Numéro #7 – À quoi bon le socialisme ?

« À quoi bon le socialisme ? », Germinal #7, novembre 2023, dir. Comité de rédaction. 

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Édito – À quoi pour le socialisme ? 

Nathan Cazeneuve

Le socialisme semble avoir perdu de son évidence politique et théorique. Pourquoi alors s’attacher aujourd’hui à dégager les lignes possibles d’un socialisme du présent et à le promouvoir, comme s’y est attelée la revue Germinal dans ses six premiers numéros ? La raison peut s’énoncer simplement : non seulement nos sociétés reposent encore sur le type de contradictions que le socialisme entendait résoudre, mais encore c’est ce qu’elles ont d’institutions déjà socialistes qui leur permet de tenir et qui ouvre la voie d’une transformation sociale aussi radicale que réaliste.

 

Retrouver le socialisme sous « le déjà-là communiste » du salariat. Entre protection des travailleurs et néolibéralisme.

Claude Didry

Au terme de quatre décennies marquées par l’hégémonie du libéralisme, le socialisme que Durkheim voyait tout entier tourné vers l’avenir semble relever du passé. Pourtant, le salariat comme institution structurante de nos sociétés est porteur d’un communisme « déjà-là » qui annonce la portée transformatrice et radicale d’un socialisme du futur. Un projet socialiste suppose alors d’envisager l’organisation des « centres économiques » comme une priorité : cela suppose de définir l’unité juridique de l’entreprise à partir de sa réalité économique afin de mettre un terme à son éclatement juridique qui favorise une répartition inégale de la valeur ajoutée et entrave une intervention démocratique efficace du travail dans les choix économiques.

 

Quel est l’avenir du socialisme ?

Cyril Lemieux

Loin de considérer que le socialisme serait l’apanage d’une classe ou d’un temps, Cyril Lemieux propose d’identifier les groupes sociaux qui l’ont porté, et d’en comprendre les raisons. Trois critères sont essentiels : une dynamique d’expansion et d’émancipation ; une capacité à s’organiser collectivement ; une réflexion sur sa propre situation sociale et celle des autres groupes. Des travailleurs d’usine aux employés, en passant par les enseignants et les fonctionnaires, la socio-histoire du socialisme peut être lue comme le passage de témoin d’un porteur à d’autres. L’enjeu contemporain est d’identifier la jonction entre une prédisposition et un projet collectif d’émancipation.

 

Quel sens pour le socialisme au XXIe siècle ?

Nancy Fraser

Dans sa conception classique, le socialisme repose sur une compréhension restreinte de l’exploitation. Un socialisme du XXIe siècle doit prendre en compte les conditions non-économiques de l’exploitation capitaliste : l’exploitation de l’environnement, celle du travail de soin peu ou non rémunéré, et la domination des populations « racisées ». Le socialisme doit donc élargir son champ politique et extraire de la logique marchande les échanges liés aux besoins élémentaires de même que les règles de répartition du surplus de la production.

 

Socialisme démocratique : l’identité doctrinale face aux intérêts géo-stratégiques

Alexandre Escudier

Le socialisme se présente comme une doctrine politique qui place au cœur de son discours une attention aux exigences de justice sociale et de respect de la personne. Pour porter, elle doit également se présenter comme un projet qui prenne en considération les reconfigurations géostratégiques que connaît le monde. Après une période de « globalisation naïve », le socialisme européen doit se présenter comme un projet qui lève les trois difficultés auxquelles l’Union européenne est confrontée : la mobilité du capital et le caractère sédentaire du travail et des obligations citoyennes, la réorganisation de son insertion géostratégique et éthique dans les chaînes de valeur mondiales, les divergences des capitalismes et États sociaux nationaux.

 

Politiser les travailleurs. La portée radicale de la social-démocratie

Martin Georges

Partant de la thèse selon laquelle le modèle social-démocrate, consistant en une liaison organique d’un parti politique et d’une confédération syndicale, représente à la fois le modèle le plus puissant en son effet – par le nombre de ses membres et sa structuration – et le plus socialiste en son principe organisationnel – puisqu’il consacre l’union du travailleur et du citoyen, plutôt que sa dissociation –, nous plaidons ici pour la fondation d’une « social-démocratie » française, à partir de la reconfiguration sociale et politique actuelle.

 

La social-démocratie nordique à la croisée des chemins. Le prisme suédois et danois

Yohann Aucante

Au cours du XXe siècle, les social-démocraties du nord de l’Europe ont fait figure de modèles pour le socialisme. Cet a priori favorable n’a pas disparu aujourd’hui. Mais leurs résultats électoraux, encore solides, et leur participation régulière au gouvernement, ne doivent pas dissimuler une vulnérabilité historique face aux droites national-populistes dans un climat dominé par les questions d’immigration, d’identité et d’insécurité. Les différences de stratégie entre Suède et Danemark nous invitent à réfléchir à ces dilemmes de la gauche social-démocrate à la lumière des rendez-vous électoraux récents.

 

Les voies socialistes du changement social

Emmanuel Jousse

Lorsqu’il apparaît au début du XIXe siècle, le socialisme appelle au changement social par le bouleversement nécessaire d’une exploitation politique, sociale et économique. Mais alors que les sociétés européennes s’industrialisent et se nationalisent, le mythe de la rupture entre passé et avenir est contrebalancé, entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, par les relations réciproques tissées entre socialisme et démocratie. Entre le passé de l’exploitation et l’avenir de l’idéel, s’ouvre un présent aux limites incertaines qui peut être organisé. Le socialisme permet ainsi, dans le cadre démocratique, de penser un changement social radical.

 

Que nul n’entre ici s’il n’est historien. Les socialistes et l’histoire

Christophe Prochasson

Le socialisme s’est construit avec la discipline historique. Si ses différents courants ont mobilisé l’histoire comme un imaginaire et une mythologie, l’étude des transformations sociales sur le temps long ont constitué un des vecteurs d’élaboration des doctrines socialistes en rendant compréhensibles les conditions des évolutions souhaitables et à venir.S’il souhaite conserver sa portée pratique, le socialisme doit maintenir cette attention à l’explication du passé. Que pourrait être un socialisme « présentiste » qui ne répondrait qu’aux seuls caprices du présent ? Une vague morale qui aurait perdu toute la force transformatrice du socialisme.

 

Signification immédiate du Front Populaire et incompréhension postérieure. Léon Blum et les jalons d’une doctrine socialiste oubliée

Milo Lévy-Bruhl

Le « Front Populaire » et son leader Léon Blum incarnent majoritairement aujourd’hui les premiers avatars du « socialisme de gouvernement ». Représentation biaisée, que l’échec désormais avéré du « socialisme de gouvernement », et le désarroi dans lequel il laisse toute la gauche, invite à dépasser. Pour ce faire, il importe de se replonger dans les débats du socialisme français entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe sur la politique à conduire avant la Révolution et notamment dans les contributions de Jaurès et Blum à cette question.

 

Planification écologique, concertation et prospective

Eric Monnet

Contrairement aux idées reçues, le libéralisme économique repose également sur des formes de planification. La question de la planification économique ne peut donc être réduite aux oppositions entre capitalisme et communisme, ou entre liberté et centralisation. Elle suppose une étude concrète des formes d’organisation institutionnelles de l’économie. Quelle est alors la spécificité du socialisme en matière de planification ? À partir de l’histoire de la planification en France et de l’exemple actuel de la planification écologique et du prix du carbone, Éric Monnet, place la question de la définition démocratique des objectifs de planification et de leur évolution au cœur d’une conception renouvelée de la prospective qui permet d’articuler le temps long de la transformation économique aux exigences parfois contradictoires du présent.

 

Un temps libre ? Socialisme et temps sociaux

Marion Fontaine

Le socialisme définit un rapport au temps vécu (celui du travail, celui du loisir) et de ses usages individuels et collectifs. Devenu enjeu et symbole de mobilisation contre l’exploitation capitaliste, la conquête d’un « temps libre » s’associait depuis le XIXe siècle à un projet d’émancipation. Cette histoire linéaire devait s’articuler, non sans tensions, aux exigences et aux transformations de sociétés industrielles à l’ère de l’abondance. Ces ambiguïtés éclatent aujourd’hui et le socialisme doit réinventer une réflexion qui en fasse des temps sociaux un pouvoir d’agir sur les conditions de vie.

 

Énergie et socialisme : même transition, même combat ?

Lucie Rondeau du Noyer

L’effondrement de nombreux régimes socialistes et la conversion progressive de la Chine à « l’économie socialiste de marché » avaient pour un temps frappé d’anachronisme les « débats sur la transition » qui animaient la vie intellectuelle à gauche depuis le début du XXe siècle. À l’heure de l’urgence climatique, les plaidoyers pour une transition énergétique socialiste se multiplient. Ils constituent une invitation à relire et à réévaluer, à l’aune de la crise écologique en cours, les réflexions qu’ont proposées par le passé les différents courants socialistes à propos de la « transition » hors du capitalisme.

 

Le Pacte vert européen : construire la transition juste en Europe

Éloi Laurent

Face à l’ampleur de la transition écologique à mener, l’Union européenne apparaît comme un modèle plus solide que les États-Unis ou la Chine en raison de l’importance de ses systèmes de protection sociale, de ses institutions démocratiques et de politiques environnementales à même de se développer. Le pacte vert, lancé en décembre 2019, en est un exemple. Pour s’inscrire pleinement dans une transition sociale-écologique, celui-ci mériterait d’articuler systématiquement – dans une perspective holiste – les objectifs environnementaux à des politiques sociales de réduction des inégalités.

 

Ce que peut le socialisme pour l’Europe politique

Nicolas Leron

Les socialistes et sociaux-démocrates ont finalement subi l’intégration européenne : comme devoir historique ou comme contrainte institutionnelle. Il est temps d’inverser la dialectique et de penser ce que peut le socialisme pour l’Europe politique. Il lui faudra au préalable éviter deux chausse-trappes : la dissolution avec les libéraux-centristes (le discours de la souveraineté européenne) et le réflexe du socialisme dans un seul pays (la doctrine de la désobéissance européenne), pour enfin investir pleinement la démocratie européenne et la liberté sociale appliquée à l’échelle continentale.

 

La crise du socialisme et les identités

Bruno Karsenti

Le fait que l’individualisation soit profondément ancrée sociologiquement conduit à la représentation de l’individu comme un absolu et à l’illusion que les droits subjectifs découlent des individus eux-mêmes, et non d’institutions sociales déterminées. Cela conduit, au niveau idéologique, à placer les identités particulières au premier plan et à la rigidification des rapports entre les groupes et à la société dans son ensemble. Des deux côtés, identité individuelle et identité collective entrent dans des articulations faussées, individualistes ou communautaires. Libéralisme et nationalisme en sortent renforcés. L’idiome identitaire attise dans ce cas les conflits plutôt qu’il ne sert de langage adéquat à leur traitement. Le socialisme propose une autre voie à partir de la compréhension des questions identitaires à partir des enjeux d’intégration des sous-groupes à la société dans son ensemble.

 

 « Ce qui a un genre, ce n’est pas notre “moi”, ce sont nos manières d’agir »

Entretien avec Irène Théry

Dans cet entretien consacré aux questions de genre, Irène Théry revient sur ce qui lui apparaît comme des confusions ou des impasses dans le discours intersectionnel, et met en lumière la façon dont les sciences sociales peuvent judicieusement nourrir le militantisme. Le comparatisme socio-historique doit nous permettre d’envisager une explication de l’égalisation des rapports entre les sexes à partir d’une analyse relationnelle et adverbiale et non simplement identitaire des rapports sociaux. C’est ainsi que l’on peut envisager la portée et les effets d’une nouvelle « civilité sexuelle » égalitaire.

 

Identités, religions, appartenances. Y a-t-il un universalisme de gauche à même de répondre des groupes sociaux

Julia Christ

La gauche se divise sur l’attitude politique à adopter face aux revendications identitaires. D’un côté, l’universalisme oppose aux identités particulières la primauté de la liberté individuelle, de l’autre l’universalisme est condamné au nom de phénomènes de domination structurels au point de légitimer des pratiques sociales qui entravent la liberté et l’égalité des individus mais aussi l’intégration des groupes eux-mêmes. Ces deux perspectives reposent sur une conception libérale de l’individu. À l’inverse une compréhension socialiste consiste à partir de la compréhension du processus de production de l’individualité par les groupes sociaux. C’est sur cette base qu’un universalisme concret et sociologique peut être pensé.

 

La critique décolonisée : sa nécessité, son ambiguïté et ses limites

Alain Policar

La pensée « décoloniale » partage avec le socialisme une ambition d’égalité et le refus de l’essentialisme au profit de l’analyse sociologique. Pourtant, certaines de ses théorisations tendent à retomber dans les travers qu’elles entendaient dénoncer, notamment l’essentialisation des identités, un relativisme radical et une conception individualiste du social. Un horizon cosmopolitique s’avère un moyen d’intégrer la critique décoloniale dans un projet socialiste au travers d’un universalisme concret.

 

Socialisme et religion

Frédéric Brahami

Le socialisme est le plus souvent attaché à la critique matérialiste de la religion. Pourtant, des saint-simoniens à Jaurès, les socialistes français ont fait de la religion un point central de leur compréhension de la société et de leur projet politique. Face au dogmatisme des rétrogrades et à la réduction de la religion au rang d’opinion privée par les libéraux, les socialistes français ont défendu la portée publique de la religion comme expression du sentiment de sympathie et de respect de la personne. Plutôt que d’émanciper les individus de la religion, il s’agit d’émanciper la part religieuse de la vie sociale de ce qu’elle comporte de dogmatisme et d’obscurantisme. Le socialisme est alors tout à la fois porteur d’un projet de rationalisation du sentiment religieux et d’un élan spirituel de respect de la personne porté par l’éducation.

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