Que doit la gauche à l’écologie ?

Compte-rendu de Christophe Fourel, Céline Marty, Clara Ruault, Ce que la gauche doit à l’écologie, Paris, PUF, 2024, 168p. 

Ce que la gauche doit à l’écologie est l’un de ces ouvrages qui constitue d’abord un geste politique. Son objet premier est en effet de donner corps à la tradition écologiste en indiquant sa spécificité, afin de rendre possible, sur cette base, la construction d’un véritable écosocialisme. Il s’agit, plus précisément, de reprendre et prolonger une certaine appréhension de l’écosocialisme, qui a occupé une place importante dans l’histoire intellectuelle française, et que l’on peut associer à la figure d’André Gorz. Ses trois auteurs, Christophe Fourel, économiste et haut fonctionnaire, Celine Marty et Clara Ruault, toutes deux philosophes, partagent une connaissance fine et une proximité certaine avec ce théoricien – auquel l’ouvrage est dédié et dont les enseignements imprègnent profondément l’argumentation. La thèse qu’ils en ont tiré pourrait être résumée comme suit : si l’écologie politique a bien sa place à gauche, en ce qu’elle défend un rapport à l’avenir fondé sur la nécessité d’une transformation sociale en rupture avec le capitalisme, cette critique n’en a pas moins une identité propre. L’enjeu de la démonstration est dès lors de faire valoir ce qui différencie, voire oppose, cette tradition au reste des courants de la gauche. Pour ce faire, l’ouvrage retrace ces spécificités en délimitant les thématiques constitutives de l’identité d’un mouvement écologiste que le contexte politique contemporain place au cœur des préoccupations. Une telle ambition est explicitée dans l’introduction de l’ouvrage, revenant classiquement sur la prise en compte des caractéristiques d’une situation d’anthropocène qui invite à se tourner vers l’écologie comme « forme renouvelée de critique sociale » (p. 27). En ce sens, l’ouvrage rappelle certains travaux récents qui ont tenté de mettre au jour la tradition intellectuelle d’une pensée écologique, comme ceux de Serge Audier[1]. L’ambition est cependant différente ici ; plus directement politique, elle vise à tracer les coordonnées de l’écologie politique française telle qu’elle émerge à partir de la seconde moitié du XXe siècle, et notamment des années 1970, plutôt qu’à faire l’histoire intellectuelle au long cours des catégories de l’écologie. La démonstration se déploie à travers cinq chapitres, qui vont chacun faire miroiter une spécificité de cette tradition écologiste.

Le premier chapitre se présente comme un retour historique sur l’émergence et la structuration de l’écologie politique française en tant que véritable mouvement idéologique. La méthode est celle d’une histoire des idées, dont l’ambition est restreinte à un moment précis de l’histoire récente, centrée sur les « critiques écosocialistes du productivisme » (p. 31) qui ont émergé depuis les années 1970, dans la continuité de la nouvelle gauche. La tradition écologiste – les auteurs le reconnaissent d’emblée – renvoie en fait à une pluralité de courants dont la variété est telle qu’on la retrouve parfois reprise dans des conceptions xénophobes ou dans des mouvements plaidant pour un retour à une nature sacralisée. Le courant central, celui sur lequel l’ouvrage se concentre, renvoie, lui, à une volonté de sortir du marxisme dogmatique en renouant avec une dimension utopique de la critique sociale, plaçant en son cœur le contrôle par l’individu de son environnement. Les auteurs retracent alors le contexte politique dans lequel ce mouvement a acquis sa spécificité. Marqué par la diffusion progressive d’une préoccupation pour les limites de la croissance économique et de ses conséquences sur l’environnement (notamment le rapport Meadows et sa reprise par Sicco Mansholt), il l’est autant par le rejet des gauches classiques de ces préoccupations, assimilées à des conceptions bourgeoises, sur fond d’un nécessaire retour à la croissance après les chocs pétroliers. L’identité propre de l’écologie politique émerge ainsi dans ces moments d’isolation relative par rapport à une gauche majoritaire demeurée partisane du productivisme.

Sur le plan théorique, les auteurs insistent pour faire de sa dimension utopique, associée à une tradition libertaire, l’une des spécificités de l’écologie politique, qui la conduit également à troquer le niveau étatique de l’action politique pour un investissement de sa dimension locale. Sans prétendre résumer la pluralité de cette tradition écologique à cette seule dimension, les auteurs en soulignent l’importance tout en structurant ce premier chapitre autour d’une question : le caractère urgent de la crise écologique actuelle va-t-il remettre en cause cette forme spécifique de politisation qui a marqué l’écologie, liée à des traditions décentralisatrices, utopistes et parfois proches de l’anarchisme ? Cette interrogation s’inscrit dans le constat d’une évolution de la temporalité produite précisément par la crise écologique, conduisant à ce que, selon le terme de Bruno Villalba, l’idée de délai, et non plus celle d’un progrès infini, domine désormais. Paradoxalement donc, cette reconfiguration de la temporalité semble placer l’écologie politique et ses coordonnées politiques utopistes dans une position inconfortable, alors même qu’elle est due à la généralisation des préoccupations qu’elle porte. Pour les auteurs cependant, ce risque de décalage confère à l’écologie politique sa principale force, et dessine son apport spécifique à la gauche : parce qu’elle porte sur des enjeux devenus urgents, tout en conservant un ancrage dans un mouvement lié à une critique générale de type utopiste, l’écologie politique contemporaine est à même de porter une nouvelle forme de réformisme révolutionnaire, où la société future se construira dans chaque réponse immédiate à des problèmes concrets.

Le second chapitre entre dans le contenu propre de l’écologie politique et dans ce qui le distingue de la gauche classique en abordant de front l’enjeu central de cette séparation : le productivisme. La critique est connue, c’est celle qui, dans le contexte de la guerre froide, s’oppose symétriquement au productivisme capitaliste à l’Ouest et au stakhanovisme collectiviste à l’Est, en posant la finitude des ressources et le respect des écosystèmes comme fondements d’une critique de la forme productive moderne. Cette position est considérée comme le cœur de l’écologie politique française telle qu’elle se structure véritablement à partir des années 1970, s’écartant de la critique classique de gauche en prenant pour cible le contenu de la production et non pas seulement ses conditions (p. 65). Communistes et capitalistes partageraient donc un même impensé de la croissance tout en se différenciant sur les modalités de répartition de la richesse produite. C’est dans les écrits de théoriciens comme André Gorz ou Herbert Marcuse, tenants d’un marxisme dissident, ou encore Ivan Illich, que cette critique aurait trouvé son principal lieu d’élaboration à partir de la fin de la décennie 1950, en insistant notamment sur l’aliénation accompagnant la production mais également la consommation standardisées. La critique se décale progressivement du capitalisme à la société industrielle en tant que telle, associée à une « rationalité instrumentale », au point qu’il ne soit pas inadéquat de la décrire comme une « technocritique ». Au plan de la pratique politique, une telle refondation conduit à s’orienter vers une réflexion sur l’identification collective des besoins et la modalité d’y répondre sur un mode démocratique, s’éloignant d’un rapport instrumental à la prise de pouvoir centralisée et révolutionnaire portée par une grande partie du mouvement ouvrier, imprégnée de léninisme.

Le chapitre suivant explore un autre axe central autour duquel l’écologie politique a construit sa spécificité, vis-à-vis de la gauche mais également de l’ensemble des courants idéologiques sécrétés par la modernité politique : un rapport spécifique de valorisation de la nature. Ces pages prennent cependant la forme originale d’un retour à l’œuvre de l’anthropologue Philippe Descola et à sa critique de l’ontologie naturaliste. Revenant sur les principales thèses élaborées dans Par-delà nature et culture, les auteurs en déduisent que le mouvement écologique ne vise pas, pour sa part, à marquer une sortie épistémologique du naturalisme. Ce que l’écologie défend, en écho à cette démonstration anthropologique qui la nourrit également, c’est davantage à métaboliser politiquement le mouvement qui, depuis cette compréhension du lien entre rapport instrumental à la nature et sa dévastation, conduit à faire de la question de l’habitabilité un problème politique central. Sur cette base, la véritable originalité de ces pages est surtout de tenter de tracer des ponts – rapidement esquissés – entre la critique anthropologique du naturalisme moderne et la critique de la rationalité instrumentale au sein de l’École de Francfort, et notamment chez Adorno et Horkheimer.

Le quatrième chapitre propose d’orienter le regard vers une autre spécificité de l’écologie politique, que serait son rapport original au féminisme. Pour ce faire, il résume surtout la théorie éco-féministe de Carolyn Merchant et son travail de critique culturelle portant sur l’association entre le féminin et la nature. Les auteurs voient dans cette œuvre la principale contribution à une critique écologiste de la domination masculine, en tant que la position de l’homme comme « maître et possesseur de la nature » aurait également débordé sur le rapport que ce dernier entretient avec la femme. Plus précisément, dans la culture occidentale moderne, ce serait la dimension proprement masculine de l’esprit qui serait parvenue à s’élever au-dessus de la nature, quand l’esprit féminin serait réputé être incapable d’atteindre une telle position (p. 103). Le propos retrouve par ce biais une dimension de critique technoscientifique qui semble constituer le fil directeur de cette description de l’écologie politique. Pour Merchant, c’est la révolution scientifique qui est principalement en cause dans ce partage entre le masculin et le féminin, renvoyant le premier à la rationalité de l’esprit et le second à la nature faite pour être dominée. Le recours à cette philosophie permet donc de relier l’opposition nature/culture à une dimension de genre qui la redoublerait. Chez Merchant, cette dimension apparaît notamment dans un rapport à la connaissance légitime fondé sur l’exclusion des femmes, qu’elle s’incarne dans la persécution des sorcières associées à une part obscure du savoir, ou dans la décrédibilisation des savoirs traditionnels des sages-femmes remplacés par des pratiques médicales masculines.

Le dernier chapitre présente assez naturellement le concept central sur lequel cette lecture de l’écologie politique doit aboutir : celui de décroissance. Reconnaissant le caractère polémique du terme, les auteurs cherchent à rendre justice à sa portée, en explicitant davantage encore la tradition dans laquelle ils s’inscrivent eux-mêmes, renvoyant aux figures de Gorz ou d’Illich. Le parti-pris de l’ouvrage est présenté sans ambages : la décroissance au plan de l’exploitation des ressources est une nécessité, et elle implique nécessairement une remis en cause du dogme de la croissance car « la croissance verte ou durable n’existe pas » (p. 119). Cette décroissance anticapitaliste est donc revendiquée comme nécessaire, et le premier enjeu politique contemporain serait de la rendre également désirable. Il s’agirait donc d’établir une modalité de décroissance porteuse d’un nouveau projet de société, conforme « aux valeurs démocratiques d’égalité et de justice » (p. 122). La position défendue renvoie à un discours dont la popularité s’accroît au sein de la gauche traditionnelle, consistant à plaider pour le « moins mais mieux », en revenant démocratiquement sur ce qui est nécessaire et ce qui est superflu. Plusieurs mesures concrètes sont évoquées à cet effet, comme la mise en place d’un revenu universel permettant de sortir d’une logique d’emploi à plein temps généralisé, permettant un partage des richesses dans un système où la production se réduirait. Le modèle est celui d’une « sobriété heureuse et autonome », associée à l’idée de convivialisme, centrée sur la notion de besoin telle qu’elle peut être définie par chacun au plus près de son existence, dans un environnement local et sur le mode de l’autogestion, qui trancherait avec une restriction subie d’une pénurie déjà ressentie par une grande partie des classes populaires. L’inspiration principale de cette approche est donc l’écosocialisme d’André Gorz, fondé sur une rupture avec l’imaginaire capitaliste, dans son rapport à la production comme à la consommation, sur fond d’une méfiance vis-à-vis de l’État et de la technologie industrielle.

L’ouvrage se conclut par des pages consacrées à la question de l’écofascisme. Elles sont d’abord l’occasion de mettre en perspective la thèse centrale de l’ouvrage, en rappelant que si l’écologie a bien sa spécificité, elle entretient historiquement une certaine affinité avec la gauche traditionnelle inspirée par la critique de l’extractivisme qui a également innervé une partie du marxisme, ou certains combats syndicaux, liés à l’exposition des travailleurs à des risques spécifiques. Il s’ensuit surtout qu’elle devrait retenir de cette tradition historique une conception en termes de lutte de classe et d’intérêts divergents à même d’éviter le risque de la dépolitisation. Assumer finalement cette jonction serait d’autant plus important que la grande plasticité des préoccupations environnementales conduit certains mouvements d’extrême-droite à la récupérer également sous la forme d’une « écologie enracinée » couplé à un « néo-malthusianisme » anti-immigrationiste.

L’objectif de ce court livre (157 pages), on l’a dit, est de faire valoir la spécificité de l’écologie politique à gauche, à la fois contre la social-démocratie, le communisme marxiste et l’extrême gauche. Nulle prétention donc d’établir une histoire exhaustive de l’écologie politique, ni même de rendre compte de la pluralité de ses sous-courants. Les auteurs font des choix dans l’histoire de l’écologie et s’intéressent à une de ses formes, qui a effectivement été la plus structurante en France, renvoyant à une écologie de tendance libertaire, dans la lignée de Gorz. On pourrait certes arguer que ce récit ne peut dès lors qu’être incomplet. L’essentiel n’est pourtant pas là, car la finalité de l’ouvrage est de donner corps à une tradition écologique propre à partir d’un diagnostic sur la politique contemporaine. C’est à partir de l’ambition d’un tel projet que sa valeur peut être mesurée.

Alors que le sentiment de l’urgence climatique et tout ce qu’elle charrie de reconfiguration sur de nombreux débats s’impose, la position classique demeure celle d’un nécessaire ressourcement d’une tradition socialiste antérieure par la prise en compte de nouvelles formes d’injustices d’une part, et d’une nouvelle critique du capitalisme depuis son versant productiviste de l’autre. Une telle position, qui tend à se généraliser, n’a pour l’heure pas produit de résultats à la hauteur des espoirs que l’on aurait pu y placer, car en cherchant à ajouter la question écologique à une question sociale demeurée inchangée, héritée d’une théorisation liée à un système capitaliste de croissance, l’articulation prend surtout la forme d’un arbitrage. La démarche qui préside à la rédaction de cet ouvrage témoigne à cet égard d’une compréhension fine de notre période politique et de ses ambivalences, car à mesure que la crise écologique s’approfondit, et surtout qu’elle se matérialise, on peut craindre que les réponses qu’elle suscitera iront en se dépolitisant, conférant un surcroit de légitimité et d’évidence aux solutions purement techniques à des crises urgentes et aigües sur le mode de l’adaptation. Dit autrement, la fenêtre qu’ouvre la prise de conscience consensuelle des risques et menaces des bouleversements écologiques est, du point de vue de la politisation qu’elle entraîne, extrêmement réduite. C’est à l’intérieur de cette tension de nature temporelle que la signification profonde de la démarche présidant à cet ouvrage se déploie. Rappeler l’histoire de l’écologie politique, sa généalogie, même – et forcément – tronquée, c’est donc s’inscrire d’emblée dans la conscience de cette fragilité, et acter que l’on ne peut attendre que les conceptions socialistes antérieures s’adaptent à une nouvelle configuration en intégrant de nouvelles préoccupations. Le principal mérite de cet ouvrage est donc de faire de l’écologie politique une tradition ancienne mais vivante, dont les coordonnées qui s’imposent aujourd’hui avec une évidence inédite, s’inscrivent dans l’histoire de la gauche et y ont tracé un sillon qui demandent à être découvert – et non pas entièrement creusé.

Cet apport n’est cependant pas sans ambivalence, car, comme les auteurs l’énoncent eux-mêmes au cours de leur premier chapitre, la situation contemporaine, au regard de l’avancée de la crise écologique, n’est plus celle des années 1970. Il est par exemple certain que la méfiance, voire le rejet, envers la technique moderne qui caractérise la tradition revendiquée par cet ouvrage demande à être débattue. On peut par exemple se demander si elle ne confond pas dans un même geste de critique radical le « techno-solutionnisme » des apôtres de la croissance verte et le recours raisonné et indispensable aux progrès technologiques dans l’élaboration d’une réponse coordonnée et complète aux différentes manifestations de la crise écologique. De même, on pourrait interroger le caractère réaliste de l’investissement très prononcé du thème de la décroissance quand les aspirations populaires des habitants des pays occidentaux, et plus encore celles d’une partie des habitants des pays dits « en développement », demeurent structurées, avant d’entreprendre tout travail de politisation nécessairement long et incertain, par un imaginaire de la consommation et de la croissance. Il est vrai que ces dispositions témoignent surtout d’un manque premier associé aux injustices d’une structure productive que l’on voudrait dépasser, mais dès lors que l’on se rapporte à la politique autrement que sur le mode du coup de force ou de l’avant-garde révolutionnaire, il demeure nécessaire de s’adresser dès aujourd’hui à des affects que l’on ne peut outrepasser si facilement. Il reste que la position adoptée par cet ouvrage indique justement la dimension la plus centrale de notre actualité, qui n’est autre que la puissance subversive de l’écologie, acquérant à point nommé un potentiel de remise en cause de dynamiques sociales de fond conduisant à un face à face constamment actualisé, sur fond de déconstruction des équilibres sociaux du capitalisme industriel, entre néolibéralisme triomphant et réaction assumée par une nouvelle forme de nationalisme, à l’échelle européenne comme globale.

Repris depuis cet apport à un contexte politique particulier, le choix opéré par cet ouvrage peut cependant être de nouveau mis en perspective. La difficulté que l’on vient de soulever entre le potentiel subversif de l’écologie et sa difficulté à adhérer à des dispositions sociales déjà présentes s’en trouve tempérée. S’il en va dans l’écologie politique non pas d’une simple solution technique à des problématiques nouvelles qui concerneraient indifféremment et au même titre tous les groupes sociaux et tous les courants idéologiques, mais d’un ressourcement de la critique du capitalisme sur un mode radical quoiqu’original, structuré par le rejet de l’imaginaire d’une quête sans fin de la production et de la consommation, il n’est pas certain que l’on ne puisse adjoindre à la redécouverte de cette tradition enfouie un autre travail archéologique. En rattachant l’écologie politique à la tradition anarchiste, ou en mettant en lumière son lien avec la nouvelle gauche critique du marxisme orthodoxe dans les années 1970, les auteurs eux-mêmes conviennent des croisements et influences réciproques entre l’écologie et des courants de gauche plus classiques. La même raison qui fait du travail de généalogie de l’écologie politique l’un des plus urgents pour accorder à ce courant sa dignité propre au moment où il apparaît comme l’un des principaux vecteurs potentiels de retour de la critique sociale, plaide également pour que ce geste s’accompagne d’une reconnaissance de la présence d’une critique proche au sein de la tradition socialiste[2]. Ce geste paraît d’autant plus nécessaire que cette tradition peut plus facilement s’adresser à des dispositions sociales marquées par une certaine inertie, façonnées par les aspirations d’une société de croissance, et servir ainsi de point d’ancrage à cette nouvelle forme de politisation.

Il existe en effet un ensemble de courants de pensée qui ont construit leur critique des sociétés modernes industrielles et capitalistes sur un plan qui recoupe largement celui de l’écologie politique telle que définie dans cet ouvrage. La critique du productivisme, tout comme celle de la société de consommation qui l’accompagne, peuvent en effet être rattachées à une généalogie plus longue. On la retrouve dans la majeure partie du socialisme français pré-marxiste du XIXe siècle –ensuite qualifié de « non scientifique » – que l’on peut largement associer à la tradition saint-simonienne. Fondée sur l’idée d’organisation, elle s’oppose d’abord à la tendance à la dissolution sociale qui résulte du triomphe de la pensée libérale, en cherchant à y répondre par l’adjonction de centres de réflexion au sein de la vie sociale, chargés d’organiser un domaine économique laissé à l’anarchie de la quête des intérêts individuels. À la fin du siècle, ces conceptions nourrissent un courant socialiste majeur cherchant à normer le plan économique de la vie sociale en luttant contre l’autonomisation de la production et des échanges que porte le capitalisme. La sociologie durkheimienne se constitue autour de ce principe, et elle le fait de manière conjointe et concertée avec un socialisme demeuré irréductible au marxisme orthodoxe, incarné par des figures comme celles de Jean Jaurès[3], Albert Thomas ou plus tard Léon Blum.

Le cœur de la critique sociale qui innerve cette tradition n’est donc nullement à chercher à l’intérieur du processus de production en tant que tel, dans la façon dont celui-ci se structure et réparti ses fruits entre deux groupes sociaux antagonistes, mais dans la nécessité d’encadrer la production par un État et des syndicats à qui reviennent de porter une réflexion sur elle qui la réintègre dans un ensemble social, s’interroge sur sa finalité et lui impose des limites. Ainsi lorsqu’Albert Thomas entrera dans le gouvernement d’union sacrée en 1915, il le fera en prenant en charge l’organisation et la planification de la production de l’armement, avant de s’attacher, au sein du Bureau International du Travail qu’il participe à fonder, à l’élaboration de normes internationales pour encadrer le travail et la production. De même, lorsque Léon Blum parvient à la magistrature suprême, il s’attache à restreindre la production, à l’encadrer pour faire émerger sa finalité humaine, par une limitation du temps de travail ou la création de congés annuels – soit à réintroduire la production dans une position subordonnée, au service de l’épanouissement et l’émancipation humaine.

Cette forme de critique ne se retrouve d’ailleurs pas seulement dans le socialisme français, elle innerve au même titre une approche comme celle de Karl Polanyi, faisant porter sa critiquer sur la nécessité de réencastrer l’économie à l’intérieur de la vie sociale, en limitant le processus de marchandisation généralisée qui accompagne le développement du capitalisme[4]. Même au sein d’approches revendiquant plus clairement leur filiation avec le marxisme, il existe une tradition hétérodoxe tirant des textes du philosophe allemand non pas un projet de réappropriation par le prolétariat de moyens d’une production restée inchangée, mais qui insiste sur la critique de la fétichisation des rapports sociaux sous le règne de la marchandise. Le courant dit de la critique de la valeur, incarné par des auteurs comme Anselm Jappe, Robert Kurz, ou encore, sur un mode plus original mais inscrit dans une filiation commune avec l’École de Francfort – comme André Gorz d’ailleurs –, Moishe Postone, en est le principal contributeur. Ces auteurs s’intéressent surtout à la façon dont la marchandisation du monde produit par l’approfondissement constant du capitalisme façonne les catégories et les expériences dans un sens produisant ce cercle d’une production et consommation sans fin – ou, pour le dire dans les termes de Kurz, un « fétichisme auto-réflexif » de la valeur qui « constitue le travail abstrait en mécanique n’ayant de fin qu’en soi[5] » – à laquelle le type d’écologie présenté ici entend également répondre.

S’il importe donc au plus haut point, dans la période que nous traversons, de reconnaître l’apport de l’écologie comme critique sociale en la replaçant dans une histoire longue et riche d’enseignements que l’on pourra mobiliser d’autant plus facilement, il importe tout autant de l’articuler avec l’ensemble des traditions socialistes critiques du marxisme productiviste. Ces dernières ont de longue date élaboré les concepts permettant de dégager des prises pour une remise en cause du triomphe de la marchandisation du monde, sans cependant poser la sensibilité à la décroissance comme prérequis. Réciproquement, ces courants, et l’on pourrait, à la vérité, en citer bien d’autres[6], proposent un héritage avant tout intellectuel dont il faut bien dire qu’il est loin d’être en position dominante aujourd’hui. C’est précisément par l’écologie politique, qui confère à ces courants une pertinence et une évidence nouvelle, que cette critique sociale alternative peut espérer se traduire politiquement. Ce que la gauche doit à l’écologie est donc un ouvrage essentiel en ce qu’il ouvre la voie à une pleine compréhension de la dignité propre de l’écologie politique et de la critique du capitalisme qui l’a historiquement constituée. Réintroduire cette critique à l’intérieur de traditions minoritaires à gauche, longtemps éclipsées par le marxisme orthodoxe et son triomphe au cours du XXe siècle, permettrait de conférer à l’écologie politique ici présentée une richesse et une légitimité plus grande encore.

 

[1] Voir notamment La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017.

[2] Selon un geste qui n’est pas sans faire écho à Serge Audier, La cité écologiste, Paris, La Découverte, 2020.

[3] Sur la congruence possible entre la critique sociale portée par Jean Jaurès et les préoccupations écologiques contemporaines, voir l’ouvrage de Gilles Candar, Jaurès et la vie future, Fondation Jean Jaurès/L’Aube, Paris, 2021. Voir également Paul Magnette, La vie large. Manifeste écosocialiste, La Découverte, Paris, 2022, qui se réclame d’un héritage proche.

[4] Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Tel Gallimard, 2009 [1944].

[5] Robert Kurz, L’effondrement de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise du marché mondial, Albi, Crise et Critique, 2021 [1991], p. 39.

[6] Par exemple les écrits de Agnès Heller, dans la continuité de ceux de Georges Lukacs qui influencèrent l’École de Francfort, sur la théorie marxiste des besoins, récemment remobilisés par Ramzig Keucheyan. Voir Agnès Heller, La théorie des besoins chez Marx, 10/18 (réédition à paraître aux éditions sociales en mai 2024 avec une préface de Ramzig Keucheyan) ; Ramzig Keucheyan, Les besoins artificiels, Paris, La Découverte, 2019.

 

 

Illustration : Landscape, John Francis Murphy. 

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