Ce que nous enseignent les Études animales. Entretien avec Émilie Dardenne.
15/05/2021
Agrégée d’anglais et docteure, Émilie Dardenne est maîtresse de conférences en anglais à l’université Rennes 2 ; elle est responsable pédagogique du diplôme d’université « Animaux et société ».
Vous venez de publier une Introduction aux études animales. Que recouvre précisément ce champ disciplinaire ? A-t-il une audience plus importante qu’autrefois ?
Les études animales s’intéressent aux relations entre les êtres humains et les autres animaux, aux catégorisations qui organisent les animaux en différents groupes en fonction des rôles qu’on leur attribue (ces catégorisations sont éminemment plastiques et évolutives), au statut moral des animaux non humains, à leur place dans l’histoire et la géographie, à leurs représentations dans la culture, l’art, le langage, la publicité, le cinéma.
Depuis la fin du 20e siècle, l’analyse des relations anthropozoologiques s’est développée au point de constituer un domaine de recherche à part entière. Les études animales englobent les sciences humaines et sociales, les lettres, la philosophie, les arts et souvent le droit. Elles n’incluent généralement ni les sciences vétérinaires ni l’éthologie, bien qu’elles convoquent très souvent ces disciplines, puisqu’elles sont résolument, et de par leur nature, pluridisciplinaires et transdisciplinaires.
L’un des constats de départ, résumé par l’anthropologue Margo DeMello est que les existences animales dans la société humaine relèvent bien davantage de la culture humaine que de la biologie. Une part importante des travaux en études animales porte donc sur les systèmes, les attitudes qui fondent les relations anthropozoologiques, ainsi que les opinions, les croyances qui y sont associées. L’anthropocentrisme en est un exemple remarquable.
Une dimension constitutive des études animales a trait à leur association à une exigence de responsabilité. Les universitaires de ce champ ont pour la plupart à cœur de contribuer à porter sur les vies animales un regard positif, bienveillant et à s’engager dans la recherche, autant que possible, en s’approchant du point de vue non humain.
L’intérêt suscité par les quelques formations en études animales lancées ces dernières années dans les universités françaises montre que ce champ nouveau, et encore peu identifié, a déjà une audience, et qu’il y a une demande à la fois d’approfondissement académique et de professionnalisation sur la question des relations anthropozoologiques.
Comment concilier le fait que nous vivons dans ce que Richard Bulliet (que vous citez) appelle une société « postdomestique », c’est-à-dire caractérisée par la distanciation physique et psychologique d’avec les animaux, et le fait qu’il y a de toute évidence un intérêt général croissant pour leur cause ? Comment expliquer ce paradoxe ?
La postdomesticité est la dernière de quatre étapes des relations anthropozoologiques identifiées par l’historien Richard Bulliet : l’étape la plus ancienne est la séparation, lorsque les êtres humains ont commencé à s’extraire du monde animal. Elle a été suivie par une étape de prédomesticité (avec un art zoomorphe, des sentiments d’humilité et de respect pour le monde animal) puis l’étape plus connue de la domesticité caractérisée par un contrôle grandissant du monde animal et des relations quotidiennes avec les animaux domestiqués. Enfin, vient, selon l’auteur, l’étape actuelle de la postdomesticité où la plupart des sociétés en Occident sont aujourd’hui séparées physiquement et psychologiquement (le phénomène est bien sûr cerné temporellement et géographiquement) d’avec la majorité des animaux.
Cette étape se distingue par des sentiments et des phénomènes contradictoires. D’une part, on voit à l’œuvre une culpabilité collective de voir les animaux domestiqués confinés dans des élevages intensifs, abattus dans des conditions industrielles. On voit parallèlement des attitudes d’évitement de cette mise à mort et de ces souffrances ainsi qu’une certaine méconnaissance des animaux. Ces émotions et attitudes trouvent néanmoins des contrepoids dans une demande croissante pour des produits issus d’animaux élevés en plein air, pour une alimentation végétale ou pour une plus grande transparence sur l’élevage et l’abattage. On peut ajouter à cela l’exacerbation des tensions entre positions anthropocentrées et discours animalistes. Il existe sur ces questions un clivage très marqué et un conflit de valeurs qui peine à se résoudre. Ce conflit se joue entre la primauté de la fonction utilitaire qu’on accorde aux autres animaux et la bienveillance, l’empathie qu’on a pour eux. Le paradoxe de la société postdomestique, c’est qu’on veut les traiter bien, mais on veut aussi les manger, profiter de leurs corps, de leur beauté, de leur compagnie, de leurs produits. La biophilie, la co-évolution de notre lignée avec le reste du vivant nous programme cependant à la bienveillance envers les autres animaux et à la coopération avec eux, c’est pourquoi nous nous trouvons dans une situation d’inconfort.
La consommation de viande et les phénomènes qui l’entourent (occultation des individus animaux dans la viande, évitement possible grâce à la mise à distance des abattoirs et à la suppression de certaines parties du corps après la découpe, euphémisation langagière, atténuation de la responsabilité individuelle, déni ou minimisation des capacités et des expériences des autres animaux, etc.) permet en partie de mettre en lumière ce paradoxe. Le besoin de manger les animaux fait disparaître ce qui est mis en place pour donner aux consommateurs et aux consommatrices le désir de manger leur chair. Mais le choc suscité par les images d’animaux douloureux et terrorisés dans les abattoirs ou dans certains élevages montrent que la plupart des gens ne souhaitent pas cette violence.
Aujourd’hui le paradoxe est plus palpable que jamais car l’intensification de l’élevage est mise en cause de toutes parts : on désigne le mal-être animal, le réchauffement climatique, l’utilisation des sols, la pollution, les effets délétères sur les éleveurs et éleveuses, sur le personnel des abattoirs. Dans le même temps, la prise de conscience de la souffrance animale est tout aussi importante. Les phénomènes opposés de sensibilisation à la cause animale et de souveraineté humaine se renforcent, donnant au paradoxe un caractère paroxystique. Les dynamiques relationnelles à l’œuvre dans les rapports avec les autres espèces se sont radicalement intensifiées : le rapport utilitaire autant que la dimension éthique.
Enfin, il y a d’autres obstacles, de natures très diverses, qui expliquent la contradiction. Ces obstacles sont :
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Économiques : la demande de meilleure régulation du bien-être animal rencontre des freins puissants malgré les possibilités de refonte du modèle économique et du système d’aide.
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Politiques : la tradition humaniste anthropocentrée ne facilite pas l’inclusion des animaux dans la communauté politique. Leur étendre le concept de citoyenneté, par exemple, paraît étrange aux yeux de beaucoup.
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Juridiques : la summa divisio est fortement chevillée à l’esprit du droit. Entre les personnes et les choses, où ranger les animaux ?
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Physiques : des millions d’animaux sont abattus chaque année en France. Il est difficile de se représenter les individus dans cette masse.
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Religieux : la vision pyramidale du monde, selon laquelle l’être humain se trouve au sommet, est établie depuis plusieurs siècles. Elle est antérieure à la science, antérieure au droit.
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Psychologiques : par ignorance des faits, par défiance, ou déni, on refuse de reconnaître les capacités cognitives ou les expériences des animaux.
Les Animal studies constituent un champ interdisciplinaire de recherche très dynamique et très important en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En France en revanche, malgré une très longue histoire de philosophes qui ont interrogé cette question animale, les études animales n’ont pas pris la même ampleur. Comment expliquer cette différence ? Comment expliquer que l’extension des droits des animaux rencontre encore une certaine réticence dans les mentalités en France ?
Historiquement, la Grande-Bretagne a été la première, plusieurs années avant la France, à mettre en œuvre une loi de protection animale. Martin’s Act est votée en 1822. En France, la Loi Grammont date de 1850. Les Britanniques ont été aussi les premiers à adosser cette loi au travail d’une société nationale de protection des animaux : la SPCA est créée en 1824, la SPA française en 1845. Cette histoire s’explique par des différences de traditions religieuses (protestantisme), de traditions philosophiques (utilitarisme plus influent en Grande-Bretagne), de traditions philanthropiques ou humanitaristes, et par l’influence de penseurs et de penseuses, de scientifiques qui ont donné au porte-parolat animaliste une autre identité outre-Manche et outre-Atlantique.
Il y a une vigoureuse tradition philosophique qui, dans les pays anglophones, a nourri la recherche universitaire sur ces questions et a rendu possible l’émergence des animal studies dans cette aire géographique. Le mouvement militant qui lui a fait suite a pris racine plus facilement dans les pays anglophones, car ces derniers connaissent depuis longtemps une critique systémique de l’exploitation animale, c’est-à-dire qu’ils sont plus familiers d’un discours radical en faveur de la condition animale. À l’inverse, l’animalisme français historique s’est constitué autour de certaines pratiques, comme la défense des animaux de compagnie. C’est donc plutôt une approche sectorielle qui a présidé à sa constitution. Ces dernières années, toutefois, le paysage animaliste français s’est beaucoup enrichi. Il est devenu plus hétérogène. Les concepts comme l’antispécisme, la libération animale ou les droits fondamentaux pour les animaux n’ont cependant pas fait florès ici comme ils l’ont fait ailleurs, bien qu’on constate aujourd’hui une affluence d’articles de presse, d’émissions télévisées, d’ouvrages publiés en France sur l’éthique et la condition animales, notamment ces derniers mois. Sur le plan universitaire, également, le France s’ouvre à ces questions, d’ailleurs il y a une demande estudiantine croissante.
Enfin il faut souligner un autre raison, d’ordre épistémologique, qui explique la différence entre la France et les pays anglophones sur le plan universitaire : dans notre pays, l’articulation entre engagement en faveur des animaux et recherche académique n’est pas bien vue, alors qu’il ne pose pas problème aux anglophones. Il est donc plus facile de défendre l’approche des animal studies aux États-Unis, où le « tournant non humain » de la recherche est mieux accepté qu’en France.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la cause animale ?
J’ai grandi près d’un petit abattoir de ville. Dès l’adolescence, je me suis interrogée sur les relations anthropozoologiques et sur ce que pouvait bien dire de notre rapport aux animaux cette façon de les traiter aux portes de la mort, avant de les transformer en viande. La transformation était bien réelle, elle se faisait littéralement sous mes yeux, au quotidien : c’était non seulement visible, mais encore audible et odorant. J’ai ensuite commencé à lire des textes de philosophie animale pendant mes études d’anglais. Celui qui m’a le plus marqué est La libération animale de Peter Singer.
Arrivée en deuxième cycle universitaire et constant que d’une part les travaux sur la question animale était dans les pays anglophones plus développés qu’en France, et que cette question était sous-étudiée, ou pour être plus précise qu’elle n’était pas étudiée, dans ma discipline, j’ai commencé à travaillé en histoire des idées sur l’animalisme britannique du 19e siècle. Je me suis ensuite penchée sur le mouvement contre l’expérimentation animale, toujours à la période victorienne, puis j’en suis venue à l’utilitarisme et enfin aux animal studies. Mon travail s’est élargi historiquement, conceptuellement et épistémologiquement au fil des années.
Il semblerait que la question animale ne soit prise au sérieux ni par les institutions ni par les politiques. Pourquoi ? Et comment expliquer que la poussée animaliste soit davantage le fait de l’échelon individuel que national ?
Sur le plan politique, la cause animale est de plus en plus visible, tout de même. Il existe aujourd’hui en Europe plusieurs formations politiques consacrées à la défense des intérêts des animaux. Celle qui compte le plus grand nombre de sièges est le Parti pour les Animaux néerlandais fondé en 2002. Le Parti Animaliste français est lui né en 2016. Ces groupes politiques espèrent donner une voix aux animaux. Les chemins qu’ils empruntent sont pourtant différents. Les uns optent pour un animalisme large qui embrasse plusieurs thèmes, inclut notamment les questions d’écologie. D’autres ont choisi un positionnement monothématique qui place les intérêts des animaux et les relations anthropozoologiques au cœur de toute réflexion. Le Parti Animaliste français appartient à cette seconde catégorie. En France, Europe Écologie Les Verts et la France insoumise s’intéressent également de près à la question animale dans leurs programmes : ils évoquent tous deux la végétalisation du modèle alimentaire, l’interdiction de la production et de la vente de fourrure, la limitation de la durée des transferts d’animaux vivants, le développement les méthodes de recherche non animales, entre autres mesures.
Mais il est vrai que l’éthique animale contemporaine s’est plutôt adressée aux individus afin qu’ils modifient leurs habitudes de consommation et leur façon de penser le sort des animaux. Il est aussi vrai qu’il y a plusieurs obstacles à la prise en compte institutionnelle des animaux. Le frein exercé par la césure juridico-éthico-métaphysique qui oppose l’humain au reste du monde animal est particulièrement puissant. Il fait de l’être humain un être à part, seul digne de considération et de droits. C’est un obstacle de taille, car en tant que classe sociale, les animaux non humains définissent en creux notre humanité. Pour cette raison, l’idée de les intégrer à la communauté politique n’est pas facilement admise. Elle constitue un renversement de l’ordre établi.
Devant l’inertie politique, des groupes utilisent désormais des initiatives citoyennes, au niveau européen et national. Une initiative citoyenne européenne lancée par Compassion in World Farming a obtenu en octobre 2020 1,4 million de signatures pour la fin des cages. C’est assez pour que la demande soit examinée par la Commission européenne. En France, le Référendum d’initiative partagée pour les animaux a été lancé en juillet 2020. Il réclame plusieurs mesures ayant trait à l’élevage des animaux domestiqués (fin de l’élevage en cage, sortie progressive de l’élevage intensif, fin de l’élevage pour la fourrure). Il demande par ailleurs la fin de l’expérimentation animale, celle de l’utilisation des animaux sauvages dans les spectacles ainsi que la fin de la chasse à courre et du déterrage.
Le gouvernement français actuel s’intéresse en tout cas à la question animale, sous des formes qui révèlent de manière saisissante le paradoxe évoqué à propos de la postdomesticité, lequel voit les autres animaux d’abord comme des ressources et dans une moindre mesure comme des sujets à protéger. Alors qu’en 2019, il a, par la voix de Christophe Castaner, son Ministre de l’Intérieur d’alors, criminalisé des actions menées par les opposantes et opposants à l’agro-industrie, et parmi eux les lanceurs d’alerte animalistes, il a aussi, en septembre 2020, par la voix de sa Ministre de la Transition écologique Barbara Pompili annoncé la fin des élevages de visons sous cinq ans, l’interdiction progressive des animaux sauvages dans les cirques et celle des delphinariums.
Les études animales ont-elles un rôle à jouer dans notre société, voire un horizon politique ? Quel genre de transformations fructueuses pourraient-elles entraîner ?
En décentrant le regard, les études animales participent à faire surgir les animaux dans le réel. Elles rendent visibles les individus occultés, ignorés, négligés dans les processus d’élevage et de pêche, dans le langage, dans la culture. Si les études animales font quelque chose aux disciplines universitaires en ouvrant ainsi de nouveaux échelons d’observation et en faisant apparaître les animaux, sur le plan politique, elles peuvent aussi contribuer à déconstruire un conditionnement culturel qui a invisibilisé les animaux non humains, leurs capacités et leurs expériences.
Le versant critique des études animales (les critical animal studies) est, encore plus que les études animales mainstream, en capacité de désigner qui a participé à l’occultation des non-humains et à tirer les enseignements de la crise actuelle des relations anthropozoologiques, laquelle est rendue plus grave encore, et plus perceptible, avec la pandémie de Covid-19.
Les études animales sont idéalement placées pour mettre en question l’anthropocentrisme parce qu’elles se penchent précisément sur les questions de normativité et de politiques de la condition animale. Les études animales critiques étudient les circonstances qui déterminent l’état, les situations de vie, le statut des animaux non humains, et visent leur amélioration. Elles plaident aussi en faveur de la convergence des luttes pour l’émancipation de tel ou tel groupe. Selon elles, ces luttes s’opposent à une même matrice idéologique. Les études animales critiques empruntent d’ailleurs volontiers les outils conceptuels développés dans le cadre d’autres mouvements (féminisme, antiracisme) pour mettre au jour les racines de l’exploitation animale.
Avons-nous fait des animaux des objets, au mieux des symboles ? « L’animal » se révèle-t-il être une construction humaine, un peu comme on dit aujourd’hui que la « nature » a été créée par la mentalité occidentale en opposition à la culture ?
Les êtres humains cherchent depuis longtemps à se rassurer sur le caractère exceptionnel de leur existence et, dans cette perspective, posent « l’animal » en figure de l’altérité radicale. Selon Jacques Derrida, « l’animal » au singulier est donc une création nécessaire à l’humanité. C’est à partir de son rapport à lui et de sa distinction fondamentale entre lui-même et cet autre vivant que l’être humain s’est construit. Pour le philosophe de la déconstruction, revoir cette relation aux autres animaux, en commençant par ne plus les réduire à un singulier aberrant, et mettre en question la division en catégories « humain » contre « animal » est fondamental. Ceci passe par une reformulation de notre pensée éthique et politique, car il s’agit de se demander si en tant qu’êtres humains nous avons le droit de nous attribuer ce que nous refusons aux autres animaux. Jacques Derrida conteste d’abord l’idée d’une unique différence massive entre eux et nous.
Masse ou nomenclature, les animaux non humains sont rassemblés dans tout ce qu’on range derrière le terme « zoo » : des chiens aux lézards, des sardines aux moustiques. Pourtant, il y a non seulement des différences infinies entre eux, mais nous sommes nous-mêmes plus proches de certains d’entre eux (les grands singes) qu’eux ne sont proches des méduses. Peter Singer le soulignait déjà en 1975 dans son ouvrage pionnier La libération animale. Nous sommes des animaux, tout simplement, des métazoaires, c’est-à-dire des êtres vivants appartenant au règne des Animalia. Dans son acception la plus commune, le terme « animal » prend pourtant le sens purement négatif de « non-humain », ce qui constitue un obstacle épistémologique considérable à la prise en compte des capacités, des expériences, des émotions, des particularités des autres animaux. Ceci résulte d’un conditionnement qu’il est parfois difficile de percevoir. Il est pourtant mis en œuvre quotidiennement. Aborder ce problème sous un angle critique et mettre au jour ces habitudes de langage est l’une des missions que se donnent les universitaires en études animales.
Quelles sont les avancées juridiques notables en termes de droit des animaux, ces dernières décennies ? L’Europe a-t-elle un rôle à jouer de ce point de vue-là ?
Plus d’un siècle après la loi Grammont de 1850 [ndlr : qui punit “ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques”], le décret Michelet de 1959 a étendu le droit animalier au domaine privé et protégé les animaux non humains en raison de leur sensibilité.
Le bien-être animal fait son apparition en tant que concept juridique dans les années 1970. La loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature a ajouté des obligations positives et préventives aux mesures répressives présentes dans les textes précédents. Ainsi le Code rural et de la pêche maritime, dans ses articles L.214-1 à L.214-3 (articles éponymes de l’association L214 éthique et animaux) reconnaît explicitement la sensibilité animale et fonde une nouvelle politique de droit animalier : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »
Sur le plan européen, c’est le Traité d’Amsterdam de 1997 qui est fondateur. Il considère l’animal comme un être sensible. Il oblige par ailleurs la mise en œuvre de la politique communautaire à « prendre en compte ses exigences de bien-être ». Ce protocole ratifié par la France est un traité international, c’est-à-dire qu’il est supérieur à la loi française dans la hiérarchie des normes. L’Europe joue donc un rôle important sur le plan législatif. Depuis 2010, la directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques fixe un cadre à l’expérimentation sur des animaux. En 2013, la Commission européenne a d’ailleurs interdit l’expérimentation animale pour les cosmétiques dans l’UE.
En France, le Code civil est modifié en 1999 : les animaux sont toujours considérés comme des biens, mais ils ne sont plus assimilés à des choses. Un acte relatif à la modernisation du droit étend depuis 2015 le statut d’être sensible aux animaux dans le Code civil (article 515-14) : « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ».
Mais il est difficile de faire évoluer profondément le statut juridique des animaux, car les relations anthropozoologiques sont régies par des textes contenus dans sept codes différents. Cette complexité est encore accentuée par la diversité du monde animal, des lieux de vie des animaux (qu’ils soient domestiqués ou libres) et des relations anthropozoologiques, tantôt chargées d’éléments affectifs, tantôt soumises à des intérêts purement utilitaires.
Vous distinguez deux grands présupposés dans l’histoire des études animales : d’une part, « l’exceptionnalisme humain » fondé sur la distinction ontologique de l’homme ; d’autre part, la pensée « continuiste » qui établit littéralement un continuum horizontal entre toutes les espèces. Aujourd’hui, la critique de l’exceptionnalisme et la validation des acquis de la science darwinienne ont globalement installé l’éthologie et toutes les études animales dans la tendance continuiste. La raison humaine n’est plus considérée comme un privilège. L’« humanisme » serait-il devenu un concept désuet ? Et n’est-il qu’un autre mot pour dire l’anthropocentrisme ?»
Pour la majorité des auteurs et autrices en études animales, l’humanisme est un repoussoir, notamment dans sa forme exclusive, laquelle tient l’être humain pour la valeur suprême. L’humanisme est alors un anthropocentrisme. S’il a servi à établir une égalité historique entre les êtres humains indépendamment de leur statut, de leur condition sociale ou de leur genre, l’humanisme ne permet pas aisément que soient inclus dans la communauté morale ou politique des non-humains. Il peut toutefois le permettre si on l’élargit, ainsi que le propose la philosophe française Corine Pelluchon. L’animalisme n’est selon elle pas un antihumanisme, il serait au contraire en mesure de nous donner l’occasion de repenser un nouvel humanisme en incluant dans la sphère morale les êtres humains les plus vulnérables et l’ensemble des êtres sensibles.
Entretien réalisé par Marion Bet et Emma Carenini