son contenu, la production et la diffusion des œuvres sont appréhendées, y compris dans ce qu’elles ont de proprement esthétique, selon des perspectives politiques distinctes. Cela se manifeste tant dans la manière de créer que dans les discours et les institutions par lesquelles la réception des œuvres s’opère.

Afin de comprendre pourquoi la culture apparaît comme un enjeu politique déterminant dans les sociétés démocratiques, et au travers des débats qui s’y rattachent, il faut saisir sa dimension de fait social. Par comparaison avec la fonction que l’art a pu jouer dans l’histoire des sociétés humaines, le statut des œuvres et de la pratique artistique dans les sociétés démocratiques y est sécularisé : elles n’y ont pas, sinon de manière très occasionnelle, de statut rituel, religieux ou de fonction de mise en scène du pouvoir politique. Cette évolution du statut des œuvres et du rapport à la culture – dont les musées sont la manifestation – a pu nourrir l’idée d’une crise de la culture. En perdant sa dimension rituelle, l’expérience esthétique serait liée à une dimension strictement patrimoniale et cantonnée au domaine des loisirs et de la consommation. L’une des principales fonctions sociales de la culture serait alors de reproduire, et ceci de manière irrémédiable, les inégalités sociales et les phénomènes de domination, par les effets de distinction symbolique attachés au goût et aux pratiques culturelles. Aux fonctions rituelles, se serait substituée la fonction d’expression des distinctions symboliques entre classes sociales, selon un jeu ouvert permettant à la fois l’imitation et la critique des différentes formes de goût, néanmoins toujours envisagées de manière hiérarchique.

C’est pourtant passer à côté de plusieurs évolutions significatives. Tout d’abord, l’accès aux œuvres d’art et la pratique artistique n’ont jamais été autant développés qu’aujourd’hui, ce qui engendre une production plus diversifiée, plus abondante, où les travaux de qualité ne sont pas moins nombreux qu’auparavant mais reposent sur davantage de médiations dans leur création et leur diffusion (multiplication des formes d’expression, des structures de production et de diffusion des œuvres, diversité des publics, développement d’une presse et de lieux d’échange numériques spécialisés, pratique amateur de plus en plus répandue) . Nous assistons ensuite, depuis la seconde moitié du XXe siècle, au développement d’un ensemble de professions culturelles qui assurent à la création une certaine autonomie et développent la médiation entre les œuvres et les publics – et donc un rapport informé aux œuvres –, selon des modèles économiques originaux, et pour partie socialistes dans leur forme (régime des intermittents du spectacle, importance du milieu associatif et des institutions publiques, financement du cinéma).

Ces différentes tendances que l’on peut rassembler sous la notion de démocratisation culturelle manifestent un certain rapport à l’art qui ne peut être réduit ni à une dimension strictement patrimoniale, marchande ou à une affaire intersubjective de goût esthétique. Dans la mesure où la culture se démocratise et se professionnalise, elle devient un enjeu politique : cela passe par les questions liées à son financement, à son organisation institutionnelle mais aussi au contenu et à la fonction des exigences de pluralisme qui s’y rattachent. Du fait de son organisation publique, de sa professionnalisation et de sa large diffusion, la culture devient l’affaire de tous et de tous les groupes sociaux. Les arts ne représentent plus simplement les valeurs esthétiques des classes sociales dominantes ou une culture strictement nationale – ce qui n’a d’ailleurs jamais été le cas –, et les effets de distinction produits par le goût esthétique et les pratiques culturelles sont dénoncés. Les valeurs esthétiques elles-mêmes sont également soumises à la critique qui tend à devenir un ressort normal de la création et de sa réception. L’enjeu politique n’est alors pas simplement celui de l’organisation professionnelle et économique du « milieu de la culture » et des formes possibles de diffusion et de médiation des œuvres mais tient aussi au contenu de l’expérience esthétique. La sécularisation et la démocratisation de l’art contribuent à en valoriser, pour elle-même, la dimension proprement esthétique – et donc à s’efforcer de la détacher de son usage comme vecteur de distinction sociale – mais aussi à envisager les productions artistiques et leurs formes de médiation comme autant de lieux de réflexion sur l’organisation et l’évolution de la société. Sans pour autant se présenter comme des œuvres politiques, les productions artistiques mettent en jeu nos habitudes de perception, notre rapport aux images – si abondantes, pauvres et parfois violentes dans la culture publicitaire –, aux récits et au-delà, à ce qui forme un socle commun de références culturelles au travers duquel s’expriment des valeurs et des aspirations normatives.

Quelles sont alors, dans cette configuration, non seulement la spécificité mais aussi l’importance d’une approche socialiste de la fonction de l’art ? La question mérite d’être posée dans un contexte où le socialisme est généralement attaché à l’ambition de préservation d’un service public de la culture et au mot d’ordre de démocratisation de la culture sans pour autant que sa portée politique en soit clairement identifiée. Cette lacune fragilise la situation des institutions culturelles. Elle est le pendant d’une politique qui ne se définit souvent plus autour des mots d’ordre d’égalisation des conditions et de socialisation de l’économie. Or, si le socialisme n’accorde plus à la culture une fonction politique d’ordre général – et y voit souvent une clientèle –, c’est pourtant bien aux institutions et au financement public de la culture que la droite réactionnaire et l’extrême droite s’attaquent souvent en premier lieu dans la mise en œuvre de leurs politiques. Ces discours entendent notamment remettre en cause la légitimité des institutions culturelles en identifiant, derrière le mot d’ordre de démocratisation de la culture, la promotion d’une culture progressiste élitiste, bénéficiant uniquement aux catégories socio-professionnelles diplômées des grandes villes. Ces institutions seraient ouvertes à une diversité (excessive) de pratiques et de références culturelles qui remettraient en cause la fonction principalement patrimoniale des politiques culturelles, lesquelles devraient s’attacher à la préservation d’une identité nationale excluante, restreinte et largement artificielle.

Ces attaques répétées rendent nécessaire d’actualiser la portée politique d’une approche socialiste de la culture en tenant compte de l’état actuel des dynamiques de démocratisation et de professionnalisation de la culture.

L’importance de cette démarche n’est pas purement circonstancielle ou réactive : elle permet également de retrouver ce dont le socialisme est porteur en matière d’ambition émancipatrice et de saisir la portée radicale de son rapport à la critique. Pour identifier la spécificité d’une approche socialiste de l’art et de la culture, il convient de prendre acte du fait que la politisation actuelle des enjeux culturels s’exprime peu en ces termes alors que les pratiques culturelles manifestent largement des tendances et des aspirations socialistes.

C’est en effet, davantage dans le vocabulaire de la « pensée critique », au sens large, que dans celui du socialisme, que s’exprime la politisation de la culture. C’est donc de ces perspectives qu’il convient de partir pour saisir ce qu’elles expriment d’aspirations à la justice dont une approche socialiste permet de lever certaines limites ou contradictions. Un de ses axes bien connu du discours critique est celui de la fonction de distinction symbolique attachée au goût culturel. Cette dimension, avant sa théorisation par Pierre Bourdieu, n’avait pas échappé aux socialistes qui avaient, pour nombre d’entre eux, promu l’accès à la « haute culture » pour tous comme un vecteur de remise en cause des distinctions symboliques de classe ; parfois, il est vrai, au détriment de la valorisation des pratiques culturelles populaires. Cette question constitue l’un des enjeux majeurs d’une réflexion contemporaine sur la démocratisation culturelle, à la fois en matière de médiation, de diversité des œuvres et de place accordée à la diffusion de la pratique artistique dans les politiques culturelles. L’analyse sociologique et la critique des effets de distinction sociale liée aux pratiques culturelles invite à tâcher de les dépasser et à promouvoir des formes de médiation qui en élargissent les publics et conçoivent l’expérience esthétique comme une pratique active – de réception ou de création –, à même de substituer aux effets de distinction la promotion d’un horizon culturel pluraliste fondé sur les échanges réciproques et la création. Cette dynamique conduit ainsi à dépasser la réduction de l’analyse sociologique de la culture à la critique de la distinction pour la replacer dans le champ plus large de la spécificité de la réflexivité sociale dont les pratiques culturelles sont porteuses. Une approche socialiste de la culture est donc bien traversée par l’ambition de substituer à la fonction de distinction du rapport aux œuvres celui de l’échange au sein d’un espace culturel diversifié où priment la qualité esthétique et la portée réflexive des œuvres. Ce qui s’affirme comme primordial est alors le caractère partagé et collectif du rapport aux œuvres et à la création ainsi que leur dimension critique parce qu’esthétique.

Une perspective socialiste prend donc au sérieux la dimension proprement esthétique et non instrumentale de la culture, précisément parce que c’est également là que réside la spécificité des pratiques culturelles en tant que faits sociaux. Une perspective socialiste rejette donc l’idée d’une antinomie entre la sphère de la création – pure, préservée, apolitique – et celle de la vie sociale, entre l’exercice critique du jugement politique ou sociologique et celui du jugement esthétique. Les œuvres et les pratiques ne sont pas dissociables de leurs contextes social et historique de production et de réception et c’est en cela qu’elles sont le lieu d’une disposition critique sans cesse renouvelée.

Si l’art n’a pas été pleinement absorbé par les logiques marchandes, malgré leur prégnance, et ne se réduit pas à un vecteur de distinction sociale, c’est qu’il exprime par l’expérience esthétique – sécularisée, démocratisée et individualisée – une disposition critique. Contrairement au type de critique portée par les sciences sociales, la spécificité de l’expérience et de la création artistique n’est pas de tâcher d’éclairer par des enquêtes empiriques et des explications causales les formes d’organisation sociale, mais de remettre toujours en cause notre manière habituelle de percevoir, de nous rapporter aux images et aux discours. L’émotion esthétique est alors étroitement liée au fait qu’elle soulève – souvent de manière non discursive – des contradictions, des questions qui n’appellent pas de résolution univoque, et ouvre à des manières de voir inattendues. À ce titre, faire l’expérience d’une œuvre réussie consiste en partie à faire l’expérience d’une disposition critique qui n’est pas appelée à se refermer. On retrouve là, par analogie, le fait que pour le socialisme, la question de la justice est un horizon toujours ouvert et actualisé par la critique qui provient des pratiques et des interdépendances sociales.

Un autre enjeu contemporain du rapport critique à la culture réside alors dans la manière dont les œuvres et les pratiques culturelles transmettent implicitement certaines valeurs et représentations qui ne répondent pas à l’état actuel des aspirations à la justice. C’est le cas des perspectives antiracistes et féministes qui identifient dans les formes de transmission et de valorisation des œuvres ou dans les pratiques professionnelles des différents secteurs culturels, des biais et des pratiques qui reconduisent des représentations et des attitudes inégalitaires et violentes. Si ces formes de politisation du jugement esthétique rencontrent pleinement l’approche socialiste de la culture, construite autour de sa fonction critique, elles font parfois face à certaines contradictions. C’est le cas notamment dans les critiques de l’« appropriation culturelle » ou dans certains mots d’ordre abusivement regroupés sous le nom de « cancel-culture ». On voit alors la promotion d’un relativisme identitaire replié sur lui-même se substituer à la reconnaissance et à la promotion de l’importance constitutive – pour l’art et nos représentations sociales – de la diversité des influences culturelles. Des contradictions similaires se retrouvent lorsqu’au lieu de faire du rapport aux œuvres du passé un lieu de réflexion et de compréhension des violences du passé et des aspirations présentes à la justice, on promeut l’oubli ou la censure. Au contraire, une conception socialiste de la culture reconnaît l’importance décisive d’un dialogue entre les différentes cultures, et avec les œuvres du passé, duquel émergent une richesse créative et une disposition critique.

C’est à identifier la portée politique d’un rapport critique et pluraliste à la culture que s’emploie ce numéro de la revue Germinal. Son point de départ est celui d’une analyse de la situation actuelle de la dynamique de démocratisation culturelle et de ses limites. Celle-ci s’attache notamment à prendre au sérieux la professionnalisation de la création et de la médiation culturelle et à identifier des initiatives artistiques qui manifestent la dimension critique, collaborative et égalitaire que le socialisme associe à la réflexivité artistique. Le numéro s’attache alors à identifier les axes possibles d’une politique socialiste de la culture. Parmi les éléments qui s’en dégagent, trois perspectives s’avèrent structurantes : le renforcement de l’éducation populaire et de la diffusion de pratiques artistiques collectives ; l’organisation d’une discussion critique sur la culture au travers de laquelle s’expriment les attentes normatives de la société dans une perspective d’« inventaire » ; la valorisation des échanges culturels entre les peuples et les époques comme vecteur de création et d’actualisation de la disposition critique dont l’art est porteur.

Plus largement, ce numéro s’emploie à promouvoir une conception ouverte de la culture, qui contrairement à son acception purement patrimoniale et individuelle, y voit un vecteur d’émancipation collective et une expression de la part nécessairement critique de la réflexivité moderne.

 

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