L’école émancipatrice

Dans l’édito de Germinal, #5, « L’école émancipatrice », novembre 2022, Marion Bet et Christophe Prochasson dégagent les grandes lignes et l’actualité d’un « socialisme d’éducation ». 

 

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L’école émancipatrice

L’école connait aujourd’hui en France la situation paradoxale d’une institution centrale mais en grande difficulté. Au cœur du projet et des institutions républicaines, elle est un des principaux vecteurs d’intégration et se présente comme le lieu tant de formation des citoyens que d’attribution légitime des positions sociales par le travail au travers des parcours scolaires. Cette place centrale qu’occupe aujourd’hui l’école est le résultat de la démocratisation scolaire initiée par les lois Ferry qui généralisent l’enseignement primaire, laïc, gratuit et obligatoire puis de la massification scolaire d’après-guerre marquée par l’allongement de la scolarité obligatoire à 16 ans et l’unification des parcours scolaires qui aboutit notamment en 1975 au « collège unique ». Avec la massification scolaire, l’école est devenue l’un des fondements de la démocratie sociale mais aussi, par le même mouvement, un lieu de différenciation encore trop inégalitaire. La France est ainsi l’un des pays où le milieu socio-économique influe le plus sur les performances scolaires, comme le révèlent les classements PISA : 25% des élèves les plus défavorisés du classement ont 4 fois plus de chances d’être les mauvais élèves du classement.  À cela s’ajoute une dynamique de fragilisation qui affecte l’institution scolaire depuis plusieurs dizaines d’années : les parcours scolaires demeurent fortement marqués par les inégalités sociales, les comparaisons internationales font état de certains retards dans l’acquisition des compétences par les élèves français, le métier d’enseignant pâtit d’une faible attractivité et d’une dégradation de ses conditions d’exercice, l’enseignement privé progresse à mesure que la confiance dans l’école publique s’étiole. Dans ce contexte, la série des récentes réformes de l’institution scolaire a davantage suscité de lassitudes qu’apporté des solutions ambitieuses aux maux de l’école.

Pour comprendre ces difficultés et les possibilités d’y remédier, il faut les rapporter aux transformations majeures produites par la massification scolaire qui ont constitué avec l’industrialisation et la démocratisation politique un des principaux vecteurs de transformation sociologique de la nation. Ces trois phénomènes sont liés : la nécessité de démocratiser l’enseignement a procédé tant de l’avènement du suffrage universel que d’une division du travail social de plus en plus poussée qui a exigé un niveau de formation minimal pour tous. Au-delà de former des citoyens et des travailleurs, la massification scolaire a produit des effets sociologiques décisifs : elle a nourri la recherche d’équité dans la société en soumettant les parcours scolaires et  par conséquent l’attribution des positions sociales par le travail à des critères de justice fondés sur les capacités et a contribué à réduire les différences entre les classes sociales par l’expérience commune de la scolarisation fondée sur des critères universels et participant au processus d’intégration nationale. L’école a également développé la réflexivité par une connaissance davantage partagée des phénomènes sociaux. L’affaiblissement de l’école publique met donc en cause tant l’équité sociale que l’unité nationale. La capacité des individus et de la nation à s’intégrer pleinement dans la division du travail qui relève plus que jamais de la compétition internationale s’avère entravée, de même qu’une compréhension partagée par l’ensemble des citoyens des phénomènes sociaux et environnementaux nécessaire à la transformation de la société.

 

Le socialisme d’éducation

Du temps qu’il se comptait dans ses rangs, Charles Péguy avait fait de la formule « socialisme d’éducation » celle qui correspondait le mieux à sa conception de ce que l’on nommait alors « l’idée socialiste ». Le socialisme, compris alors comme la force politique et morale à même d’accomplir les promesses républicaines, ne pouvait être réduit à l’état d’une simple doctrine visant à la juste répartition des richesses. Sa dimension morale n’en était pas le moindre de ses composants. La transformation à laquelle le socialisme appelait passait par l’éducation et, par le truchement de celle-ci, la formation d’une humanité nouvelle. Les socialistes furent dès lors les premiers protecteurs d’une école républicaine s’adressant à tous.

Le rapport Langevin-Wallon commandé par le gouvernement provisoire de la République française en novembre 1944 et rendu public en 1947, énonce clairement le sens de l’émancipation par la démocratisation scolaire. L’intensification de la division du travail social et donc des interdépendances rend nécessaire une élévation générale du niveau scolaire afin d’assurer à chacun une culture commune à partir de laquelle s’opère la spécialisation. Plusieurs principes généraux permettent alors d’envisager la démocratisation scolaire d’après le rapport Langevin-Wallon. Le premier est le principe de justice qui souligne l’importance de l’équité de la spécialisation fondée sur des procédures de qualification objectives et ouvertes aux talents en même temps qu’il affirme l’égale dignité des compétences et des emplois qui contribuent au bien social. Le second principe est celui de l’importance de la culture générale dans la formation du sens critique et de la réflexivité nécessaire à tout citoyen. La culture générale, dans laquelle les sciences sociales doivent occuper une place centrale, permet de développer chez l’élève et le citoyen la conscience de l’importance d’une connaissance relationnelle du tout social. Pour citer Paul Langevin : « Nous concevons la culture générale comme une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, non seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui permettre de choisir à bon escient avant de s’engager dans une profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison avec les autres hommes, de comprendre l’intérêt et d’apprécier les résultats d’activités autres que la sienne propre, de bien situer celle-ci par rapport à l’ensemble ». Ce qui se joue dans la démocratisation scolaire est donc une transformation profonde du lien social : l’école est appelée à attribuer des positions selon les aptitudes des individus et non l’appartenance de classe – elle préfigure donc l’ambition d’une société égalitaire – et entend par développer chez chaque citoyen une connaissance active de la société dans son ensemble.

La place centrale de l’école dans la conception socialiste de l’émancipation explique donc l’importance politique qu’a pu avoir la « classe enseignante », tout à la fois clientèle électorale et puissance morale sur lesquelles s’adossèrent longtemps les différents partis socialistes et communiste.

Comment ne pas associer la crise dans laquelle est entré le socialisme dans les quatre dernières décennies à l’affaissement de ce socle éducatif ? On souligne souvent que l’éloignement des classes populaires, plus ou moins liées à une désindustrialisation ayant contribué à l’effacement du grand acteur historique que fut pour lui la « classe ouvrière », a miné peu à peu l’identité d’un socialisme désormais orphelin et désorienté. Sans doute. C’est faire cependant peu de cas de la vieille alliance nouée entre le monde enseignant et la classe ouvrière dans les deux dernières décennies du XIXème siècle, et peut-être même avant. Il serait évidemment vain d’en appeler au rétablissement d’une telle configuration telle quelle. Le mimétisme historique est toujours voué à l’échec. Il n’en est pas moins indispensable de scruter les valeurs sur lesquelles a pu se bâtir une telle affinité politique d’autant plus que l’école, à l’abri de la brutalité des logiques de marché, reste l’un des rares domaines où peuvent encore s’exercer de grandes et efficaces politiques publiques. Elle est des services publics, celui qui incarne certainement le plus la réalité sociologique du socialisme et son ambition émancipatrice.

Dans les rares périodes au cours desquelles elle a été au pouvoir, la gauche socialiste ne s’est jamais fait faute d’engager des réformes plus ou moins ambitieuses visant à changer et même à « refonder » l’école. Comment ne pas évoquer les noms de Jean Zay ou d’Alain Savary qui œuvrèrent l’un et l’autre à de profondes transformations de l’école ? Comme d’autres qui leur succédèrent – pensons à Vincent Peillon et au projet de « refondation de l’École de la République » de 2013 – ils eurent deux grands adversaires : le temps qui manque toujours lorsque l’on prétend faire évoluer la formation de jeunes qui s’étend sur de nombreuses années et l’esprit conservateur qui, en matière éducative, se réfugie jusque dans la famille socialiste. Voici sans doute deux des grandes causes qui conduisent à déplorer le médiocre bilan des réformes socialistes relatives à l’école.

Ces échecs ont pour résultat de remettre régulièrement les mêmes idées sur l’établi. Aussi bonnes furent-elles – et il faut sans doute faire ici un sort particulier à celles du radical Jean Zay dont l’inventivité et la justesse d’analyse ont conservé un éclat auquel le socialisme contemporain est resté sensible –, ces propositions et parfois ces mises en œuvre appellent de profondes mises à jour dans des sociétés où l’économie du savoir, les modalités de la formation, la division du travail, les mobilités et les hiérarchies sociales sont bien éloignées des circonstances durant lesquelles l’école de masse fut pensée, entre la fin du XIXème siècle avec les lois Ferry et les années 1960, temps de la seconde démocratisation scolaire. Les priorités sont désormais d’une autre nature que la prolongation de la scolarité ou la création d’un grand service unique de l’éducation, quoique l’on puisse encore être attaché à de telles mesures d’un point de vue socialiste.

La référence à cette histoire héroïque de l’école et de ses transformations alimente un mythe qui a cessé de produire ses effets. Dans le moins pire des cas, c’est l’indifférence qu’il rencontre dans une profession désespérée par l’essor d’une énergie réformatrice qui a fini par les lasser tant elle s’est avérée peu porteuse de transformations positives. Dans le pire des cas, l’école d’hier, celle des bâtisseurs, est devenue un horizon rempli de nostalgie pour une institution qui fonctionnait, savait former les élèves et satisfaire les enseignants. Comme l’opèrent tous les replis pratiqués par la gauche depuis les années 1980, cette réinterprétation de l’histoire d’une école démocratique inventée par la Troisième République traduit la profonde crise d’identité du socialisme contemporain. Le ministère de Jean-Pierre Chevènement, qui raviva les couleurs de la Troisième République au moment même où ce dernier fut nommé ministre de l’Éducation nationale d’un gouvernement socialiste en 1984, en est une illustration intéressante. Il fut de ceux qui donnèrent une intensité particulière à la controverse opposant les « républicains » aux « pédagogues », en mettant à bas tout ce que la gauche avait porté d’innovations pédagogiques (parfois peut-être, il est vrai, avec une certaine crédulité) dans les années 1960 et 1970. Ce basculement des politiques publiques conduites par la gauche du côté d’un esprit conservateur eut son prolongement dans celles menées par Claude Allègre. Ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement Jospin (1997-2000), il incarna par la mise en accusation des enseignants le fossé qui ne cessa de se creuser, depuis lors, entre le Parti socialiste, le socialisme et les enseignants.

 

Trois grands principes pour une école socialiste

Au cœur d’une conception socialiste de l’école doivent se trouver trois grands principes contrant les conceptions conservatrices et libérales qui disposent aujourd’hui de la plus grande écoute : équité de la différenciation, universalité du système scolaire, émancipation par le savoir. À ceux qui défendent une école éliminatrice, rassemblant les « bons » et écartant les « mauvais », règne d’une sélection qui n’aurait qu’un « mérite » mal pensé pour horizon, il faut conserver à l’école une mission de service public, visant au rétablissement d’une égalité démentie par une société où se creusent les inégalités. C’est beaucoup lui demander, sans doute trop, d’autant plus que cette promesse républicaine sur laquelle les discours ont longtemps porté n’a jamais cessé d’être contredite par les faits. Depuis les années 1960, les sociologies du monde scolaire n’ont cessé de dénoncer la « reproduction » des inégalités par l’école voire de mettre au jour leur aggravation. Avant même que ne s’établisse presque comme un lieu commun cette lucidité sociologique, les observateurs les plus aiguisés de l’école savaient que les quelques « exceptions consolantes », selon la fameuse formule de Ferdinand Buisson, faites de « boursiers méritants », ne pouvaient suffire à consoler l’école républicaine de ses nombreuses défaites. Trop d’enfants n’y trouvaient pas l’accomplissement de la promesse annoncée. Aujourd’hui, ces inégalités persistent : ainsi dans l’Académie de Créteil, en 2015, 58 % des élèves en décrochage proviennent du lycée professionnel, contre 23 % du lycée général et 12 % du collège[1]. Quant au taux d’abandon scolaire, s’il est en constante diminution, il est encore de 8,2% en 2019[2]. Reconnaissons tout de même qu’au-delà des phénomènes de reproduction qui doivent plus à l’existence de classes sociales qu’à école, la démocratisation des savoirs et l’exigence de qualification comme condition de l’équité dans la division du travail social ont bien été le fait de l’école publique. En cela l’école a bien été, sur le temps long, un vecteur important de réduction des inégalités et de développement de l’exigence de justice dans la société.

Une telle lutte contre les inégalités passe par la construction d’une école universaliste, ennemie de tous les communautarismes. Les regroupements homogènes sont les premiers pourvoyeurs d’inégalités, que ceux-ci soient religieux, culturels ou, plus encore, sociaux. La montée en puissance de l’enseignement privé n’est pas un bon signe : 34 000 élèves sont aujourd’hui scolarisés dans des établissements primaires indépendants, au lieu de 10 000 élèves en 1980, et l’enseignement supérieur privé accueille désormais 21% des étudiants – soit l’équivalent de l’enseignement sous contrat – contre 5% des étudiants en 1980. Cette expansion dénote autant la sécession de familles aisées que de familles modestes attachées à leur « identité » religieuse ou culturelle, voire à la fuite de toutes celles, nombreuses, qui ont perdu confiance dans une école publique ne répondant plus à leurs attentes, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons. Comment en effet accueillir des « enfants différents » sans fournir les moyens indispensables à une telle inclusion ? Les parents en sont souvent réduits à cette fuite. On sera en revanche moins compréhensif face aux stratégies scolaires dont les prétextes avoués dissimulent parfois la quête des voies d’excellence au détriment de toute mixité scolaire, attestée en particulier dans les classes moyennes supérieures.

Il est un troisième principe sur lequel ne peut manquer de s’adosser un « socialisme d’éducation » revisité. Celui-là a trait à la conception même de l’enseignement et à la nature des connaissances transmises. La culture scolaire doit reposer sur des pratiques actives, souvent collectives et sur un ensemble de connaissances qui permettent de nourrir chez chaque citoyen une compréhension fine de la société.  Cela suppose de ne pas réduire l’enseignement à la formation professionnelle dans la mesure où une culture générale fondée sur les sciences physiques, du vivant et sociales, permet à la fois de développer des compétences transversales qui facilitent l’acquisition de compétences futures et permet de développer la réflexivité quant aux formes que prend la division du travail social.

Ce débat est toujours très sensible dans les allées de l’enseignement professionnel où s’affrontent deux conceptions. La première défend l’idée que le lycée professionnel, comme le Centre de formation d’apprentis, n’ont guère d’autres missions que celles de transmettre à des salariés en formation les compétences techniques qu’exigent leurs métiers ; la seconde, dénonce le manquement de cette conception à l’un des buts assignés à l’école – former des citoyens éclairés – et souligne la réalité des mobilités professionnelles commandées par un monde professionnel toujours en quête d’innovation. Apprendre à s’adapter face à des défis sempiternellement renouvelés, telle est la nouvelle émancipation qui appelle un enseignement général robuste et richement doté.

La pensée conservatrice quant à elle dénonce aujourd’hui le contenu émancipateur des savoirs transmis par l’école, n’y reconnaissant qu’une propagande au profit de « l’extrême gauche » pour lui opposer d’ailleurs sa propre propagande alimentée aux meilleures sources du nationalisme. Quelques « affaires » bienvenues permettent parfois, hélas, d’étayer leur propos. Il n’empêche, les fondateurs de l’école républicaine avaient déjà bien compris que l’école ne pouvait pas ne rien dire, qu’elle doit délivrer un message appuyé sur les grands principes permettant à une société d’égaux de voir le jour et doit pour se faire développer les savoirs et les compétences par l’éveil actif des élèves afin qu’ils soient aux prises avec la réalité présente de la société.

 

Mettre en œuvre

Mettre en œuvre des pratiques et des politiques à même de répondre à ces principes n’est pas le défi le plus simple à relever. Les recherches en sciences de l’éducation, ancrées sur les approches complémentaires issues des sciences sociales comme des sciences cognitives sont aujourd’hui en mesure d’aider à la formulation de bonnes politiques publiques. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de noter que les pensées conservatrices professent le plus profond mépris pour les sciences de l’éducation quand elles célèbrent les apports de toutes les sciences du cerveau confortant leur passion pour l’inné et un déterminisme qui cohabite au demeurant bien mal avec l’idée de méritocratie.

Les grands pédagogues qui ont accompagné l’essor de l’école de masse, dont beaucoup furent liées à l’histoire du socialisme, n’ont pas perdu de leur intérêt. Leur « socialisme éducatif » insistait sur le caractère collectif et pratique des apprentissages. Jaurès lui-même apporta sa pierre à une réflexion portant sur les contenus, soucieux de ne pas couper les matières enseignées des progrès de la connaissance et des demandes sociales. Pétri d’excellence et de culture classique, il n’en omettait pas pour autant que l’école s’adressait aussi à son temps. Un article publié en 1911 dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieure semble répondre à nos réactionnaires contemporains convaincus que l’école massifiée est condamnée à un irréparable déclin :

« On a beaucoup discuté depuis quelques mois au sujet de la culture classique. On a prétendu qu’elle s’affaiblissait dans notre pays, et que par là l’esprit français lui-même était menacé dans ses sources profondes. Des hommes considérables, des écrivains, des artistes, même des industriels, qui se constituaient les gardiens « du goût », ont poussé le cri d’alarme. Et certes, je ne méconnais qu’il y aurait péril pour un peuple à se séparer de ses origines. Ce serait, je crois, un grand malheur, si le beau fleuve des traditions antiques cessait de se développer à travers les champs de la France. Mais il me semble que la question n’a pas été bien posée. Elle est d’une difficulté et d’une complication extrêmes. Une nation moderne, qui doit être en communication avec les autres nations modernes, avec leur littérature, avec leur génie et qui doit manier aussi le formidable appareil des sciences nouvelles, ne peut pas donner à l’étude des lettres antiques la même quantité ou plutôt la même proportion de temps qu’elle leur donnait autrefois. Ce n’est que par un prodige d’aménagement qu’elle pourra distribuer les forces de son esprit sur tant d’objets divers.[3]»

Tel est le défi lancé par Jaurès : ancrer l’école dans son temps afin de ne pas la réserver à une mince élite qui aimerait restreindre son rôle à celui d’un outil de distinction.

Cette ligne appelle des pratiques pédagogiques diversifiées et adaptées à des publics hétérogènes. Les inégalités sociales et l’hétérogénéité scolaire qui en découlent exigent des accompagnements différenciés. Cette mixité constitue bien plus un atout qu’une entrave dans la lutte contre les inégalités. Avec la même volonté de répondre à de nouvelles coordonnées socio-culturelles, on ne peut faire face à la « crise de l’autorité » par les seules préconisations disciplinaires dont on sait les limites. L’indispensable autorité des maîtres ou des chefs d’établissement passe aujourd’hui par des dispositifs collaboratifs, attentifs à la parole de toute la communauté enseignante, enseignants, responsables administratifs, élèves, parents et partenaires de l’école. Rien de plus délicat mais les pratiques verticales et frontales auxquelles l’enseignement traditionnel s’est longtemps conformé ne peuvent apparaître désormais que comme la solution la plus paresseuse.

Un dernier train de mesures s’impose. Il concerne l’ensemble d’une profession dont la situation morale et financière n’a jamais été aussi médiocre. En l’absence d’une puissante mythologie dont avait pu profiter la classe enseignante jusque dans les années 1970 – encore qu’il faille évidemment nuancer les effets de celle-ci –, les professeurs d’aujourd’hui, de la maternelle à l’université, affrontent une déconsidération sociale extrêmement préoccupante. Celle-ci n’est pas dû seulement à la baisse continue de leur rémunération qui n’a jamais atteint, par le passé, les niveaux que l’on aurait pu attendre au regard de la gravité de la tâche exercée – à titre d’exemple, le salaire d’entrée d’un professeur est passé de 2,2 fois le SMIC en 1980 à près de 1,2 fois le SMIC en 2022[4]. Qu’il faille un rattrapage ne saurait être contesté. Il faudra cependant faire davantage en rétablissant le prestige d’un métier que le socialisme a longtemps placé au centre de son attention par la mise en avant d’un autre discours que celui qu’abrite la petite musique de la lutte de tous contre tous. Il serait bon que l’on retrouve aujourd’hui quelque sens à la belle formule de Péguy : « socialisme d’éducation » d’où s’élève un idéal commun où s’affichent l’entraide et la juste répartition des biens, quelles que soit leur nature.

 

 

[1] Pôle Académique de la Prospective et de la Performance (PAPP). Évolution du nombre de décrochés entre 2011 et 2015. Paris : Rectorat de Créteil, 2015, p. 19.

[2] https://www.education.gouv.fr/la-lutte-contre-le-decrochage-scolaire-7214

[3] Jean Jaurès, « Prolétariat et culture classique », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 1er octobre 1911, Œuvres de Jean Jaurès, t.17 : Le pluralisme culturel, édition établie par Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine, Paris, Fayard, 2014, p.306-307.

[4] Voir les travaux de Lucas Chancel à ce sujet : http://lucaschancel.com/enseignants/

 

Marion Bet est agrégée de Lettres modernes. Diplômée de sciences politiques, elle est doctorante en philosophie à l’EHESS et membre du comité de rédaction de la revue Germinal.

Christophe Prochasson est historien, directeur d’études à l’EHESS (Cespra) et président de l’EHESS. Il a également été recteur de l’académie de Caen (2013-2015) et conseiller du président de la République pour l’Éducation (2015-2017). Ses travaux portent notamment sur l’histoire intellectuelle du socialisme français et sur la Première guerre mondiale. Il est membre du comité de rédaction de la revue Germinal.

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