« Les animaux doivent être considérés comme des sujets sensibles individualisés. » Entretien avec Claude Baudoin, éthologue.

En 2019, Claude Baudoin publiait À quoi pensent les animaux ? (CNRS éditions), ouvrage accessible présentant les fruits de la discipline éthologique et déconstruisant un certain nombre de lieux communs à propos des comportements animaux. Entretien. 

 

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Pouvez-vous définir la démarche éthologique ? Quelle est sa différence avec une approche béhavioriste ?

L’éthologie est la science qui étudie les comportements animaux dans leur milieu naturel ou habituel de vie[1]. Cette définition classique (début du XXème siècle) considère comme objet d’étude les comportements manifestés par un ou plusieurs individus à un moment donné et tout au long de la vie. C’est l’observation qui est l’approche privilégiée. Selon la question posée, l’observation est focalisée sur un aspect de ce qui est observable. A la question « Qui ? » (quel ou quels acteurs émettent un comportement et qui le reçoit), correspondent des méthodes d’identification des sujets et d’échantillonnage des observations pendant une durée déterminée. Les données recueillies permettent d’établir des flux d’interactions au sein d’un groupe par exemple. Lorsque l’on veut établir la nature des interactions, la prise en compte de la qualité des comportements (« Quoi ? » = quels comportements ?) est indispensable et permet de décrire les interactions (ponctuelles) et les relations (durables) entre individus. Lorsque le ou les sujets sont observés pendant une durée adéquate en prenant en compte le temps (« Quand » ?), il est alors possible d’aborder la chronologie des comportements, leur organisation temporelle (par exemple les rythmes), leur développement au cours de la vie des sujets (ontogenèse comportementale). La question des mécanismes (« Comment ? »)  consiste à établir les facteurs internes et externes actuels (dits proximaux) qui interviennent dans la régulation des comportements. Enfin, la question des fonctions et de l’évolution des comportements (« Pourquoi ? ») rattache l’éthologie aux sciences de l’évolution.

Comme toutes les disciplines biologiques, l’éthologie a changé au cours du XXème siècle en bénéficiant des progrès des autres disciplines (physiologie et endocrinologie, neurologie et imagerie cérébrale, génétique et épigénétique, écologie et dynamique des populations, etc.). D’abord centrée sur la connaissance des espèces et de leur comparaison, elle a ensuite pris en compte les différences entre populations et entre individus. En ce commencement de XXIème siècle, les questions de cognition occupent une part importante des travaux publiés explorant, au moins chez les vertébrés (notamment chez des oiseaux et des primates) et chez quelques espèces d’invertébrés (mollusques, insectes sociaux), des domaines allant de la conscience, aux représentations mentales et au rapport entre l’homme et les animaux.

Pour répondre à la question des différences entre l’éthologie et le behaviorisme au début du XXème siècle, je rappelle qu’il s’agissait de deux courants scientifiques qui considéraient       les comportements observés pour répondre à des questions différentes. L’objectif des pionniers de l’éthologie (Lorenz, Tinbergen, Baerends, van Hoff, etc.) était d’abord de classer les animaux dans l’arbre évolutif des espèces (objectif de la zoologie), et la démarche était principalement descriptive et comparative. De nombreuses espèces différentes étaient en effet étudiées, des insectes aux poissons et oiseaux, dans leur milieu naturel. Les mécanismes liés aux comportements étaient aussi recherchés. Il y avait une deuxième école objective d’étude des comportements, l’école behavioriste (Watson, Skinner, etc.) dont le but était de décrire les caractéristiques de l’apprentissage animal et de comparer leurs modalités et leurs lois avec celles décrites chez l’homme, rejoignant ainsi un des objectifs de la psychologie. Chaque individu (pigeons, rats de laboratoire) était considéré comme une « boîte noire », sans rechercher les mécanismes internes liés aux apprentissages.

 

Vous rappelez que les premiers éthologues ont étudié les comportements des animaux de manière unifiée en fonction de l’espèce : telle espèce d’oiseau possède tel comportement, génétiquement héritable et présentant peu de variation. Les découvertes récentes de l’éthologie ont néanmoins mis en évidence que les comportements instinctifs des animaux étaient en réalité susceptibles de changer en fonction d’influences environnementales, de la localisation, de la motivation de l’animal, de son dialecte régional dans certains cas. Est-ce une découverte décisive dans notre rapport au monde animal ? Découvrons-nous une diversité de comportements insoupçonnée, qui déconstruirait l’aspect schématique et mécaniste de notre description des comportements animaux ?

L’objectif de l’éthologie classique était de classer les espèces animales sur la base de leurs comportements dans une perspective évolutionniste, comme cela avait déjà été fait sur une base morphologique à partir du squelette en paléontologie. Par exemple, dans les études pionnières de Lorenz, les comportements de reproduction des canards révèlent moins de variabilité au sein d’une même espèce qu’entre plusieurs espèces, ce qui permet de les placer les unes par rapport aux autres dans un arbre phylétique. Ce sont les traits comportementaux communs au sein de chaque espèce, leur stéréotypie, qui étaient recherchés. Il n’est donc pas étonnant que les différences individuelles n’aient pas été un objet d’étude privilégié dans un premier temps. On comprend aussi aisément que ces pionniers aient choisi d’étudier les comportements peu variables (comportements sexuels et de soins aux jeunes, comportements agonistiques, etc.). C’est en étudiant l’apparition de ces comportements au cours du développement des individus qu’ils se sont aperçus que l’expérience individuelle pouvait introduire de la variabilité comportementale. Ainsi chez les oiseaux (canards, oies, etc.) à développement moteur rapide, il existe un mécanisme d’imprégnation, au début de l’existence, par lequel le jeune apprend à reconnaître ses parents dans une fenêtre temporelle donnée. La fonction principale de cette empreinte est d’assurer que le jeune reste en contact avec ses parents en cas de séparation accidentelle, provoquée par exemple par la présence d’un prédateur. Ils démontraient ainsi que, chez ces espèces, le jeune était programmé génétiquement à apprendre certaines informations sociales de son environnement. Un mécanisme semblable a été décrit ultérieurement à propos de l’apprentissage des caractéristiques du chant de leur espèce chez des oiseaux chanteurs (Oscines). Chez certains oiseaux comme les étourneaux, il existe des dialectes du chant qui sont acquis par apprentissage précoce et qui orientent ultérieurement le choix des partenaires sexuels.

Actuellement on connaît des différences de comportements entre les populations d’une même espèce pour des comportements variés : le chant chez des oiseaux chanteurs, les émissions sonores chez des mammifères marins, la fabrication d’outils chez les chimpanzés, les innovations proto culturelles chez des macaques, etc. Par ailleurs on observe aussi des différences de styles comportementaux au sein d’une même population entre individus que l’on qualifie de personnalités. Ces personnalités ont été décrites chez de nombreuses espèces de vertébrés et chez des insectes sociaux.

 

Peut-on parler d’individualités, dans le monde animal ?

Oui tout à fait, au moins chez certaines espèces. Si on observe des animaux familiers (chats, chiens) il est aisé de caractériser chaque animal par ses comportements vis-à-vis d’autres animaux, familiers ou non, et à l’égard de leur maître. Les animaux domestiques (chevaux, bovins, ovins, caprins, etc.), dans des élevages traditionnels sont des sujets que les éleveurs différencient. Ces animaux se différencient également entre eux, comme on l’a bien montré chez les moutons et chez des vaches qui sont même capables de se reconnaître à partir de photographies ! Les vertébrés sauvages (primates non humains, loups, éléphants, mammifères marins, etc.) vivant en groupes sociaux ont aussi des comportements individuels différenciés qui sont reconnus par leurs congénères. Chez des guêpes polistes, qui vivent en petites colonies, il existe une reconnaissance visuelle des taches colorées de la tête de chaque individu. Beaucoup d’études réalisées chez des espèces très différentes montrent que selon les espèces des mécanismes différents permettent cette reconnaissance sociale. Certains mécanismes, comme la discrimination, ne nécessitent pas de traitement cognitif complexe et ils permettent néanmoins de différencier une information sociale d’une autre lors des interactions sociales. D’autres mécanismes, comme la catégorisation, sont plus complexes et dans ce cas les informations sont regroupées selon leur similarité (familier vs. Non familier, apparenté vs. Non apparenté, apparenté proche vs apparenté lointain, etc.). Pour l’éthologue, la prise ne compte d’une part, des structures sociales et des organisations, des liens sociaux, et d’autre part, du niveau cognitif des espèces et des mécanismes de reconnaissance sociale et individuelle, est une garantie de ne pas parler d’individualités sans bases objectives.

Au cours des dernières années on a montré que la personnalité existe aussi chez certains animaux (rongeurs, lapins, oiseaux, primates non humains, chiens et chats, chevaux, etc.). La définition prend notamment en compte des critères comportementaux, physiologiques et démographiques (traits d’histoire de vie). Un sujet peut être plus timide ou hardi qu’un autre pour explorer son environnement, être plus ou moins sensible aux agents stressants (prédateur), être optimiste ou pessimiste, se reproduire avant les autres et pendant une durée de vie plus ou moins importante, avoir une durée de vie plus ou moins longue. Les animaux doivent être considérés comme des sujets sensibles individualisés.

 

La philosophie s’est construite sur l’idée d’une exceptionnalité humaine, fondée sur la croyance que nous étions la seule espèce « réflexive », capable d’accéder à la conscience de soi. Qu’en pensez-vous ?

La question de la conscience de soi est une question aussi difficile que peut l’être celle de la conscience elle-même. Elle a été abordée dans les années 70 chez les chimpanzés puis chez de nombreuses autres espèces de vertébrés au moyen d’une situation expérimentale (dite test du miroir, définie par Gordon W. Gallup). Des chimpanzés, élevés en captivité et familiarisés avec l’environnement humain, mis en présence d’un miroir se regardent et explorent activement les parties de leur corps qu’ils ne peuvent jamais voir (comme l’intérieur de la bouche). Profitant d’une période de sommeil des animaux, l’expérimentateur peint une tache colorée sur le front des chimpanzés. Au réveil, mis en présence d’un miroir, ces animaux regardent attentivement la tache et la touchent directement (et non sur le miroir !), cherchant à l’effacer. Ils savent donc que l’image dans le miroir est celle de leur corps, et l’on peut en conclure qu’ils ont une conscience corporelle de soi.

Ce test a eu beaucoup de succès car il permet de comparer des espèces différentes. Ont réussi ce test (ou un test adapté à leur espèce) des individus d’espèces variées : bonobos ; orangs-outans, dauphins, orques, éléphants d’Asie, pies. Aucun individu d’autres espèces testées n’a réussi ce test : gorilles, macaques, singes capucins, chien, chat, perroquets. Ceci ne permet pas d’exclure l’existence d’une conscience de soi chez ces animaux car il est difficile d’éviter certains biais expérimentaux. Ainsi les gorilles font preuve d’une conscience de soi (comme les autres grands singes) si on utilise un autre dispositif. En effet pour les gorilles le regard direct (ou via un miroir) est un signal d’agression qui empêche de répondre au test du miroir. Dans tous les cas il y a une forte influence des émotions, des humeurs et de la motivation sur les réponses aux tests. Par ailleurs pour les espèces dont la reconnaissance des individus est basée sur l’olfaction (chiens, chats) ou l’audition (oiseaux) ce test visuel ne peut apporter de réponse interprétable. Concernant les limites d’utilisation du test du miroir une étude publiée en 2019 (Kohda et al.) réalisée sur un petit poisson, le labre nettoyeur, est particulièrement intéressante. Ce petit poisson a une bonne vision et est capable de gestes très précis puisqu’il s’alimente en mangeant les ectoparasites d’autres espèces de poissons. Il a des capacités cognitives notables puisqu’il est capable de donner une information publique qui leur soit favorable aux poissons qui attendent pour se faire nettoyer. Lorsqu’ils passent un test du miroir adapté, ils observent davantage la marque colorée en orientant leur corps du côté où celle-ci a été faite et ils vont ensuite se frotter sur le substrat. Ils ne réagissent pas de cette façon à une marque incolore, ni à la présence d’un congénère derrière une vitre, ce qui indique des comportements adaptés à la tache colorée anormale et une reconnaissance du corps dans le miroir. S’agit-il de conscience de soi ? Il y a actuellement des débats pour savoir s’il y a différents degrés de conscience de soi, avec une conscience primordiale qui serait associée à une conscience du corps en action, et différents degrés de conscience intermédiaires et une forme complexe qui fait référence à un sentiment d’identité (mémoire autobiographique). De façon générale on admet que des poissons, aux oiseaux et aux mammifères, l’organisation nerveuse centralisée des vertébrés permet des niveaux gradués de conscience de soi. Il est probable qu’il faille envisager d’étendre cette généralité à d’autres espèces (certains mollusques et des insectes sociaux).

 

Peut-on parler d’un apprentissage animal ? En quoi remet-il en question notre partition inné/acquis concernant le monde animal ?

On ne peut pas parler d’un seul apprentissage animal car il existe plusieurs formes d’apprentissage chez les animaux. Une forme que l’on rencontre très largement dans le règne animal est l’habituation. Lorsqu’un stimulus dangereux pour l’organisme se répète sans provoquer de conséquences négatives, la réponse de défense (retrait ou fuite) va progressivement diminuer d’intensité puis disparaître. L’animal s’est habitué au stimulus. Dans certaines limites, ce processus lui permet de ne pas répondre à tous les stimuli présents dans l’environnement et permet une économie énergétique favorable à la survie. Mais la réponse innée n’est pas disparue définitivement et elle peut réapparaître si l’organisme reçoit un stimulus nociceptif (douloureux) après la perception du stimulus. Il y a aussi des prédispositions génétiques à répondre à une information dangereuse pour l’organisme avec une seule expérience. Par exemple les rats présentent un comportement d’évitement d’un aliment après avoir ressenti une douleur digestive après l’avoir goûté. Le rat qui a eu cette expérience une seule fois évitera de consommer l’aliment, il s’agit d’un apprentissage très rapide. Chez la caille, l’association se fera aussi en une présentation et l’association se fera entre une information visuelle et la douleur post ingestion. Dans ces deux exemples il y a un contrôle génétique de ce qui sera appris très rapidement et qui permet la survie. Chez des animaux sociaux comme le rat surmulot, la réaction du rat ayant été intoxiqué peut par ailleurs signaler aux membres du groupes qu’il y un danger associé à cet aliment particulier, il s’agit d’un apprentissage social par imitation qui associe des événements précis et qui constitue la base d’une mémoire dite épisodique. Beaucoup d’apprentissages reposent sur des associations répétées entre plusieurs événements selon des modalités qui varient d’un type d’apprentissage à un autre. C’est en particulier le cas des apprentissages conditionnés (étudié par Pavlov puis par les behavioristes).  Les sujets d’une espèce apprendront plus facilement à associer des stimuli qui appartiennent à leur monde sensoriel et qui sont les plus utilisés dans leur milieu de vie habituel. Ainsi les pigeons peuvent apprendre à répondre à des stimuli visuels complexes et diversifiés car leur vision est performante. Bien que leur olfaction soit fonctionnelle, ils l’utilisent beaucoup moins que la vision.

Nous avons déjà évoqué des apprentissages particuliers de type empreinte ou similaires à l’empreinte. Dans le cas des oisons et des canetons de Lorenz l’imprégnation aux parents était basée sur des stimuli visuels. L’imprégnation peut être olfactive chez des mammifères (agneau, chevreau, souris épineuse, etc.). Dans tous les cas ce type d’apprentissage doit se faire au cours d’une période précoce après la naissance ou l’éclosion. Pour l’apprentissage du chant chez les oiseaux chanteurs, il s’agit d’un mécanisme similaire et le jeune oiseau au cours d’une période précoce post-éclosion apprendra les caractéristiques du chant adulte de son espèce et n’apprendra pas celui d’une autre espèce. Il y a dans ces exemples une contrainte génétique à réaliser certains apprentissages peu de temps après la venue au monde. Chez des espèces à développement plus lent et à espérance de vie plus importante, les processus d’apprentissage peuvent être plus flexibles introduisant également plus de diversité dans les comportements des jeunes. Notons aussi que chez une même espèce des apprentissages similaires peuvent avoir lieu mais le contenu des apprentissages peut différer d’une population à l’autre. Ceci serait à l’origine de proto-cultures locales dans des populations différentes d’une même espèce. On connaît ainsi des traditions différentes d’utilisation d’outils pour casser des noix dans différentes populations de chimpanzés, certaines utilisent des marteaux et enclumes en bois, d’autres en pierre, et ces choix sont assez peu en relation avec la disponibilité de ces matériaux. Un facteur de conservatisme évoqué serait le manque de souplesse des mâles dominants des groupes, malgré les passages de femelles d’un groupe à l’autre. Un autre exemple est celui d’un groupe insulaire de macaques japonais au sein duquel est apparue une technique innovante de lavage des patates douces pour séparer le tubercule du sable. Dans ce cas également ce sont les jeunes qui ont pratiqué le lavage, imité par les femelles du groupe et plus tard par les mâles adultes.

Pour résumer, il existe chez les animaux des comportements qui sont contrôlés génétiquement (sans apprentissage) comme le chant du coucou européen, ou comme le type de toile construit par différentes espèces d’araignées. Il existe des apprentissages qui sont sous contrôle génétique (empreinte des oiseaux et mammifères à développement rapide, et mécanismes similaires chez des fourmis). En fonction des caractéristiques du système nerveux (plus ou moins centralisé et corticalisé) il existe des apprentissages variés qui sont dépendant du pool génique de la population considérée et des circonstances environnementales (physiques et biologiques). La diversité des comportements et leur plasticité résulte de l’utilisation des acquis adaptatifs de leur espèce et de leur population et de l’actualisation de ces acquis génération après génération. La partition comportements innés et comportements acquis qui a été utile pour préciser les mécanismes en jeu n’est à mon avis pas d’actualité car, utile à une époque pour sa simplicité, elle peut s’avérer réductrice de la réalité.

 

Les animaux ont-ils des représentations sociales, voire des comportements ayant des causes sociales ?

Je n’affirmerai pas que tous les animaux ont des représentations sociales car beaucoup d’espèces animales ne sont pas, au sens propre du terme, des espèces sociales. Les espèces organisées en groupes sociaux et en sociétés sont respectivement des vertébrés (principalement des oiseaux et des mammifères) et des insectes dits sociaux (des guêpes, des abeilles, des termites, des fourmis). Il n’est pas facile de parler de représentation sociale chez les insectes au vu des connaissances actuelles. Il peut exister des représentations concernant les individus de la colonie sur une base visuelle (exemple de guêpes polistes, avec une reconnaissance visuelle), ou plus souvent sur des informations chimiques (olfactives et gustatives) chez beaucoup d’insectes sociaux (reconnaissance de l’odeur coloniale, discrimination de lignées). Chez des rongeurs il peut y avoir des discriminations olfactives très fines, comme nous l’avons montré chez une souris monogame (discrimination de l’espèce, de la population, des individus apparentés et familiers). Mais la discrimination n’implique pas nécessairement des processus cognitifs complexes et des représentations mentales. Chez les grands singes, la complexité des échanges au sein des groupes implique des représentations de ses membres avec une mémoire des interactions bénéfiques ou défavorables et ces représentations permettent le développement de stratégies comportementales. Les associations de mâles pour renverser un mâle dominant et despotique demandent du temps et donc des représentations des conséquences des actions des uns et des autres pour obtenir le résultat attendu.

Un des mécanismes qui peut favoriser les représentations sociales est l’empathie[2]. A un premier niveau l’empathie consiste à identifier des gestes émis par un congénère. Découverts chez le macaque par une équipe italienne en 1990 (Rizzolati et al.), les neurones qui permettent cette reconnaissance sont activés par ce que voit le macaque mais aussi quand ce même macaque fait les mêmes gestes. Pour cette raison ils ont été appelés neurones miroirs. Il existe aussi des neurones miroirs chez d’autres mammifères et chez l’homme, chez qui on parle de système miroir car il y a une grande diversité de neurones miroirs spécialisés. C’est une base nerveuse qui permettrait par exemple au bébé de reproduire les mimiques faciales d’un adulte faites devant son visage (tirer la langue, ouvrir et fermer la bouche). A un niveau plus complexe, l’empathie permettrait une reconnaissance de congénères en détresse et des comportements d’entraide. On en connaît de nombreux exemples chez les grands singes (parfois adressés à des individus d’une autre espèce), chez des dauphins, des éléphants, des carnivores sociaux, des rongeurs…et même chez des fourmis ! Devant cette diversité de cas, il est probable que ces ressemblances ne correspondent pas à des représentions sociales et à des mécanismes comparables. Pour résumer, on peut considérer que l’empathie et les représentations associées à l’entraide existent chez des espèces hautement sociales et avec un haut niveau cognitif (avec des neurones spécialisés comme les neurones miroirs et d’autres neurones en fuseau qui participeraient aux connexions interpersonnelles rapides et aux échanges émotionnels). Ces neurones spécialisés ont été trouvés chez les hominidés, des baleines et dauphins, et chez des éléphants. Ils pourraient participer à la formation de représentations mentales chez ces animaux.

 

Mieux connaître le comportement des animaux, est-ce une manière pour vous de leur donner plus d’importance dans nos sociétés, et de sortir d’un comparatisme humanité/animalité qui accorde une prééminence systématique à l’homme ? Comment voyez-vous la portée de votre travail de scientifique, dans cette perspective ? 

Étudier les comportements animaux, c’est (pour moi) faire un pas de côté et prendre le temps de l’écoute et de la compréhension. Mes travaux de recherche se rapportent aux comportements sociaux et à la cognition sociale de mammifères. Quel que soit le modèle biologique étudié, j’ai constaté qu’il n’est jamais facile de poser des questions aux animaux qui ne possèdent pas de langage. Il y a toujours un challenge à réussir à comprendre suffisamment les animaux pour les questionner. J’ai personnellement toujours été admiratif de découvrir la finesse des adaptations des animaux à leur environnement. Les équilibres observés résultent d’un processus d’évolution qui a nécessité beaucoup de temps, et à ce titre chaque animal constitue un véritable trésor vivant qui doit être respecté. Dans ma démarche de chercheur et d’enseignant j’ai donc agi en faveur du respect des animaux et de leur bien-être[3]. J’ai eu la chance de travailler dans un environnement scientifique étudiant d’autres modèles. Cela m’a conforté dans l’idée que la transposition d’un modèle à un autre n’était pas toujours souhaitable. Il y a en effet toujours un risque d’attribuer aux animaux des compétences qu’ils n’ont peut-être pas (risque d’anthropomorphisme) et/ou d’attribuer à l’homme des caractéristiques  qu’il n’a pas (risque de zoomorphisme). En résumé, étudier chaque espèce animale dans son habitat en se focalisant sur ses adaptations et sur les mécanismes en jeu dans l’expression de ses comportements est une approche puissante pour établir les similitudes et les différences avec les espèces proches. Des méthodes sophistiquées existent pour faire des comparaisons avec des espèces plus éloignées. Il est ainsi possible de replacer l’homme, en tant qu’espèce, dans ces comparaisons, à égalité avec d’autres espèces. N’oublions pas que notre espèce continue à évoluer, tout comme les autres espèces. N’oublions pas également que nos ancêtres ne sont pas les grands singes actuels. L’étude des comportements animaux et de leurs bases nerveuses est riche d’enseignements dans le cadre des comparaisons d’espèces proches dans une perspective évolutionniste. Ces travaux révèlent que des caractéristiques mentales qui étaient considérées comme propres à l’homme (représentations, conscience, etc.) existent déjà sous des formes différentes chez certains animaux. Il reste évidemment beaucoup à découvrir lorsqu’on ne prend pas l’homme comme référence.

 

[1]Baudoin C. 2019, A quoi pensent les animaux ? Paris, CNRS Editions.

[2]Baudoin C. 2021, Les animaux ont-ils de l’empathie ? In. Empathie, bienveillance, l’intelligence du cœur. Revue Française de Yoga, 63 : 67-80.

[3]Boissy A., Pham Delègue M.-H ., Baudoin C. 2009, Ethologie appliquée. Comportements animaux et humains, questions de société. Versailles, éditions Quae.

 

Claude Baudoin est professeur honoraire des Universités. Il a enseigné la psychophysiologie et l’éthologie à l’Université de Besançon-Franche-Comté et à l’Université de Paris XIII où il a dirigé plusieurs formations (Biologie du comportement, Éthologie, Éthologie appliquée). Il a dirigé parallèlement une équipe de recherche sur la vie sociale et la cognition des mammifères. Membre du Comité National de la Recherche, il est à l’origine du Groupement de Recherche d’éthologie du CNRS qu’il a dirigé. 

 

Entretien réalisé par Marion Bet. 

Illustration : Piero di Cosimo, « Le feu de forêt », 1505. 

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