À quoi bon le socialisme ?

Dans sa célèbre brochure adressée à la jeunesse, Pour être socialiste[1], publiée en 1919, Léon Blum s’attache à montrer que le socialisme constitue une expression particulière de « l’instinct de justice, de solidarité et de moralité humaine » fondée sur l’analyse de la part croissante que jouent la production et les échanges économiques dans l’organisation et l’histoire des sociétés modernes. À suivre Léon Blum, si le sens de la justice est bien universel, il s’exprime pourtant de manière particulière au cours de l’histoire selon les types de société. La force du socialisme n’est alors pas de se présenter comme une simple affirmation du sens de la justice et de l’égalité mais comme un moment décisif de leur transformation dans la mesure où les enjeux sociaux posés par l’organisation des modes de production engagent l’émergence d’un nouveau rapport de la société à elle-même. Cette réflexivité particulière est notamment portée par le développement d’une connaissance scientifique de la société et au moyen d’un enseignement public universel destiné à faire émerger une société véritablement démocratique et une juste division du travail. L’horizon du socialisme n’est donc pas simplement moral, il est celui du changement social, de l’avènement d’une organisation égalitaire de la société où les distinctions se limiteraient à la répartition des tâches – attribuées selon les aptitudes et les besoins – et exprimeraient donc la solidarité réelle de ses membres. C’est en ce sens que Léon Blum peut affirmer que « le socialisme est donc une morale et presque une religion, autant qu’une doctrine ».

L’ampleur de cette définition du socialisme, formulée quelques mois avant le congrès de Tours, contraste nettement avec sa situation actuelle. Le socialisme semble avoir perdu sa centralité politique, tant en ce qui concerne l’état des partis que dans le champ idéologique. S’il n’a jamais vraiment constitué une doctrine unifiée, le socialisme a pourtant bien été le point de rencontre et l’horizon de nombreuses tentatives d’articulation des sciences sociales naissantes à un projet émancipateur d’organisation égalitaire de la société. Aujourd’hui, la référence au socialisme s’estompe. Les sciences sociales, qui se sont largement développées et institutionnalisées, ne pensent que marginalement leur contribution dans un horizon socialiste, préférant le plus souvent se réclamer de la pensée critique. Les questions de l’exploitation, des rapports de classe, de l’organisation démocratique de la société à partir du travail laissent alors place à l’identification de différentes formes de domination subies par les individus. Les théories critiques qui se veulent pourtant les plus radicales manifestent alors souvent une grande proximité avec le libéralisme. Ce déplacement s’opère au prix de la perte d’un horizon commun d’émancipation pensé à partir des interdépendances conflictuelles entre les groupes sociaux, opposé à une conception désocialisée de l’individu.

Quant aux partis politiques, leurs discours s’articulent autour de quelques mots d’ordre qui ne se rattachent plus explicitement au socialisme. Le plus souvent la dénonciation des inégalités les plus flagrantes semble leur suffire. Perçue par certains comme un gage de radicalité, elle condamne en fait le discours de gauche à ne porter que sur une faible partie de la réalité sociale et à demeurer en réaction face à un état de la société dont on sait l’insoutenabilité, sans pour autant parvenir à dégager de ligne de dépassement claire. La démocratisation de l’État et la socialisation de l’économie ne constituent bien souvent plus les objectifs explicites des projets de gauche.

Il en va de même pour l’ambition écologique, sans cesse rappelée, mais dont la portée semble bien faible au regard de la gravité de la situation, faute de la penser à partir de son ancrage social, de ses conditions économiques et de ses conséquences en matière d’organisation du travail. Cette faiblesse politique est donc à la mesure de l’incertitude théorique dans laquelle se trouve la gauche.

D’autres vont plus loin encore et promeuvent de nouveaux clivages supposés dépasser un socialisme qui aurait fait son temps et qu’il conviendrait d’abandonner. Il en va, par exemple, de l’opposition entre le « peuple » et les « élites » dont se revendiquent les populistes qui font bien peu de cas de l’organisation démocratique de la société. Ces différentes tendances, qui constituent autant de stratégies politiques que de positionnements théoriques – souvent implicites –, traduisent un certain affaiblissement du socialisme. Témoignent également de cette situation une tendance à la mobilisation, dans les discours de gauche, d’analyses et d’arguments de types libéraux ou conservateurs. Il n’est pas rare de voir affirmées la priorité des relations interindividuelles au détriment de l’analyse sociologique ou l’efficacité distributive du marché concurrentiel plutôt que l’attention portée à son organisation institutionnelle et aux mécanismes de socialisation qui en constituent les conditions de possibilité. Les oppositions à certaines manifestations de la démocratisation de la société et certaines conceptions figées des identités traversent également parfois les discours de gauche et les teintent d’orientation réactionnaires.

De ce rapide état des lieux, il est possible de tirer une conclusion prudente : le socialisme n’est plus une évidence. Est-il pour autant dépassé ? Si Léon Blum pouvait poser la question, dans son adresse à la jeunesse, « De quoi est né le socialisme ? » – puisqu’il n’y avait pas de doute sur ce qu’il pouvait désigner et sur sa centralité politique dont la vigueur des débats était le signe – nous serions, aujourd’hui, bien plutôt portés à nous demander : « À quoi bon le socialisme ? ». Pourquoi s’attacher dans ce contexte à dégager les lignes possibles d’un socialisme du présent et à le promouvoir, comme s’y est attelée la revue Germinal dans ses six premiers numéros ? La raison peut s’énoncer simplement : non seulement nos sociétés reposent encore sur le type de contradictions que le socialisme entendait résoudre, mais encore c’est ce qu’elles ont de déjà socialiste qui leur permet de tenir et qui ouvre la voie d’une transformation sociale aussi radicale que réaliste.

Cette position suppose donc de lever deux objections possibles selon lesquelles le socialisme serait dépassé ou alors épuisé, au sens ou il serait déjà réalisé. L’idée que le socialisme ne serait plus d’actualité pourrait tenir à une conception restreinte du socialisme liée à la phase d’industrialisation. Si le socialisme a bien été une force politique et une référence théorique centrale dans la compréhension que les sociétés modernes ont eu d’elles-mêmes ce serait parce qu’il a correspondu aux exigences d’organisation et de régulation des rapports de production industriels fondés sur l’exploitation de la classe ouvrière. Avec la mise en place progressive du droit du travail et de la sécurité sociale, d’une part, la désindustrialisation et la diversification croissante des groupes socio-professionnels, d’autre part, le socialisme aurait perdu tout à la fois sa raison d’être et son ancrage sociologique. Or, si la croissance du prolétariat industriel a bien été un moteur de développement du socialisme c’est en tant qu’elle a contribué à l’émergence d’un nouveau type de rapports de classes fondé sur l’approfondissement de la division du travail. Si l’industrialisation s’est accompagnée de formes d’exploitation, elle a par le même mouvement renforcé les interdépendances entre les classes sociales au nom desquelles l’exploitation capitaliste pouvait être dénoncée et dépassée. La diversification des groupes socio-professionnels ne signifie donc pas la disparition du socialisme mais tend au contraire à la renforcer dans la mesure où celle-ci implique tout à la fois l’émergence de nouvelles interdépendances conflictuelles qui nourrissent des aspirations à l’égalité, et des formes de différenciation qui renforcent la nécessité d’institutions de socialisation. Le socialisme n’est donc pas l’apanage d’une classe ou d’un temps, il est lié à des formes de sociétés où progresse la différenciation fonctionnelle.

Cette évolution ne produit pourtant pas d’elle-même une réduction des inégalités ou un travail plus émancipateur, elle s’accompagne toujours de la possibilité de nouvelles formes d’exploitation qui appellent donc des institutions à même de permettre une organisation démocratique du travail et d’assurer la socialisation de l’économie. Il n’est qu’à voir à quel point les inégalités ont progressé ces dernières décennies en faveur du capital où comment le développement de nouvelles formes d’organisation du travail ont produit des effets d’intensification et de déqualification du travail, pour saisir toute l’actualité du socialisme[2].

Si le socialisme n’est pas non plus dépassé, c’est en grande partie parce qu’il constitue notre présent. Du fait de l’importance de la sécurité sociale, financée par la socialisation des salaires au travers de la cotisation sociale obligatoire, des services publics financés par l’impôt et de l’organisation publique de l’économie par le droit du travail et les institutions des politiques publiques économiques, nous pouvons dire que nous vivons – le plus souvent sans nous en rendre compte – dans des sociétés déjà pour partie socialistes. La force de ces institutions sur lesquelles reposent tant le lien social que l’activité économique ouvre la voie à leur approfondissement. Comment penser répondre réellement aux impératifs environnementaux sans engager une véritable socialisation écologique de l’économie par l’évolution des formes de responsabilité et de nouveaux transferts sociaux à même de financer la transformation écologique et de répondre aux causes des inégalités environnementales ?

C’est donc à dégager l’actualité du socialisme que s’emploie ce nouveau numéro de Germinal. En partant des tendances et des entraves présentes au socialisme, il entend éclairer ce dont il est porteur comme cadre d’analyse sociale et comme horizon politique.

Une première série de contributions s’attache à en dégager les lignes directrices face aux enjeux de régulation des capitalismes mondialisés, aux aspirations contemporaines à la justice et ce à partir du « déjà-là socialiste » que manifestent les institutions de l’État social. Le socialisme est ensuite analysé comme un mouvement historique et une théorie du changement social au travers d’articles sur les rapports entre conflits et démocratie, sur la planification et l’organisation démocratique de l’économie, sur la notion de « transition » au socialisme envisagée à l’heure de la transformation écologique, ou encore sur les groupes sociaux porteurs du socialisme.

Enfin, ce numéro s’attache à montrer qu’au-delà des questions d’organisation démocratique du travail et de l’État, le socialisme constitue également un cadre pertinent pour penser l’émancipation individuelle de manière relationnelle, sans s’arrêter à l’identification de formes distinctes de domination. Cela est vrai dans le rapport aux différents temps sociaux, du travail et du loisir ainsi que des âges de la vie que le socialisme permet de penser de concert mais aussi dans la manière d’aborder les aspirations de justice liées à l’identité qui procèdent de l’appartenance à des groupes sociaux distincts. À rebours de l’approche libérale, le socialisme ne considère pas l’individu comme une réalité donnée dont les déterminations sociales constitueraient nécessairement autant de vecteurs d’oppression, ni les conflits de valeurs comme le fait de simples croyances privées. Au contraire, l’individualisation peut être comprise comme le produit de l’approfondissement de la division du travail et de la démocratisation de la société. Ce sont donc certains types de rapports sociaux qui produisent une individualisation émancipatrice – qui est la condition dans les sociétés modernes du bonheur social – et d’autres qui l’entravent. C’est ce champ qu’ont voulu explorer un dernier ensemble de contributions en tâchant de montrer comment le socialisme s’avère à même d’articuler les ambitions de la pensée critique sur l’émancipation individuelle, le féminisme et l’anti-racisme par leur ancrage dans une analyse sociologique à même d’ouvrir un horizon d’émancipation collective.

Sans présenter ici une doctrine socialiste unifiée, l’ensemble de ces contributions, à l’image des inspirations diverses qui ont fait l’histoire du socialisme, entendent en rappeler la vive actualité. Elles espèrent ainsi nourrir le débat public sur les transformations sociales qu’appellent l’état actuel de nos sociétés en éclairant les raisons pour lesquelles nous sommes déjà pour partie socialistes aujourd’hui et pourrions bien l’être encore davantage demain.

 

[1] Léon Blum, Pour être socialiste, Paris, Librairies du Parti socialiste et de l’Humanité réunies, 1919.

[2] Pour des développements sur une politique socialiste du travail contemporaine, voir le précédent numéro de la revue, « La démocratie au travail », Germinal n°6, Lormont, Le Bord de l’Eau, mai 2023.

 

Nathan Cazeneuve est agrégé de philosophie, doctorant en philosophie à l’EHESS (Lier-Fyt). Il est membre du comité de rédaction de la revue Germinal. 

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