La gauche, l’universalisme et le marché : des angles morts de Germinal ?

Le premier numéro de la revue Germinal, consacré au retour des nations, avait déjà fait l’objet d’une discussion avec Paul-François Schira, haut fonctionnaire [1]. Dans la continuité de ce dialogue engagé et libre entre le monde académique et l’action publique que la revue cherche à nourrir, nos trois premiers éditoriaux [2] ont récemment été discutés par Frédéric Lavenir, haut fonctionnaire, responsable associatif et ancien dirigeant d’entreprise.

Son texte soulève trois perspectives critiques qui lui apparaissent comme autant d’« angles morts » de la réflexion engagée par la revue à ce stade de son existence. Il met en cause les fausses évidences à se réclamer sans examen critique ni davantage de précisions de la « gauche », appelle des précisions sur la capacité d’un socialisme écologique à éclairer l’opposition entre universalisme et communautarisme et souligne enfin l’insuffisance de la compréhension du marché tel qu’il se trouve présenté dans les éditoriaux.

Frédéric Lavenir identifie des points décisifs qui appellent des clarifications et de nouveaux travaux au long cours. Qu’il soit ici vivement remercié pour avoir pris le temps de coucher sur le papier ce que lui a inspiré la lecture de nos premiers éditoriaux et d’avoir accepté d’en débattre publiquement.

 

La gauche, l’universalisme et le marché : des angles morts de Germinal ?

 

Par Frédéric Lavenir

 

L’engagement politique et philosophique de Germinal, tel qu’il ressort des éditoriaux des trois premiers numéros de la revue, repose sur une vision critique de ce capitalisme financier mondialisé et faiblement régulé que nous dénommons « ultra-libéralisme » ainsi que sur le projet d’en comprendre les mécanismes, d’en décrire les effets – idéologiques, politiques, écologiques, sociaux – et d’explorer la possibilité d’autres modèles.

Dans une approche qui rappelle celle de Marcel Gauchet, Germinal dévoile d’abord la dimension fondamentalement individualiste de l’univers ultra-libéral, ses conséquences dissolvantes sur la citoyenneté des droits et devoirs et sur la structuration du champ politique dans nos démocraties. Pour sortir de l’hystérie productiviste et consumériste, la revue esquisse ensuite une vision écologique de l’économie, intégrant indissociablement dimension productive, dimension sociale et dimension environnementale en une approche certes inachevée mais indéniablement très féconde et efficacement disruptive. Enfin, prenant acte de l’« archipélisation » de la société post-industrielle, Germinal s’attache à en identifier les déterminants socio‑économiques et les logiques de classes sous-jacentes, selon une axiomatique marxiste certes profondément renouvelée mais fondamentalement fidèle au postulat universaliste de la gauche historique.

Le caractère subjectif de ce bref résumé en dix lignes n’aura bien sûr échappé à personne. Il ne prétend ni rendre compte exhaustivement du riche contenu de ces trois éditoriaux, ni évidemment identifier un quelconque « positionnement politique » de Germinal. Plus modestement, il exprime l’intérêt et la grande sympathie que m’inspire sa démarche intellectuelle honnête et libre – une vraie confiance aussi dans la capacité de cette démarche à nourrir utilement le débat politique et l’action publique.

Or il se trouve que mon histoire personnelle, comme responsable associatif, comme fonctionnaire et comme chef d’entreprise, m’a donné par la force des choses un point de vue particulier, issu d’une expérience concrète de la décision et de l’action ainsi que des conditions dans lesquelles les projets et les intentions se confrontent au réel et le mettent en mouvement : la viscosité des comportements et la distance qui sépare la décision de ses effets ; l’antagonisme irréductible du court terme et du long terme; le poids prédominant des émotions, de l’imagination et des rapports de force par rapport à celui de la raison, des faits et du droit ; l’omniprésence du hasard et aussi la puissance de la solidarité comme facteur de résilience individuelle et collective – pour le meilleur et pour le pire.

Par ailleurs, si je manque de l’outillage conceptuel et de la légitimité académique qui en principe donnent poids à une opinion et à une parole, j’ai l’avantage de ne devoir assumer aucune « identité » de parti ou d’école de pensée, ni préserver une quelconque « cohérence idéologique » : j’en tire une certaine forme de liberté ou de naïveté, comme on voudra, qui explique peut-être que me soient apparus dans ces premiers éditoriaux de Germinal, non comme le résultat d’une réflexion systémique mais comme une évidence subjective, quelques angles morts laissant hors de vue des objets pourtant dignes d’intérêt.

La « gauche » : le mot et la chose

Dans le premier angle mort se trouve « l’éléphant au milieu de la pièce » : le questionnement sur la notion même de «gauche», l’exercice cartésien de mise en doute. La gauche aujourd’hui en France s’autodésigne en effet d’un nom qui ne renvoie plus ni à un projet de société rêvé ensemble, ni aux intérêts d’un groupe social identifié, ni même à un contenu programmatique stable et partagé dans la durée – mais à un système de « signes de reconnaissance » (mots-clés, références historiques, symboles, etc.) dont la cohérence formelle dissimule la circularité et à l’abri duquel chacun, sans se laisser perturber par antagonismes et incompatibilités, met sa religion personnelle.

Ce « bloc sémantique » figé, orphelin du marxisme et désormais sans ancrage conceptuel, a pour conséquence d’empêcher tout renouvellement du vocabulaire : puisque les mots sont la chose, ils ne peuvent en aucun cas s’effacer, sauf à détruire la chose elle-même ! Or, il ne va pas de soi de continuer de se nommer « gauche » quand la topologie à laquelle se réfère ce terme n’existe plus que comme une rémanence. Bien au contraire, en renvoyant à une identité « de gauche » définie non par une vision articulée du monde et de l’histoire mais par un ensemble de liens affectifs, d’émotions et de résonnances sentimentales, il inhibe la pensée, l’enferme dans un conservatisme indépassable : au mieux il stérilise la réflexion; au pire il entraîne confusion et dérives.

Plus profondément, cette absence de questionnement a pour effet de verrouiller la problématique des fondements moraux et des finalités et postule donc tacitement que ceux‑ci sont déjà définis et consensuels, portés par le seul mot de « gauche » sans qu’il soit besoin de chercher plus avant à les expliciter : « peuple de gauche », « projet de gauche », « union des gauches » sont posés comme allant de soi, sans autre fondement que l’affirmation d’une évidence indémontrable et quasi-ontologique. Cette « essentialisation » du positionnement politique de gauche est un bien étrange paradoxe quand on sait le poids du matérialisme et de la pensée dialectique dans l’histoire intellectuelle de la gauche française ! Mais elle explique assez bien pourquoi, dans le champ politique, les plus récentes évolutions ont conduit à identifier la gauche non à un introuvable corpus idéologique cohérent et partagé porté par un parti – mais au charisme d’un homme (Jean-Luc Mélenchon) dont le projet de société flou et changeant a finalement peu de consistance mais dont la personne, incarnation mystique, se confond avec la gauche, «est » la gauche, en‑deçà de toute élaboration rationnelle. Son fameux « Je suis la République ! », tout comme son « Je suis la gauche !», qu’il n’a peut-être pas prononcé mais qu’on entend si fort, n’évoquent ni le Manifeste du Parti communiste ni les discours de Jaurès mais bien plutôt l’Évangile de Jean : « Je suis le chemin, la vérité, la vie ». À ceci près qu’en l’absence de toute perspective eschatologique, il ne renvoie qu’à lui-même, en une autodésignation qui parachève la circularité de cet espace sémantique fermé sur soi qu’est devenue la gauche.

L’évitement du questionnement sur ce qu’est la « gauche » conduit ainsi à en faire en pratique un mouvement d’adhésion individualiste et émotionnelle autour d’un homme et d’un système de signes – plutôt qu’une dynamique de mobilisation collective autour d’un projet et d’une espérance.

En éclairant de vive lumière cet angle mort, peut-être serions‑nous en droit d’espérer favoriser l’élaboration d’une éthique et d’un récit du progrès humain par le moyen d’un langage signifiant explicitement ce qu’il veut signifier – dissipant ainsi les ombres du non-dit sans craindre de révéler les vrais enjeux et les vrais clivages, ni de bousculer totems et tabous.

Le progressisme à l’épreuve des communautarismes

Dans le deuxième angle mort se cache l’affaire Dreyfus de notre temps : le grand débat, ou plutôt le grand combat, entre universalisme et nouveaux communautarismes.

En posant que « les hommes naissent libres et égaux », la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 a fixé l’indépassable horizon de tout projet politique fondé sur la croyance en une possibilité de progrès humain : des combats libéraux contre les castes, les corporations et les Églises aux combats socialistes pour les droits réels ; du rêve de la « main invisible » à celui des phalanstères. Or le fondement de cette éthique commune, ce sur quoi elle repose entièrement, est une hypothèse anthropologique : l’existence du « genre humain » (celui précisément auquel se réfère le refrain de l’Internationale), autrement dit celle de l’homme (celui dont les révolutionnaires affirment les droits) et la prééminence absolue de cette humanité essentielle, téléologiquement tendue vers une citoyenneté commune, sur toute autre considération. Toute diversité de naissance, de genre, de richesse, d’opinion, de langue, de position sociale, d’apparence physique, de culture – toute diversité donc ne peut qu’être seconde et sans effet sur cette commune appartenance, qui décrit à la fois une unité et une universalité, et définit à la fois le sujet et l’objet de tout projet politique : l’Homme.

Dans les décennies d’après-guerre tout cela allait de soi, en particulier pour la gauche, qu’elle soit libérale, socialiste ou communiste, réformiste ou révolutionnaire, « modérée » ou « extrême » – en un consensus qui, loin d’être naturel, était le fruit d’une longue histoire. Au milieu du XVIème siècle, la première mondialisation avait violemment entrechoqué les civilisations et directement questionné l’unité du genre humain. Bien qu’affirmée une première fois vers 1530 par la bulle Veritas ipsa du Pape Paul III, cette unité est restée fortement contestée en Occident comme en témoigne la très fameuse controverse entre Sepúlveda et Las Casas à Valladolid, au milieu du siècle, qui portait précisément sur ce point : savoir si les différences entre Européens et Amérindiens étaient des différences accidentelles ou des différences substantielles, s’il y avait ou non, des deux côtés de l’Océan, communauté de nature (et donc virtuellement de droits). C’est sur l’affirmation d’unité, héritage de Bartolomé de las Casas, peu à peu consolidée par les humanistes et de plus en plus largement partagée, que siècle après siècle s’est construit notre édifice des droits humains, référentiel éthique de tous les progressistes.

Or, ce consensus est aujourd’hui remis en cause et l’imaginaire de gauche amorce un étrange virage vers les thèses de Sepúlveda en version inversée ! Certaines différences physiques ou psychiques sont vécues et considérées comme d’irréductibles différences de nature, constituant ainsi des minorités dont la défense en tant que telles (ou la destruction) devient l’enjeu politique premier. Or, lorsque dans l’esprit d’un nombre croissant de militants ou d’électeurs se réclamant de la gauche, les individus se définissent principalement non par leur commune citoyenneté, ni même par leur commune humanité, mais par leur « race » ou leur « genre », l’humanisme universaliste n’est plus une évidence et redevient sujet de débat. Un débat qu’il faut accepter et affronter.

L’archipélisation de la société, la construction identitaire de groupes d’appartenance par ethnie, couleur de peau, religion, sexe, genre revendiqué, etc., et leur essentialisation est indéniablement un phénomène en voie de généralisation. On s’agrège à une communauté pour y trouver, non pas seulement protection et confort, mais surtout le sentiment intime d’une identité irréductible dont découle un système de valeurs et de vérités défini non pas au sein mais en dehors de la Cité. Suprémacisme blanc et islamisme procèdent, sous une forme hystérisée, de cette même dynamique radicalement excluante qu’on retrouve par exemple dans l’antisémitisme ordinaire des salons ou des banlieues, ou encore dans les nouvelles formes de censure sévissant dans certaines universités. Nulle place pour le débat, pour la bonne et simple raison que pour débattre il faut au moins partager la conviction que la possibilité même du débat a une valeur universelle, supérieure à celle des vérités subjectives en débat. Or l’hypothèse racialiste, à l’opposé de l’universalisme, postule que la tribu, dont la définition repose en général sur une hérédité ou une génétique fantasmée, a par essence des droits naturels propres, détient une vérité insusceptible de compromis.

Certes, historiquement et socialement, ce racialisme est né au creuset de la pauvreté, du chômage, des inégalités, de l’exclusion sociale et du déni de droit ; certes les appartenances communautaires restent inextricablement imbriquées aux appartenances de classe au sens classique – mais aussi imbriquées soient-elles, ces deux appartenances sont absolument distinctes et ont acquis des dynamiques autonomes. La meilleure preuve en est d’ailleurs que la classe ouvrière paupérisée des régions en déclin industriel, aux États-Unis comme en Europe, alors même que sociologiquement et économiquement elle avait naturellement vocation à se rattacher politiquement « à gauche » dans l’imaginaire politique traditionnel, s’est installée à « l’extrême-droite » sous forme de communautés locales de « petits blancs pauvres ». En sens inverse des communautés LGBT, dont les membres auraient été sociologiquement et économiquement autrefois naturellement « au centre », se retrouvent engagés à « l’extrême-gauche». Cette géographie politique des groupes communautaires, étrange et qui n’a pas grand sens si on cherche à la comprendre selon les critères traditionnels, laisse l’impression d’être avant tout déterminée par la nécessité de traduire géométriquement, en des positionnements relatifs adéquats, les antagonismes irréductibles qui tout à la fois les opposent et les disposent comme éléments d’un même système. Le racialisme blanc, les racialismes islamiste ou indigéniste, les communautarismes de genre, tous sont en effet cousins germains : ils répondent aux mêmes mécanismes d’essentialisation des différences ; ils participent, par exclusions réciproques, au même mouvement de durcissement des oppositions et de ghettoïsation politique. Les marques « gauche » ou « droite », qui conventionnellement les polarisent sur l’échiquier électoral, ne sauraient masquer leur commune nature, ni le rapport qui dialectiquement les relie les uns aux autres.

On trouve dans les premiers éditoriaux de Germinal trace de cette problématique, mais d’une manière trop partielle et trop indirecte pour donner une claire vision des enjeux et de la dynamique en oeuvre. Certes, analyser les comportements et les oppositions d’intérêts selon la logique des classes sociales et des rapports de production reste évidemment nécessaire et pertinent pour élaborer un projet juste ; mais négliger une appréhension globale de la structuration racialiste (au sens large) du champ politique, qui se met insidieusement et puissamment en place, et réduire le problème à celui de l’extrême-droite des « petits blancs » de Trump, ce serait manquer l’essentiel.

Les héritiers de la gauche et ceux qui s’en réclament ne sauraient éviter de prendre explicitement parti sur ce point : la France désirable est‑elle une coexistence de communautés naturelles en conflit, parfois alliées pour dominer les autres et si possible les éliminer – ou une société de citoyens acceptant au nom de valeurs supérieures la contrainte du commun? Le projet porté est‑il fondé sur les droits de l’homme et du citoyen ou sur les droits des races et des communautés ? C’est au fond ce qui sous-tend le débat sur la laïcité, dont le vocabulaire et les termes ont le défaut de minorer considérablement l’enjeu. Car à vrai dire la question, anthropologique autant que politique, de l’unicité (ontologique ou téléologique) de la nature humaine et de l’universalité des valeurs essentielles est sans doute l’une des plus importantes de notre temps, et peut-être la plus clivante.

Apprivoiser le marché

Le troisième angle mort est celui dans lequel se cache presque complètement à la vue l’économie de marché – et par conséquent la soustrait à la réflexion.

Le marché est en effet rarement mentionné dans ces premiers éditoriaux de Germinal, et quand il l’est c’est avec des pincettes : toujours incidemment, comme en passant, pour préciser qu’il doit être cantonné, régulé, domestiqué, toléré – comme s’il s’agissait d’une sorte de pulsion honteuse, de mal nécessaire… Et cela reflète bien l’esprit du temps : ceux qui avec raison refusent d’en faire un totem en font un tabou. Et pourquoi donc ne pas le regarder en face, sans crainte et sans réserve, non pour le subir mais pour l’apprivoiser ?

Car il n’est écrit nulle part, bien au contraire, que le capitalisme monopoliste, ou le capitalisme financier mondialisé, ou le capitalisme boursier, qui en sont des formes historiquement datées, soient les seules formes pensables (et donc possibles) de l’économie de marché. Il est plausible au contraire que l’économie de marché soit un puissant moteur de progrès écologique et social dans les temps à venir – et même que ce soit en fait le seul compatible avec nos démocraties non-illibérales.

Lire ou relire Adam Smith et Schumpeter par exemple est à cet égard un exercice profitable à qui veut échapper aux fausses évidences ! Plus proches de nous et plus concrètes, les dynamiques de la microentreprise et de l’économie sociale, presque complètement ignorées des élites urbaines mais de plus en plus profondément ancrées dans la vie quotidienne des Européens, sont l’esquisse d’une autre société et d’une autre économie de marché.

Il est paradoxal que dans le discours politique français, les héritiers du socialisme, défenseurs du collectif et du commun et qui ne peuvent manquer de savoir que le salariat est dans l’analyse marxiste de la valeur le cœur même de l’aliénation économique, fassent sans état d’âme du salariat l’alpha et l’omega de l’émancipation ! À la vérité, pourquoi la société communiste autrefois rêvée sous la forme des phalanstères ou cauchemardée sous la forme du Léviathan soviétique – pourquoi ne serait‑elle pas une économie de marché régulée, sociale et solidaire d’où le salariat aurait en partie disparu ?

Cette question bizarre et dérangeante doit être posée, non bien sûr pour trouver réponse immédiate mais pour illustrer le fait que le marché mérite d’être considéré sans restriction mentale par toute pensée cherchant de bonne foi comment offrir au plus grand nombre une vie digne et libre, comme une force possiblement positive et émancipatrice – et non comme un problème ! Peut-être dans ces mots certains entendront-ils le lointain écho de ce qu’a pu penser l’homme admirable, juste et sincère qu’était Michel Rocard.

 

Angles morts, disais-je : peut-être aurais-je dû plutôt parler d’angles encore dans l’ombre puisque le quatrième éditorial de Germinal a commencé d’en éclairer un que j’aurais pu identifier également : celui de la dimension internationale et européenne des problèmes et des solutions. Gageons que les prochains numéros poursuivront la belle exploration ainsi amorcée par Germinal.

 

 

Réponse à Frédéric Lavenir,

 

Par Nathan Cazeneuve et Charles Murciano

 

Le socialisme, angle mort de la réflexion de Frédéric Lavenir

Dans l’éditorial du premier numéro de la revue – « Ce que peut la gauche », octobre 2020 –, nous avions essayé de dégager les grands traits du contexte politique auquel nous devions (et devons toujours) faire face, et qui justifiait selon nous le projet de Germinal. Nous nous adressions en effet à la « gauche », entendue comme l’ensemble des acteurs qui portent des revendications de justice sociale, notamment distributives, et un projet d’émancipation, non pour affirmer que cet ensemble hétéroclite de progressistes qu’a toujours été la « gauche » dans son histoire était à même d’apporter des réponses satisfaisantes aux défis du temps mais plutôt pour prendre acte de sa faiblesse actuelle et tâcher d’identifier à quelles conditions il était possible de la dépasser.

Face à la diversité des entreprises politiques et théoriques qui ont fait l’histoire de la gauche, réinvestir l’ambition du socialisme nous semblait être une voie possible pour surmonter les défis actuels soulevés par la mondialisation et la transformation écologique et, par conséquent, un moyen de pallier aux errements récents de la gauche. Un travail théorique, nourri par les sciences sociales, s’imposait pour éclairer l’action politique aspirant à satisfaire le besoin criant de justice sociale et écologique qui secoue nos sociétés. Dans ce contexte, la revue Germinal a choisi le socialisme comme boussole pour structurer ses réflexions.

Si nous nous adressions à la gauche, c’était donc pour lui parler de socialisme et précisément tâcher d’apporter des éléments de réponse au déficit d’ancrage conceptuel qu’évoque Frédéric Lavenir. Cela supposait d’abord de cerner la spécificité du socialisme face aux autres tendances idéologiques, qu’il s’agisse du libéralisme qui prend pour fondement théorique la priorité des relations interindividuelles et, à partir de là, l’efficacité distributive du marché concurrentiel, du conservatisme qui revendique un attachement viscéral au principe de tradition ou encore de la tentation populiste qui traverse ces courants dans l’espoir d’agréger les colères, au prix du renoncement à l’organisation démocratique et aux libertés.

Le socialisme, par distinction, se fonde tant historiquement que théoriquement sur les conflits et les interdépendances qui naissent des relations de travail et des modes de production. Parce que la division du travail produit une interdépendance croissante entre travailleurs et entre groupes sociaux, mais peut aussi engendrer des phénomènes d’exploitation découlant des dynamiques d’intensification du travail ou de déqualification, ou encore d’une répartition de la valeur ajoutée qui favorise le capital et sa concentration, une telle division implique des mécanismes de socialisation et de redistribution. Le socialisme considère que cette dynamique progressive de socialisation de l’économie et de démocratisation de l’État est la condition de l’émancipation des individus. De ce point de vue, ces derniers sont considérés comme les produits d’une dynamique de démocratisation sociale ; le socialisme est un chemin par lequel une société différenciée n’est ni condamnée au morcellement ni à survivre au prix d’inégalités intolérables.

C’est donc plus au développement du socialisme qu’à celui de la « gauche », qui ne désigne jamais qu’un espace politique relatif au sein de l’espace public, que les travaux de la revue entendent contribuer. D’une certaine manière, la critique de Frédéric Lavenir comporte elle‑même un angle mort : le socialisme, son histoire et son potentiel pour redonner à la gauche sa consistance perdue.

La remise en cause de l’universalisme

Frédéric Lavenir soutient que la gauche participerait aujourd’hui, contre son histoire, à l’« archipélisation de la société », en nourrissant les communautarismes d’identité et de genre. Si nous partageons son attachement fort à l’universalisme et à son horizon émancipateur, notre compréhension en diffère sur plusieurs points qui permettent d’éclairer sous un angle différent le problème des tendances communautaristes ou identitaires dans la formulation des revendications de justice.

Pour clarifier cette question épineuse, une précision sur la compréhension de l’universalisme s’impose. Frédéric Lavenir définit ce dernier comme l’« éthique commune » des Modernes fondée sur l’« hypothèse anthropologique » de la « prééminence absolue de cette humanité essentielle, téléologiquement tendue vers une citoyenneté commune, sur toute autre considération », c’est-à-dire sur toute forme de différenciation. Cette définition a le mérite de relier l’universalisme aux droits de l’homme, qui eux‑mêmes traduisent un mouvement d’égalisation des droits reconfigurant les pratiques politiques et sociales.

Cependant, la définition de l’universalisme adoptée par Frédéric Lavenir mérite d’être discutée car son fondement demeure trop abstrait. Fonder l’universalisme sur les propriétés anthropologiques de l’homme – c’est-à-dire abstraction faite de toute appartenance à une société particulière – conduit à passer sous silence les dynamiques socio-historiques d’émergence des droits de l’homme comme discours critique, force de transformation sociale et d’émancipation. S’il on s’en tient à une conception de l’universalisme attachée à la prééminence de l’individu sur toute appartenance de groupe et à une compréhension des revendications de justice portées par les minorités comme l’« essentialisation des différences » de sorte que « certaines différences physiques ou psychiques sont vécues et considérées comme d’irréductibles différences de nature, constituant ainsi des minorités dont la défense en tant que telles (ou la destruction) devient l’enjeu politique premier », nous sommes bien dans la situation décrite par Frédéric Lavenir d’une opposition irréductible portée par deux formes d’essentialisation de l’individu.

Cette impasse peut heureusement être dépassée. Le déplacement qu’il convient d’opérer, et qui caractérise une conception d’inspiration sociologique et socialiste des droits de l’homme, est de ne pas voir dans ces derniers l’affirmation d’une « hypothèse anthropologique », attachée à l’idée abstraite de l’égalité des individus autonomes, mais de chercher une explication à l’émergence de ces droits qui justifie leur portée normative.

À cet égard, Germinal s’inscrit dans la filiation directe des travaux d’Émile Durkheim qui s’emploient à expliquer la concomitance entre le développement de l’autonomie individuelle – qu’illustrent les droits de l’homme – et le fait que les individus modernes dépendent d’un nombre croissant de rapports sociaux. Sa thèse est alors que l’affirmation des individus libres et égaux n’est pas un simple mouvement d’émancipation par rapport aux appartenances particulières et à la diversité des déterminations sociales, mais l’expression d’une forme de solidarité spécifique fondée sur l’approfondissement de la division du travail social. L’urbanisation, l’essor du commerce, l’apparition de professions de plus en plus diversifiées et la constitution des États modernes ont individualisé les rapports sociaux. Le paradoxe apparent est connu : l’individualisation des sociétés est le résultat d’interdépendances croissantes. Les droits de l’homme apparaissent donc comme l’expression normative de cette forme de solidarité sociale : plus la société est différenciée au niveau fonctionnel – c’est‑à‑dire présente un nombre élevé de professions distinctes et qualifiées –, plus elle est individualisée et appelle des politiques d’égalité des droits et des conditions.

Dans cette perspective, la question de la « diversité de naissance, de genre, de richesse, d’opinion, de langue, de position sociale, d’appartenance physique, de culture » évoquée par Frédéric Lavenir, n’est pas secondaire mais centrale dans le mouvement d’émancipation universaliste qu’expriment les droits de l’homme. Car c’est bien de l’expérience de ces inégalités (de naissance, de genre, de richesse, etc.) et de leur dénonciation qu’est né le discours des droits de l’homme et sa portée émancipatrice. Entendons-nous bien : cela ne signifie pas que les particularismes doivent primer sur l’égalité des droits mais que le mouvement de revendication des droits sociaux n’est compréhensible qu’à travers la manière dont certaines distinctions, certains particularismes liés à l’appartenance à des groupes sociaux spécifiques (qu’il s’agisse des femmes, des classes populaires ou des populations immigrées), sont considérés comme une entrave à l’égalité et par conséquent à la démocratisation sociale. La capacité d’une société à juguler les différences de sorte qu’elles ne se transforment pas en inégalité est l’enjeu fondamental des aspirations universalistes engendrées par l’époque moderne.

Voilà pourquoi les luttes contre le racisme ou les inégalités de genre ne peuvent se concevoir comme des combats communautaires, sauf à se perdre. Si elles peuvent parfois se manifester comme tels, appeler non pas à l’émancipation mais au renversement du rapport de domination – ce qui demeure somme toute minoritaire – ce n’est que sous une forme dégradée et contradictoire d’expression de la tendance historique à l’égalisation des droits et des conditions qui anime pourtant ces mouvements. En appeler au renversement du rapport de domination d’une communauté sur une autre, c’est en filigrane vouloir juguler les différences par l’assujettissement d’un groupe social à un autre mais donc, de nouveau, fabriquer des inégalités. Ce qui se joue dans la défense de l’universalisme, ce n’est pas simplement une question de reconnaissance mais de justice sociale.

C’est en tout cas ce qui nous semble définir une approche socialiste de la question et ce qui distingue notre propos de l’analyse formulée par Frédéric Lavenir qui voit dans nombre de ces mouvements uniquement un repli identitaire fondé sur la recherche d’une « communauté pour y trouver, non pas seulement protection et confort, mais surtout le sentiment intime d’une identité irréductible dont découle un système de valeurs et de vérités défini non pas au sein mais en dehors de la Cité ». Quand bien même ce type de repli pourrait exister, il ne serait qu’une forme de mobilisation en contradiction avec l’aspiration profonde et historique à l’égalité et mériterait ainsi d’être dénoncé comme telle.

La socialisation des marchés face à la libre-concurrence et à l’étatisation

Dans le dernier moment de sa lecture des trois premiers éditos de Germinal, Frédéric Lavenir souligne enfin le déficit de conception du marché qui peut y être identifié, notamment par la discrétion des mentions de cette institution pourtant centrale dans le fonctionnement des sociétés modernes mais encore, selon notre interlocuteur, porteur d’une « force possiblement positive et émancipatrice ».

Frédéric Lavenir souligne ainsi que le marché n’est envisagé que de manière négative autour de la question de sa régulation, a fortiori dans ses formes capitalistiques et mondialisées les plus poussées, au détriment de la considération d’autres formes possibles de capitalisme. On ne peut en effet qu’adhérer à l’exigence d’une compréhension fine des capitalismes selon leurs formes d’organisation institutionnelles, ce que l’école de la régulation, notamment à partir des travaux de Michel Aglietta, Robert Boyer et André Orléan, a clairement mis en avant, et à laquelle les travaux de la revue souscrivent pleinement. Il ne s’agit donc pas d’envisager le marché simplement pour affirmer « qu’il doit être cantonné, régulé, domestiqué, toléré » mais de considérer la diversité de ses formes historiques, actuelles et possibles d’organisation et de leurs effets sociaux. En termes de méthode, cela suppose de ne pas comprendre les marchés comme de simples mécanismes d’allocation fondés sur les rapports entre les biens, mais de les envisager à partir de leur organisation institutionnelle, et de considérer leurs effets sociaux.

De ce point de vue, il n’est pas suffisant d’affirmer qu’il « est plausible (…) que l’économie de marché soit un puissant moteur de progrès écologique et social dans les temps à venir ». Si par le marché nous entendons la simple allocation des biens selon le rapport de prix établi entre plusieurs biens et mis en œuvre par un échange monétaire, alors la logique de marché à elle seule ne suffit clairement pas à produire une organisation tant efficace et juste des échanges et de la production. L’exemple récent de l’échec des marchés des droits à polluer en témoigne pour ce qui est de l’application de mécanismes de marché aux enjeux de décarbonation de la production. L’exemple historique de l’organisation du « marché du travail » est tout aussi éclairant : on sait à quel point la définition des salaires par la mise en concurrence des travailleurs tant au niveau local, qui caractérise par exemple le système des fabriques constitué de petites et moyennes entreprises en concurrence, qu’entre travailleurs locaux et immigrés, a produit des effets d’exploitation en favorisant les bas salaires. Ce n’est que par l’organisation du marché du travail au travers du contrat de travail et des conventions collectives, résultat à la fois de la mobilisation des travailleurs et du rôle de médiateur et de régulateur de l’État, que des mécanismes décentralisés mais organisés de recrutement des travailleurs ont pu se mettre en place en évitant la pression aux bas salaires produite par une concurrence non régulée.

De ce point de vue, la compréhension du statut du marché et de son extension ne peut être envisagée dans nos sociétés indépendamment de son organisation par les institutions de l’État social, notamment du droit du travail ou de la socialisation du salaire par les assurances sociales assises sur les cotisations salariales et patronales dont dépend la sécurité sociale. L’importance de l’État social dans l’organisation des marchés et notamment des relations de travail permet ainsi de formuler quelques derniers éléments de réponse à l’étonnement de Frédéric Lavenir face à l’attachement de la gauche au salariat.

Si le salariat se réduisait à une simple relation de dépendance économique et de subordination hiérarchique du salarié vis-à-vis de son employeur – comme le suggèrent les critères juridiques d’identification du contrat de travail –, alors on ne pourrait que souscrire à la remarque de Frédéric Lavenir et à son attachement aux formes non salariées de travail comme lieux de l’émancipation. Mais le salariat ne désigne pas que la dépendance économique ni la soumission au pouvoir de direction en tant qu’il a précisément été le lieu d’une socialisation du marché par le développement des droits sociaux qui y sont attachés. Au-delà du droit au chômage, de l’assurance maladie, et du système de retraite, la relation salariale implique également un ensemble de droits syndicaux et de participation des salariés à l’organisation de l’entreprise – encore bien trop limités en France –, mais qui dessinent la possibilité d’un travail digne en tant qu’il fonde les droits des individus et ne se résume pas à un travail subordonné.

Cette dernière question fera l’objet du sixième numéro de Germinal, à paraître au printemps 2023, qui nous l’espérons, sera l’occasion d’échanges renouvelés avec Frédéric Lavenir, que nous remercions à nouveau vivement pour la sincérité de sa lecture et son goût du débat d’idées.

 

 

[1] « La nation est-elle identitaire ? Un dialogue avec Paul‑François Schira »

[2] « Ce que peut la gauche » ; « La voie du socialisme écologique » ; « La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ? »

 

Illustration : Marcel Aubert et Marcel Roux, Collection De Vinck : inventaire analytique. Un siècle d’histoire de France par l’estampe, 1770-1871, tome III : La Législative et la Convention, Bibliothèque nationale, Département des estampes, 1970, p. 637, en ligne sur Gallica.

 

Frédéric Lavenir est haut fonctionnaire, responsable associatif et ancien dirigeant d’entreprise.

Charles Murciano est haut fonctionnaire au ministère de l’Économie et des Finances, ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA.

Nathan Cazeneuve est doctorant à l’EHESS, agrégé de philosophie et ancien élève de l’École normale supérieure.

 

Partagez l'article