[Bulletin #4] Le séparatisme à l’aune de l’Histoire

Ce second texte de notre bulletin #4, « La guerre civile est déjà finie », consiste en la réponse de Nadia Henni-Moulaï au précédent article d’Emmanuel Phatthanasinh. Il sera suivi d’un troisième texte de Haoues Seniguer, maître de conférences à Sciences-Po Lyon et spécialiste de l’islamisme.

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Qu’est-ce que le séparatisme raconte de notre pays, la France ? La réalité que désigne « le séparatisme », comme l’appelle le président Macron, diffère de celle pointée jadis par son prédécesseur, à savoir le « communautarisme ». Si la loi contre le séparatisme a suscité la controverse au sein de la gauche et des populations musulmanes, le choix de ce terme permet d’évacuer voire de disqualifier son pendant, « communautarisme », du débat médiatique, passage désormais requis pour donner contenance et légitimité à des concepts dépourvus, souvent de réalité sociologique, d’ancrage de terrain. Cette bascule lexicale séparatisme vs. communautarisme a beau être en partie une pirouette langagière du président, elle est donc moins stylistique que lexicale, plus conceptuelle que politicienne.

Le discours des Mureaux, prononcé, le 2 octobre 2020, moins de deux semaines avant l’assassinat de Samuel Paty, l’illustre. Tout en reconnaissant la faute morale des élites, faiseuses de ghettos et de séparatisme populaire, Macron pointe les quartiers populaires comme le terreau du «  séparatisme islamiste ». « Un projet conscient, théorisé, politico-religieux » qui produit « souvent la constitution d’une contre-société » contraire aux « lois de la République ». Parmi les symptômes de ce séparatisme : « la déscolarisation des enfants », « le refus de serrer la main » ou encore « le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées ».

 

« Cette bascule séparatisme vs. communautarisme est moins stylistique que lexicale, plus conceptuelle que politicienne. »

 

Comme le souligne V. Geisser, le terme de séparatisme, courant dans les recherches internationales, est « surtout employée pour qualifier les projets de groupes minoritaires ou minorisés cherchant à faire sécession sur le plan territorial » : Basques, Catalans, Corses, Ecossais… En France, c’est Eric Maurin, économiste, qui évoque, en 2004, « le séparatisme social » pratiqué par les couches aisées de la société comme un maillon essentiel de leur stratégie d’entre-soi[1]. La notion de communautarisme, comme le rappelle, Fabrice Dhume-Sonzogni dans Communautarisme, enquête sur une chimère du nationalisme français (Ed. Démopolis, 2016) impose pour sa part un signifiant tout en écrasant le signifié. Selon le chercheur – volontiers (dis)qualifié d’islamo-gauchiste – le communautarisme est un objet d’épouvante fondé sur un fantasme collectif. Si des comportements en marge de la République, plus ou moins menaçants, existent, est-il correct de les attribuer aux seuls Français de confession musulmane ? Le cas des terroristes mis à part (lesquels veulent davantage « punir » la France plutôt que la détruire), est-il condamnable de fonctionner sur un mode affinitaire dans ses interactions personnelles ? Je ne dis pas sociales, à dessein, car les personnes visées – femmes voilées notamment – ne vivent pas en marge de la société française. Non seulement, elles sont usagères des mêmes espaces que le reste de la société (transports, centres commerciaux, espaces culturels…), mais leur visibilité est justement l’objet de la discorde auprès d’une partie de la classe dirigeante[2].

Si les mots d’Emmanuel Macron aux Mureaux perpétuent l’existence d’une menace communautariste, la bascule vers le terme « séparatisme » n’est pas anodine. Sans aller jusqu’à dire qu’il soutiendrait la thèse de F. Dhume-Sonzogni, la substitution du terme « communautarisme » par celui de « séparatisme » illustre parfaitement l’autre versant idéologique du président, enfant de la mondialisation heureuse. « Pour lui, il est naturel que les gens se tournent vers des communautés. Depuis des temps immémoriaux, la communauté structure les sociétés et les individus se structurent par rapport à elle. Anthropologiquement, nous appartenons tous à des groupes, des ethnies. Or, dans communautarisme dans son acception négative, il y a une forme de disqualification de la communauté », explique-t-on dans son entourage. Dans un interview donnée au magazine L’express, le 20 décembre 2020, Emmanuel Macron déconstruit, ainsi, une certaine définition du « communautarisme », en vogue dans la sphère médiatique : « Quand vous parlez l’arabe à la maison, que votre famille vient des rives du fleuve Congo, que vous possédez une histoire qui ne se noue pas entre l’Indre et la Bretagne, vous avez une singularité qui importe et il faut pouvoir la reconnaître », résume-t-il, insistant sur « la richesse des diasporas. »

 

Alors que recouvre le terme « séparatisme » et surtout à quelle réalité renvoie-t-il ? Qui sont les agents de ce séparatisme islamique contre lequel l’Etat a décidé d’agir, sans craindre la stigmatisation de sa population musulmane, déjà éprouvée par 15 ans de polémiques ? Surtout, est-il juste de l’employer puisqu’il a dès le 6 octobre 2020 été supprimé du projet de loi destiné à conforter les principes républicains ?

Dans un long article intitulé « La guerre civile est déjà finie », Emmanuel Phatthanasinh, co-fondateur de la revue Germinal, déploie une réflexion aussi vivifiante que discutable à propos des causes du séparatisme. Si je réfute l’idée d’une dynamique séparatiste au sein des communautés musulmanes françaises, je déplore tout autant l’absence d’objectivation du phénomène. Ces deux points charpentent le texte d’E. Phatthanasinh. Sa thèse invite à la discussion. Selon lui, « la nature du problème séparatiste n’est pas d’ordre religieux ni civilisationnel mais historique et mémoriel ».

Un fléau dont l’un des principaux symptômes s’exprimerait, selon E. Phatthanasinh, à travers un « nouvel antisémitisme musulman », façonné par l’importation du conflit israélo-palestinien dans l’Hexagone. Si des slogans antisémites peuvent être brandies lors des manifestations décrites comme propalestiniennes, ces rassemblements n’ont pas le monopole de ce racisme. Doit-on rappeler les débordements antisémites en marge des manifestations Gilets jaunes ? Doit-on rappeler la pancarte « Mais qui ? » fièrement arborée par une jeune enseignante lors d’une manifestation anti-vaccination le 7 août 2021. L’expression faisait référence à une interview de Dominique Delawarde, général à la retraite, signataire de la tribune des généraux en mai 2021. Le militaire faisait référence à « la communauté que vous connaissez bien », dans une allusion à peine voilée aux Français de confession juive, accusée de « tenir » les médias. Ces contre-exemples, s’ils ne dénient pas l’existence d’un antisémitisme chez les musulmans, « désessentialisent » ce fléau. L’antisémitisme, comme toute forme de racisme, ne repose ni sur une appartenance religieuse, ni ethnique. Par ailleurs, l’expression « antisémitisme musulman » porte en elle une approche hasardeuse, introduisant, en creux, une hiérarchie dans l’échelle des antisémitismes. Il y aurait, donc, le « nouvel antisémitisme » de banlieue (si tant est qu’il existât), fait des enfants musulmans, issus de l’immigration maghrébine apparu ex nihilo, écrasant toutes les autres formes dont le vieux fond antisémite parce que le plus récent sur la frise chronologique de notre histoire ? J’ai appris l’affaire Dreyfus à l’école. Le zèle des fonctionnaires de Vichy et l’ « antisémitisme de bureau » (Laurent Joly), l’antijudaïsme médiéval, terreau de l’antisémitisme actuel et les émeutes antisémites des colons français à Alger (lire l’excellent Berbères juifs, de Julien Lacassagne-Cohen, Ed. La Fabrique, 2020) à l’université mais aussi dans mes lectures personnelles adultes. Et si je ne nie aucune des réalités, qu’elles soient actuelles ou passées, je m’interroge sur l’affirmation « antisémitisme musulman » présentée comme un fait.

 

« Cet antisémitisme présenté comme « musulman » est décharné de sa filiation française. »

 

Loin de défendre, dans un réflexe que l’on pourrait qualifier, de communautaire, ceux qui seraient finalement mes semblables – je suis moi-même femme française, issue de l’immigration algérienne, née et grandie en banlieue, au sein d’une famille musulmane et ouvrière – je cherche surtout à resituer le débat et exiger des formulations toutes faites, qu’elles livrent leur vérité scientifique. C’est moins une affaire d’affect (puisqu’encore une fois, l’on parle de moi) que de ce que notre débat républicain doit à la vérité. Cet antisémitisme présenté comme « musulman », il me semble bien, en plus d’être approximativement défini, est décharné de sa filiation française. C’est-à-dire que cette expression promeut une croyance bancale : l’émergence ex nihilo chez les Français musulmans d’une nouvelle forme d’antisémitisme. Un antisémitisme nouveau, virginal et hermétique au milieu dans lequel il serait né – la France. Non seulement la République s’en trouve déresponsabilisée ; mais face à cette absence de responsabilité, les Français incarnant un « nouvel antisémitisme musulman » n’appartiendraient ni à l’histoire ni au contexte républicains, donc.

Surgit, alors, une question. Qui génère le séparatisme ? Qui inclut, dans les meilleurs moments et exclut dans les pires épreuves, sinon la République ? Il ne s’agit pas bien sûr de dédouaner les individus, leur violence et leur projet mené contre le bien commun de la Nation. Dans une formule célèbre, le philosophe Spinoza enjoint les Hommes à « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre ». Tout comme les ressorts de l’antisémitisme, ce qui pousse une frange des Français à s’écarter voire à faire sécession, se trouve dans le passé.

De ce passé conflictuel, Emmanuel Phatthanasinh en propose une interprétation fondée sur la mémoire et ses affres, les non-dits de l’histoire coloniale. Ce séparatisme serait né sur les fonts baptismaux du roman colonial que moult enfants de l’immigration tentent d’écrire ou de s’écrire. En flottement dans une société française pas toujours empressée de leur faire une place, ces Français tissent, détissent, retissent une place avec les fils de leurs héritages multiples, différents, adverses, parfois. Parfois, ces compositions rejouent par procuration des batailles passées, liées, éternellement, au camp « des vaincus », de « ce père humilié » par la colonisation française. Un lent chemin déclinant vers les défaites du passé, infligées aux parents, grands-parents, conduiraient, alors, vers la pente dangereuse du séparatisme. Erigé en « fantasme », il permet, alors de « rejouer » le point final, la balle du match du « conflit colonial en le travestissant en guerre de civilisations ».

Personnellement, je ne crois pas à une histoire des vaincus et des vainqueurs. J’ai grandi au cœur de cette histoire silencieuse de la colonisation, de la décolonisation et de cette France des Lumières. Sur les murs du salon de l’appartement familial, des photographies des héros de ce que les parents ou les archives de presse qualifiaient de « Révolution algérienne ». Très tôt cette description hagiographique de l’Algérie a suscité en moi une interrogation, voire un malentendu. D’abord, parce que dans mon esprit de jeune écolière française, seul 1789 marquait le moment apothéotique de l’Histoire enseignée à l’école. Ensuite, parce qu’a surgi, au fil des années et insidieusement, un décalage entre l’idée que je me faisais de la France, mon pays, et ce que j’en découvrais dans mes lectures plus matures. La découverte du massacre du 17 octobre 1961 ou l’ampleur de ce qu’avait été la colonisation en Algérie à travers les travaux de Benjamin Stora ou Gilles Manceron ont été décisives. Aucune colère sourde n’est montée en moi. J’ai eu la sensation d’ouvrir les yeux sur la complexité du monde. Surtout, j’ai saisi l’étendue du silence parental ou du moins le besoin, paradoxal, d’ériger l’Histoire, leur Histoire née dans les entrailles de l’Algérie française, au rang d’anecdote pour ma mère ou de mythe romantisé de l’Algérie pour mon père, pour mieux contourner, aussi, la réalité de la guerre et des traumatismes qu’en tant qu’homme musulman il s’est employé à dissimuler derrière les plis de son irascibilité.

 

« L’on peut être un colonisé et demeurer un héros. Dans ce roman colonial, les vaincus ne sont pas ceux que l’on croit. »

 

Il m’a fallu, alors, frayer un chemin dans la forêt de silence, les éclats de violence suspendus et les recoins soigneusement embellis de notre histoire républicaine. Qu’aurait pensé mon père de ces débats, de ce « séparatisme » et des querelles médiatiques répétitives, lui, né dans l’Algérie française de 1925, fraichement débarqué dans cette métropole aussi reluctante que rêvée, un matin de mars 1948 ? Lui, dont les mains ont certainement commis l’irréparable pour cette Algérie libre et cette France digne ? Qu’aurait-il pensé ? Peut-être aurait-il pu apprendre la France à ceux qui en détourne les fondements mêmes. Contrairement à ce qu’un Eric Zemmour propage, l’on pouvait aimer la France et se battre pour l’Algérie indépendante. Car le visage de la France dans l’Algérie coloniale n’était pas celui de la République. Et j’en suis certaine, il aurait pu apprendre beaucoup de la trajectoire de ce père, colonisé jusqu’à 37 ans, mais dont la narration a échappé à la victimisation. Et c’est un bel héritage laissé par lui. L’on peut être un colonisé, un descendant de colonisé, et demeurer un héros. Ce roman colonial, il y a urgence à se l’approprier mais surtout à en réécrire l’incipit. Car dans ce livre, les vaincus ne sont pas ceux que l’on croit. Tout comme les vainqueurs. Leur progéniture lointaine ou récente pourrait en tirer bénéfice et sortir, pour citer E. P, de ce « complexe identitaire ».

La République a perdu plus qu’elle n’a gagné en Algérie et dans ses colonies. Et de cette relecture de l’Histoire, il est urgent de rappeler que les colonisés portent en eux les germes d’un héroïsme teinté de résilience et d’honneur. D’ailleurs, si le FLN n’a pas fait taire les armes, c’est à la table des négociations qu’il s’est hissé au rang d’embryon de nation civilisée et moderne, donnant à la France, tournée vers l’anachronisme de la guerre pour une nation de son rang, une leçon dont l’écho siffle encore aujourd’hui. Peut-on nourrir un projet séparatiste quand l’on sait descendre d’une autre histoire, celle de héros silencieux et invisible ?

Contrairement aux allégations des politiques, relayées par le président Macron lors de son discours des Mureaux, le séparatisme aurait, donc, moins à voir avec l’islam et l’interprétation des textes que la mémoire coloniale. Soldons, alors, le passé colonial, le séparatisme devrait, donc, disparaître. Un syllogisme simplificateur tant il évacue l’un des problèmes de fond qu’entretient la République avec la religion musulmane et surtout sa visibilité. Une relation que le débat autour du communautarisme, puis du séparatisme synthétise, magistralement. La loi contre le séparatisme islamique s’adresse, en premier lieu, à la frange « en rupture avec l’islam des grands-parents, des parents, qui ont baissé la tête… » comme l’écrit Hakim El Karoui[3], mais prend la partie pour le tout. Une approche métonymique du nœud qui ne sert ni la République, ni l’immense majorité des musulmans républicains. Et qui évacue la relation à l’islam dans la gestion et la domestication de la question musulmane dans le contexte français. La longue histoire du statut des musulmans dans l’Algérie coloniale recèle bien des indices pour comprendre les crispations du présent.

Le 24 février 1834, une ordonnance royale ratifie l’annexion de l’Algérie par la France et délie la question de la nationalité de celle des droits civils. Un appendice au Code civil qui conduit à des disparités civiques entre Juifs et Musulmans. Jusqu’en 1865, ces derniers, qui n’ont pas la pleine nationalité, n’ont aucun moyen de l’obtenir. Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 édicte que : « L’indigène musulman est français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane (…) Il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français ; dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France ». Un déni de citoyenneté manifeste qui annonce le Code de l’indigénat (fondé sur l’esprit du Code noir) de 1881 et se pare des atours du droit pour réglementer le fonctionnement colonial en Algérie. Celui-ci confirme la discrimination du sénatus-consulte de 1865 et organise la dépossession foncière des Indigènes, comme l’explique Gilles Manceron, historien de la colonisation. L’abrogation de ce « monstre juridique » en 1946 laissa subsister un suffrage non universel et un double collège électoral jusqu’en 1958.

 

« La gestion de la question musulmane s’inscrit dans un temps long dont bon nombre de républicains ont tenté de gommer les aspérités. »

 

De la même manière qu’E. Phatthanasinh analyse le séparatisme comme une réinterprétation du roman colonial, il est fallacieux d’établir un parallèle entre cette histoire de la nationalité vs. des droits civils et de l’Etat français vs. sa minorité musulmane. Si je me garde bien d’associer mon sort – celui d’une Française issue de l’immigration en 2022 – à celui de mes aïeux – confrontés au joug colonial français – il serait néanmoins naïf, lacunaire, de contourner une réalité. En France, la loi contre le séparatisme, la loi de 2004 et l’ensemble de la gestion de la question musulmane ne proviennent ni du néant, ni d’une panique des autorités. Ils s’inscrivent dans un temps long, une histoire et un héritage dont bon nombre de républicains ont tenté de gommer les aspérités. Des milieux « indigénophiles », pour reprendre les termes de Patrick Weil, aux militants de l’indépendance algérienne. Finalement, le séparatisme, comme phénomène sociologique, est une inflammation, une réaction de la République aux bafouements de ses propres idéaux, et dont nous affrontons, il me semble, bien des ressacs. Les bégaiements de notre présent en attestent.

Alors, une question en amenant une autre, une interrogation capitale affleure : la République dispose-t-elle des ressources pour freiner les velléités de sa frange « séparatiste musulmane » ? Surtout, notre pays peut-il sortir du fatras sociétal, de cette incohésion que la narration politique mais aussi médiatique attribue, exclusivement, aux agents d’un séparatisme dont la forme la plus extrême s’incarne dans les figures nihilistes des jihadistes français de Daesh ?

Il me semble qu’en ses entrailles, la République porte le mystère de sa réhabilitation, de sa rédemption même. Parce que le passé, ses errements, ses fautes nourrissent un malentendu que le terreau de l’extrémisme, du terrorisme fertilise. À de nombreuses reprises, la République a marché à côté de ses idéaux, ceux des Lumières, de 1789. Or, et c’est bien là que réside l’un des nœuds, le passage à l’État moderne français, l’érection du Code civil en 1804 par Bonaparte, est l’œuvre de l’impérialité, de la puissance militaire et d’une pratique autoritaire du pouvoir. Pis, il repose sur un projet colonial qui continue d’irriguer l’imaginaire collectif, l’héroïsme français.

 

« Comme Ahmed, d’autres ont brandi un miroir à la face de cette République, déformée par ses travers. »

 

Dans Des empires sous la terre (Ed. La découverte, 2021), Mohamad Amer Meziane, philosophe et enseignant à l’université Columbia à New York, soutient une théorie aussi confondante qu’inspirante. Selon lui, la sécularisation est moins la mort de Dieu qu’un moyen pour l’Empire, puis la République, d’asseoir une domination coloniale. Surtout cette impérialité est intrinsèque à la relation qu’entretient l’Europe avec l’islam. Un angle d’observation qui pousse à bousculer son propre regard sur l’histoire de France mais aussi sur celle des colonies, à commencer par l’Algérie. Contrairement à ce qu’Emmanuel Phatthanasinh avance, et en tant qu’auteure d’un livre sur la trajectoire de mon père de l’Algérie coloniale des années 20 à la France des années 2000, je n’assimile pas le statut colonisé de mon père, Ahmed, à celui du vaincu.

Inutile de revenir sur la longue gestation de la guerre d’indépendance, des prémisses de l’Algérie française – la lutte d’Abdelkader, la fronde de Cheikh Haddad, la révolte des Mokrani, puis Sétif le 8 mai 1945 et enfin la Toussaint rouge. Comme Ahmed, d’autres n’ont pas baissé la tête. Au contraire, ils ont brandi un miroir à la face de cette République, déformée par ses travers. Pour qu’elle regarde les plis dans lesquels elle a, alors, dissimulé ses valeurs humanistes, maquillé sa défaite vis-à-vis d’elle-même. Et cette histoire que les enfants de l’immigration racontent, que je raconte, relève davantage du documentaire que du roman colonial. C’est une plongée dans l’Histoire mais en nous-mêmes, aussi. Et si le prix de l’apaisement réveille la blessure narcissique, le jeu en vaut la chandelle. Dans le tumulte de l’époque, la République se doit d’assumer ce qu’elle fut. Elle peut résister à tout, même à la vérité des faits.

 

Par Nadia Henni-Moulaï, journaliste, autrice d’Un rêve, deux rives (Slatkine & Cie, 2021)

 

Illustration : Les Mureaux, collège Jean Vilar. License Creative Commons.

 

[1] https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2021-1-page-3.htm

[2]https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/le-communautarisme-cette-chimere-toxique

[3] Hakim El Karoui, « Un islam français est possible », 2016, p. 47

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