[Bulletin #1] L’individualisme à l’épreuve du Covid

Ce texte est la réponse de Marcel Gauchet à l’article de Charles Murciano, paru dans le premier bulletin de la revue Germinal. 

Bulletin #1, novembre 2021 : “De l’urgence sanitaire à l’urgence écologique : que peut-on attendre de la crise du coronavirus ? » Avec des contributions de Charles Murciano, haut fonctionnaire, Marcel Gauchet, historien et philosophe, Francesco Callegaro, philosophe. 

À suivre en décembre : “Existe-t-il une identité européenne? « , Vincent Descombes discutera un texte de Guillaume Durieux.

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La crise sanitaire amenée par la Covid-19 a été l’occasion d’un coup de projecteur sur des dimensions de la vie de nos sociétés ordinairement laissées dans l’ombre. La plus spectaculaire de ces apparitions dans le champ de vision collectif a été celle du travail des soutiers grâce auquel la machine a l’air de fonctionner toute seule. Si cela pouvait amener une réévaluation non seulement monétaire, mais culturelle, de la place du travail dans notre système social, à commencer par ce travail dit « non-qualifié »,, mais non moins indispensable pour autant, la crise n’aurait pas été pour rien. Elle aurait comporté un enseignement précieux. Mais c’est justement toute la question. De tels enseignements peuvent-ils être profonds et durables ? Ou bien sont-ils voués, au-delà de la forte impression du moment, à être emportés par le flux d’une actualité tellement omniprésente qu’elle sécrète l’amnésie ?

C’est la question que pose l’analyse de Charles Murciano. Est-ce qu’une épreuve aussi marquante que celle que nous venons de vivre est de nature à modifier durablement le système d’attitudes et de comportements des acteurs sociaux ? À cet égard, la pandémie a jeté là aussi une lumière inattendue et forte sur les ressorts des individus d’aujourd’hui. Ils ont pris à contre-pied, singulièrement en France, des gouvernants qui redoutaient une indiscipline de masse, au vu des clichés régnants sur un individualisme anarchique qui serait devenu la norme des conduites. Il faut dire à leur décharge que la secousse des Gilets jaunes avait pu paraître accréditer cette image d’une société incontrôlable. Toujours est-il que cela leur a fait choisir une politique de la peur parfaitement inappropriée pour faire accepter les restrictions aux libertés qu’appelait la lutte contre la diffusion du virus. Or, en réalité, à la surprise de nos dirigeants, cette indispensable discipline collective a été globalement bien respectée. Elle a été mise en œuvre, qui plus est, dans un esprit de responsabilité et d’initiative qui aurait gagné à inspirer les mesures gouvernementales. Au pays des « Gaulois réfractaires », nous n’avons même pas eu affaire aux mouvements de protestation contre le confinement qu’on connu plusieurs de nos voisins, réputés pourtant plus enclins à la discipline !

Faut-il interpréter cette attitude comme un revirement par rapport à une pente antérieure allant dans le sens libertaire, pour le dire vite, un revirement procédant d’une prise de conscience des limites de cette tendance ? Je ne le pense pas. La crise sanitaire a simplement joué comme un révélateur, en l’occurrence. Elle a fait surgir au premier plan une dimension de la « personnalité contemporaine » que le temps calme laissait dans l’ombre, mais qui n’en était pas moins présente. L’individualisme est une réalité, il est même à tel point le caractère dominant de notre manière d’être collective qu’il est pleinement justifié de parler d’une « société des individus ». Mais c’est une réalité complexe, ambivalente, qu’il nous faut apprendre à regarder dans sa dualité de visages. Et puisque Charles Murcia nos veut bien se référer à l’esquisse d’une « psychologie contemporaine » que j’avais risquée jadis, il me fournit l’occasion d’en préciser les termes, tels que je me suis efforcé de les approfondir depuis lors.

Pour le dire d’une manière aussi ramassée que possible : le processus d’individualisation caractéristique des sociétés modernes (le vrai nom de la marche de l’égalité des conditions tocquevillienne) est un phénomène à deux faces. S’il décompose l’ancienne « société des corps » en citoyens individuels, il la recompose en tant que société autour de ces individualités. L’individualisation du social, dit autrement, a pour contrepartie la socialisation de l’individu. Cet individu posé en droit au départ de la société (le contrat social) est simultanément, dans les faits, un individu produit par la société dans sa capacité d’être un individu. La société qui le protège, dès le berceau, contre ses parents, au besoin, qui lui fournit l’éducation indispensable à l’exercice de son indépendance, veille sur sa santé, voire, qui sait, bientôt, le pourvoit d’un revenu universel d’existence. Dépendant de sa société, il l’est bien davantage, en réalité, que les acteurs de ces sociétés que Durkheim caractérisait par leur « solidarité mécanique » et où prévalait effectivement la loi du groupe, mais qui n’en laissaient pas moins les membres du dit groupe se débrouiller tout seuls là où notre Etat social nous apporte son concours.  Or cet individu individualisé par sa société n’ignore pas, au fond de lui-même, ce que cette indépendance dont il jouit doit à son appartenance, y compris lorsqu’il est tenté de la retourner contre la loi commune. Il est partagé et oscillant entre droit à la désobéissance et sens de l’intégration collective.

C’est qu’il ne vit plus la loi comme un commandement qui s’impose à lui du dessus. Il se situe sur le même plan, puisqu’il est posé comme l’une de ses sources, sinon directement comme l’un de ses auteurs. Davantage, il se sait dépositaires, avec ses droits fondamentaux, d’une légitimité supérieure à la légalité principiellement révisable qui en émane. Sauf que cette légitimité n’acquiert son effectivité normative que par son exercice collectif dans la production législative qui en procède. D’où le flottement entre l’oubli du lien de société induit par ce solipsisme juridique, cette conscience solitaire de ses droits chez l’individu de droit et le rappel de ce que cette condition d’individu de droit est un produit social qui ne prend son sens qu’en société.

C’est ce point nodal qui manquait à l’analyse historique des types de personnalité qu’évoque Charles Murciano. Celle-ci me paraît conserver sa validité générale, d’un point de vue descriptif. Il fallait lui ajouter le facteur explicatif, s’agissant de la personnalité contemporaine, qu’est cette appropriation subjective de la légitimité, cette conscience de soi comme être socialement défini par ses droits, avec l’ambivalence remarquable du rapport à la règle commune qui en découle chez cet individu de droit. C’est d’un nouveau mode de composition des sociétés qu’il s’agit, d’une nouvelle manière d’être en société pour les acteurs.  Il en résulte un type effectivement inédit de personnalité s’organisant autour de cette redéfinition des modalités de l’appartenance. À l’appartenance obligée (et subjectivement vécue comme telle) en fonction de laquelle se définissait la personnalité traditionnelle, à l’appartenance partagée (et voulue comme telle) caractéristiques de la personnalité moderne, succède un type de personnalité défini par une appartenance à la fois objectivement renforcée et subjectivement susceptible d’être ignorée, sans pouvoir l’être véritablement. C’est ce qui confère son allure si paradoxale à notre société des individus (de droit), avec ses tensions entre logique privée et logique publique. Elle est à la fois la société la plus puissamment intégrée qu’on ait jamais vue et une société travaillée par des ferments de déliaison qui nourrissent l’inquiétude quant à sa viabilité.

La séquence que nous venons de vivre avec la crise sanitaire en est l’illustration frappante. Oui, cette société sécrète une frange anomique dont l’encadrement n’est pas un mince problème. Oui, elle engendre à sa marge des acteurs qui ne se contentent pas d’ignorer qu’ils sont en société, mais qui ne veulent pas savoir qu’ils sont en société et qui mettent leur point d’honneur à l’afficher. Mais de là à « la dislocation du corps social », il y a un n’abîme. C’est, en effet, et de très loin, le « retour du collectif » qui l’a emporté, je rejoins entièrement là-dessus Charles Murciano. Mais ne nous trompons pas sur ce « retour » : il ne s’est agi que de l’activation explicite d’une puissance qui, non seulement ne nous avait jamais quittés, mais qui n’avait cessé de souterrainement se renforcer. Point crucial, car il donne à penser que cette remobilisation étonnante peut retourner assez rapidement à sa dormance lorsque le virus aura tourné les talons et que les conditions d’une vie sociale habituelle se seront rétablies.

Aussi, à la différence de Charles Murciano, je ne crois guère, en revanche, à la possibilité de faire fonds sur cette vitesse acquise pour affronter « les grandes transformations de notre temps » et en particulier la transition écologique. Les problématiques sont trop différentes pour faire jouer les mêmes dispositions profondes.

Avec la pandémie, nous avions affaire à une menace vitale immédiate, égalitaire, touchant virtuellement tout un chacun à l’échelle globale, indépendamment de sa position sociale, une menace mobilisant à ce titre aussi bien l’égoïsme peureux le plus étriqué que la conscience altruiste d’une responsabilité à l’égard des autres – ne pas être le propagateur involontaire du virus, sans même aller plus loin dans le dévouement à la collectivité. Les mesures à prendre face à cette menace étaient assez simples et s’imposaient avec une certaine évidence.

Rien de pareil avec la transition écologique. Une menace diffuse et déchéance différée, à dimensions multiples. Il n’y a pas que la décarbonatation de l’économie en jeu, et c’est un premier écueil que de se focaliser sur cette seule dimension. L’écrasement de la biosphère par la masse humaine qui est le vrai nom de la réduction de la biodiversité, la gestion anarchique des déchets, l’épuisement des ressources par leur surexploitation (par exemple les méthodes destructrices de la pêche industrielle d’aujourd’hui) comptent tout autant. C’est une considérable difficulté : le problème, de par ses multiples entrées, est difficile à poser.  Les remèdes à lui apporter sont techniquement complexes et  faits pour susciter la controverse. La question du recours à l’énergie nucléaire est autrement épineuse que celle de l’efficacité de la chloroquine ! S’ajoute à cela la question des inégalités que les réponses à ce défi sont susceptibles d’induire, sujet immense à lui tout seul. De manière générale, d’ailleurs, la survie collective est certainement un impératif premier, mais cet impératif ne dit rien de ce que peut être et doit être la vie à l’intérieur de cette survie. Cet impératif laisse ouvert, autrement dit, la question politique au sens strict. Et je passe sur les questions géopolitiques qu’amène le très haut degré d’hétérogénéité de la conscience de la menace. La France, l’Europe, doivent-elles se suicider économiquement pour donner l’exemple sur une planète qui ne se suivra que de très loin leur exemple ? Autant de foyers de division qui nous emmènent très loin de l’unanimité relative qui a pu s’établir à propos des réponses à l’épidémie.

Bref, le défi écologique est l’illustration même du sujet à propos duquel il s’agit de bâtir la perspective d’une maîtrise politique qui pour le moment n’existe pas. C’est de cet art politique que nous avons besoin. Il sera indispensable pour mobiliser les ressources civiques latentes chez les acteurs de nos sociétés. Des circonstances exceptionnelles nous les ont rendues palpable. Mais n’ayons pas la naïveté de croire qu’elles représentent un acquis irréversible. Nous savons qu’elles existent. Il reste à apprendre à les mettre en action dans des circonstances plus ordinaires et dans des temporalités plus longues.

 

Marcel Gauchet est philosophe et historien. Il est notamment l’auteur de L’avènement de la démocratie et La Révolution des droits de l’Homme. 

 

Illustration : « We Are The Youth » at 22nd and Ellsworth Streets in Philadelphia, 1987 © Keith Haring Foundation

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