[Bulletin #4] Le diagnostic et les remèdes aux maux du séparatisme islamiste sont-ils les bons ?

Ce troisième et dernier texte de notre bulletin #4, « La guerre civile est déjà finie », fait suite aux articles d’Emmanuel Phatthanasinh et Nadia Henni-Moulaï.

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Il existe certes des fractures, des fêlures et des tensions au sein de la société française. Qui peut le nier ? Ce n’est pourtant ni une nouveauté, puisqu’il en a toujours été ainsi de façon plus ou moins prononcée selon les périodes, ni une incongruité dans une démocratie, en dépit de ses imperfections, laquelle reconnaît et institutionnalise néanmoins la conflictualité à des fins, idéales, de résolution pacifique des conflits. La polarisation des positions et les antagonismes ne sont pas en soi une tare ou une anomalie du débat public, sauf s’ils dérivent en des débordements et affrontements violents. Celles-là sont toutefois de différents ordres, de nature et d’intensité variables, avec un investissement politique et public également inégal en fonction de la conjoncture et des rapports de force autant sondagiers qu’électoraux. Mais elles sont généralement interconnectées ou reliées les unes aux autres. Ce que publicistes et politiques omettent justement souvent de rappeler, ou manquent d’en accepter la positivité, s’agissant des questions liées de près ou de loin à l’islam, pour des raisons ayant à voir soit avec l’idéologie, soit avec des tactiques ou des stratégies de positionnement. En tout état de cause, ces tensions disent toujours quelque chose de notre monde social, du rapport de l’Etat vis-à-vis de ses ressortissants ou administrés et réciproquement, de la vie politique aussi, et d’un certain rapport au monde enfin. Le président de la République Emmanuel Macron et son gouvernement ont choisi, au moins depuis l’automne 2020, de concentrer une partie significative de leur attention et énergie sur « le séparatisme ». Et ce, pour caractériser et traiter certaines de ses manifestations jugées préjudiciables au maintien de l’ordre public, mortifères pour « le vivre ensemble », en courant cependant le risque corollaire de les attiser, de les creuser davantage, au lieu de les panser, de les résorber, voire de les assécher.

La notion de séparatisme a éclos, sans être pour autant radicalement nouvelle[1], suite d’abord au discours du président de la République aux Mureaux le 2 octobre 2020, puis à l’occasion des travaux préparatifs à l’adoption, depuis lors définitive, de la Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Si, d’un point de vue général, ladite notion n’est pas d’usage complètement nouveau, elle l’est à tous égards dans les discours publics français et dans les sciences sociales. Quand les chercheurs l’employaient, c’était non pas « pour désigner des phénomènes internes à la société française[2] », pour éventuellement y envisager le cas de minorités musulmanes supposément séparatistes, mais pour mettre en exergue et analyser « le séparatisme » des riches, des catégories aisées et diplômées de la société, qui tendent à privilégier l’endogamie sociale et l’entre-soi. Le chef d’Etat ne l’utilisait évidemment pas dans ce sens.

On ne peut comprendre les tenants et aboutissants du discours présidentiel anti-séparatiste sans tenir compte du contexte dans lequel il s’inscrit. Celui-ci est marqué par toute une série d’actes terroristes commis au nom de l’islam depuis son élection en mai 2017, sur fond « d’extrême droitisation de la vie politique[3] » ; ce qui se traduit chez lui, suivant les moments, par des figures discursives et rhétoriques conservatrices, d’ordinaire plus familières du camp de la droite, voire de l’extrême droite.

Le chef de l’Etat, lors de sa déclaration aux Mureaux[4], a cherché à tenir une position équilibrée, certains diraient d’équilibriste, pour ne pas donner le sentiment de montrer du doigt les musulmans ou à l’inverse d’être accusé d’être trop timoré dans la défense de la République et de ses valeurs, qui ne sont d’ailleurs jamais véritablement définies dans les discours politiques. En rappelant d’un côté que « la laïcité en République française, c’est la liberté de croire ou de ne pas croire, la possibilité d’exercer son culte à partir du moment où l’ordre public est assuré. La Laïcité, c’est la neutralité de l’Etat et en aucun cas l’effacement des religions dans la société dans l’espace public […] Et donc, les républicains sincères ne doivent jamais céder à ceux qui, au nom du principe de laïcité, tentent de susciter des divisions, des confrontations à partir de multiples sujets qui, bien souvent, sont l’essentiel de nos discussions, mais pas l’essentiel du problème » ; et de l’autre, en désignant nommément l’ennemi, à savoir « le séparatisme islamiste » :

 

« C’est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte pour l’enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République. C’est l’endoctrinement et par celui-ci, la négation de nos principes, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité humaine. Le problème, c’est cette idéologie, qui affirme que ses lois propres sont supérieures à celles de la République ».

 

Le propos d’ensemble n’est pas forcément un tout cohérent ; par certains côtés même, la loi finalement promulguée le 24 août 2021 s’est écartée de quelques prudences affichées de-ci de-là par le président de la République. Lequel, il est vrai, s’est également escrimé à souligner l’importance de ne pas se laisser « entraîner dans le piège de l’amalgame tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser les musulmans ». L’entreprise présidentielle et gouvernementale, qui peut donc tout à fait s’entendre et se comprendre dans un contexte de menace et de recrudescence d’actes terroristes domestiques au nom de la religion musulmane, qu’ils soient commandités de l’étranger ou réalisés par des individus sur place sur leur propre initiative, appelle plusieurs remarques et commentaires. Ces observations, critiques, pour être fondées en raison, s’appuient sur des indices empiriques tirées de séquences, de déclarations, d’écrits ou de faits établis, qui corroborent trois orientations prégnantes de l’exécutif, toutes marquées peu ou prou du sceau d’un rapport spécifique, assumé au moins à demi-mot, à l’islam d’ici et maintenant. Le présupposé général est que l’islam et les musulmans de France seraient littéralement vampirisés par le radicalisme ou l’extrémisme religieux, violent ou non, dont ils seraient, fût-ce à leur insu, en même temps responsables, otages et victimes. Ainsi, primo, le terrorisme islamiste étant la face émergée de l’iceberg séparatiste, il faudrait ce faisant aller beaucoup plus loin dans l’action publique, s’attaquer aux racines du mal, à savoir les pratiques et représentations rigoristes de l’islam, posant à cette occasion un continuum entre conservatisme, voire hyper-conservatisme religieux, et passage à l’acte violent, ou, a minima, mise en cause des lois établies ; deuxio, pour combattre le terreau du terrorisme d’inspiration musulmane, il faudrait rompre définitivement les liens de l’islam et des musulmans de France avec l’étranger ; casser en quelque sorte les chaînes aliénantes de « l’islam consulaire » ; tertio, œuvrer, par les moyens de l’Etat, de son activisme et de ses prérogatives, à l’émergence d’ « une génération d’imams mais aussi d’intellectuels qui défendent un islam pleinement compatible avec les valeurs de la République », « de construire un islam des Lumières dans notre pays ». Il est remarquable que l’ambition d’Emmanuel Macron transcende la seule question terroriste et sécuritaire, omniprésente dans les rapports qu’entretient l’Etat avec l’islam et les musulmans depuis des temps récents ou plus anciens, puisque se donne à voir ici la prétention d’engager ces derniers à accomplir une réforme non pas seulement religieuse, mais un progrès moral au sens kantien du terme. En somme, il ne suffirait plus de se contenter de respecter formellement ou mollement la loi – tout en la rendant par ailleurs plus contraignante-, du point de vue du comportement extérieur, mais de souscrire en pensée, par devoir et non plus simplement conformément au devoir, à la valeur morale inégalable de son contenu.

En effet, le chef de l’Etat, tout en affirmant ceci : « […] je ne demande à aucun de nos citoyens de croire ou de ne pas croire, de croire un peu ou modérément », car « ça ce n’est pas l’affaire de la République, mais je demande à tout citoyen, quelle que soit sa religion ou pas, de respecter absolument toutes les lois de la République », il tance aussitôt ou concomitamment « cet islamisme radical » aux contours suffisamment flous qu’il peut précisément concerner des rigoristes convaincus que la Loi de Dieu est supérieure à la loi des hommes mais sans contrevenir effectivement à la loi. Or, pour Emmanuel Macron, l’islamisme radical est le fourrier qui nourrirait « une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d’autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet de celui-ci [sic]. Et c’est ce qui fait qu’on en vient ainsi progressivement à rejeter la liberté d’expression, la liberté de conscience, le droit au blasphème ». Et dans cet islamisme radical, y sont inclus et amalgamés pêle-mêle « wahhabisme, salafisme, frères musulmans » ; « beaucoup de ces formes, dit Emmanuel Macron, étaient au début d’ailleurs pacifique [sic] pour certaines. Elles ont progressivement dégénéré dans leur expression. Elles se sont elles-mêmes radicalisées. Elles ont porté des messages de rupture, un projet politique, une radicalité dans la négation par exemple de l’égalité femmes-hommes, et par des financements extérieurs, par un endoctrinement venant de l’extérieur, elles ont atteint notre territoire dans son intimité ». La confusion entre groupes musulmans différents a partie liée avec l’absence, au sommet du pouvoir, de distinction claire et suffisante entre chacun d’entre eux, ainsi que, parallèlement, la mise sur le même plan du débat philosophique et culturel au sujet du rigorisme et la question de la préservation de l’ordre légal et public, qui incombe en premier lieu aux autorités politiques et judiciaires. D’où ce mélange constant entre valeurs, principes et lois, avec le préjugé tenace selon lequel il n’y aurait aucun recoupement possible entre lesdites valeurs de la République et les valeurs religieuses en général et musulmanes en particulier. Si par valeur, on entend morale, distinguant le Bien du Mal, le juste de l’injuste, qui peut décemment la définir à la place de l’autre ? L’Etat peut-il l’ordonner lors même que la société est de fait pénétrée et ventilée par un polythéisme des valeurs ?

Ni l’islam-religion ni l’islam vécu n’est un monolithe. Schématiquement, il y a au moins quatre type de musulmans évoluant dans le champ islamique hexagonal : il y a le musulman culturel, c’est-à-dire celui qui a des attaches, une filiation, un héritage avec l’islam, ou une mémoire familiale musulmane mais qui n’est pas forcément croyant au sens religieux, pas plus qu’il ne pratique ipso facto les rites de l’islam, peu ou prou ; il y a le musulman confessant, qui proclame sa foi, qui pratique les ou des rites de l’islam, et qui peut par ailleurs être intégraliste, au sens où il estime que la religion a une vocation englobante engageant tout son être social ; il y a le musulman « idéologique », autrement dit qui s’inscrit ouvertement, en conscience, dans un courant particulier de l’islam, qu’il soit (néo)salafiste ou (néo) Frère musulman, pour ne citer qu’eux, qui sont intégralistes, avec des références doctrinales précises et sélectionnées en fonction de l’importance qui leur est donnée ; et enfin, le musulman identitaire, qui revendique publiquement son appartenance à l’islam, qui peut s’exprimer au nom de l’islam, qui n’a pas obligatoirement connaissance de cette religion et de ses dogmes ; qui, de plus, peut très bien ne pas pratiquer assidument les rites, fréquenter les lieux de culte, etc., mais qui estime vital d’affirmer son ethos de musulman dans l’espace public contre un environnement extérieur jugé hostile et discriminant. Or, dans cette typologie sommaire, en plus d’être minoritaire le musulman terroriste n’est pas automatiquement, loin de là, à l’instar de l’assassin de Samuel Paty le 16 octobre 2020, issu des rangs des courants frériste et salafiste, ou tout simplement des milieux rigoristes. En outre, la plupart des néo-salafistes et néo-fréristes sont à la fois légalistes et contre le terrorisme qu’ils condamnent en règle générale sans ménagement, car ils le voient comme une entorse à la bonne et saine compréhension de l’islam, en même temps qu’il ternit son image et celle des musulmans.

Ainsi, nombre de contradictions ou à tout le moins d’ambivalences émaillent le discours même du chef de l’Etat, mais plus encore si l’on élargit le spectre de l’analyse à d’autres discours et faits. Il y a un rapport particularisant persistant, même s’il s’en défend, entretenu à l’endroit de l’islam et des musulmans :

 

« Le quatrième axe de la stratégie que nous entendons conduire, de ce réveil républicain, il consiste à bâtir enfin un islam en France qui puisse être un islam des Lumières […] On a pu parler d’un islam de France. Je ne veux pas ici rentrer dans des débats sémantiques parce que j’ai constaté que quand je les introduisais, je nourrissais ensuite énormément de commentaires. Donc, je ne pense pas qu’il faille une forme d’islam gallican, non. Mais il nous faut aider cette religion dans notre pays à se structurer pour être un partenaire de la République pour ce qui est des affaires que nous avons en partage. Et c’est normal ».

 

Le chef de l’Etat a impulsé le projet et poussé à la signature d’une charte des principes pour l’islam de France[5] à la mi-novembre 2020. Elle a été finalement été adoptée, non sans tensions internes, par le Conseil français du culte musulman (CFCM) en janvier 2021, sauf trois fédérations membres qui en refusèrent dans un premier temps les termes et accents : le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) ; Millî Görüs (CIMG) ; Foi et pratique (tablîgh). Ce document, qui n’était pas le premier du genre (un document quasi similaire avait été produit et publié en 1995[6] sous l’égide du recteur de la Grande mosquée de Paris de l’époque, Dalil Boubakeur), posa un certain de problèmes et de questions à la fois ad extra et ad intra. Ad extra, d’abord, comment quelle la valeur conférer à un texte à dimension religieuse, sinon rédigé entièrement par l’Etat, du moins fortement influencé par les orientations de l’exécutif, dans un contexte laïque ? Et ce, en rupture d’égalité manifeste devant la loi, avec les autres religions, quelles qu’elles soient, et surtout avec les concitoyens, toutes obédiences spirituelles et philosophiques confondues. D’autant plus que le contenu de cette charte fait comme si les musulmans de notre pays, exception faite des terroristes, vivaient, au quotidien, en contravention avec la loi commune, portés de surcroît par des pratiques discriminatoires ou attentatoires à l’intégrité morale et physique des autres comme il est sous-entendu en son article 3 :

 

« La liberté est garantie par le principe de laïcité qui permet à chaque citoyen de croire ou de ne pas croire, de pratiquer le culte de son choix et de changer de religion. Ainsi les signataires s’engagent à ne pas criminaliser un renoncement à l’islam, ni à le qualifier « d’apostasie » (ridda), encore moins de stigmatiser ou d’appeler, de manière directe ou indirecte, à attenter à l’intégrité physique ou morale de celles ou de ceux qui renoncent à une religion ».

 

Ad intra, les critiques ont d’abord et avant tout porté sur le manque de concertation des cadres du CFCM au sujet du contenu, que les fédérations non signataires ont d’ailleurs estimé trop intrusif en matière de liberté religieuse et de culte, sans, par ailleurs, avoir au préalable pris l’avis des musulmans de la base et recueillit leurs sentiments.

Les néo-Frères musulmans représentés par Musulmans de France, au demeurant conservateurs et légalistes, sont signataires de la Charte alors même que leur idéologie, islamiste ou néo-islamiste, est accusée d’alimenter l’hydre séparatiste.

Plus engagé encore sur la question, le ministre de l’Intérieur et des cultes, Gérald Darmanin, a signé un ouvrage en février 2021, au titre aussi direct que programmatique, Le séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité[7]. Cet opuscule est riche d’enseignements en matière de vision de la laïcité, des minorités religieuses et de l’islam, dans des élans gallicans à peine voilés, justifiant l’ingérence de l’Etat dans les affaires religieuses et cultuelles sans donner l’impression d’y toucher. Le constat qu’il dresse est encore plus cinglant que le chef de l’Etat puisqu’il écrit, sans aucune nuance, que « l’islamisme, l’idéologie la plus puissante à l’œuvre dans le monde contemporain, a privé l’islam de parole, donnant des semblants de certitudes à ceux qui doutent en plein chaos, manipulant la religion, pour s’insinuer pleinement dans la société française, pour la combattre et finalement s’en séparer[8] », considérant finalement que « l’islamisme est le terreau du terrorisme[9] ». Or étant donnée l’absence de définition resserrée et précise de l’idéologie en question, le ciblage peut devenir très large au point qu’il peut purement et simplement rater la cible, comme ce fut le cas au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 avec des perquisitions administratives multiples, lesquelles ont par la suite pu être jugées abusives par la justice française mais sans effacer totalement les plaies symboliques des victimes. Plus frappant ou inquiétant selon le point de vue duquel on se place, le ministre en exercice salue l’action de Napoléon, le Premier consul, à l’endroit des juifs, soucieux qu’il aurait été, selon Gérald Darmanin, de régler leurs problèmes d’intégration :

 

« Revenant d’Alsace, où il fut fort mal accueilli à cause précisément de la place des Juifs au sein de la communauté nationale, Napoléon choisit de réunir une assemblée de notables israélites, tous désignés par les représentants de l’Etat dans le territoire, pour répondre à une série de questions censées résumer les problèmes d’intégration des Juifs à la Nation française : Notre but est de concilier la croyance des Juifs avec les devoirs des Français, et de les rendre citoyens utiles, étant résolu de porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets » […] Une lutte pour l’intégration avant l’heure[10] ».

 

Le discours se fait allochronique et en sus stigmatisant, à la fois contre les juifs d’hier, et les musulmans d’aujourd’hui, qu’il faudrait, ou aurait fallu, socialiser et acculturer spécifiquement au respect de l’Etat, de ses valeurs et par la suite à la laïcité. D’où la vision très positive de la convocation, par l’empereur, « du Grand Sanhédrin, conseil composé de rabbins et de laïcs juifs, sur le modèle de la réunion qui faisait autorité dans le judaïsme sous l’Antiquité…et qui ne s’était pas réunie depuis lors », avec de la part de l’autorité politique des questions aux notables juifs, « au nom des Juifs de France », du type : « Est-il licite aux Juifs d’épouser plusieurs femmes ? […] Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères, ou sont-ils des étrangers […] Les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l’obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre toutes les dispositions du Code civil ? […]  Tout en obligeant les ministres du culte à les respecter, car validées par le Grand Sanhédrin, et malgré quelques autres mesures bien difficiles à supporter pour les Juifs, ceux-ci obtempérèrent[11] ».

C’est la raison pour laquelle il est possible de dire que les initiateurs et auteurs de la Loi confortant le respect des principes de la République se sont saisis de la question du terrorisme au nom de l’islam pour aller beaucoup plus loin que son seul traitement sécuritaire. Cette loi s’empare du principe laïque ; par exemple, lorsque des fondations ou associations « demandent une subvention publique », elles « devront s’engager à respecter le caractère laïque et les principes de la République (égalité femme-homme, dignité humaine, fraternité…) dans « un contrat d’engagement républicain[12] ». Sans compter l’extension « des motifs de dissolution des associations », avec des questions portant sur le respect des libertés individuelles[13] ; des mesures plus contraignantes sur la scolarisation à domicile, avec un renforcement des pouvoirs du Préfet, etc. Globalement, la laïcité se mue de plus en plus en un régime de valeurs, en une espèce d’éthique de facto alternative ou concurrente des religions en général et de l’islam en particulier dont le législateur devrait s’assurer qu’elles ne fissurent pas l’édifice de la République. Le respect de la laïcité en acte ne suffit donc plus ; il faut y adjoindre un ordre moral pour lequel des organisations comme le Printemps républicain, qui dispose de relais au sein du gouvernement, militent. C’est tout le sens de la distinction que Gilles Clavreul promeut, avec d’autres au sein de son association, entre « la laïcité dans les têtes » et « la laïcité dans les faits », pour soutenir que la seconde est une condition nécessaire mais pas suffisante pour être authentiquement laïque. Laquelle n’est pas matière à clarifier et à dissiper les malentendus au sujet du principe laïque[14].

Au terme de cette réflexion synthétique, nous ne sommes pas sûr que la Loi confortant le respect des principes de la République ramène dans le giron dit républicain celles et ceux qui s’en tiennent éloignés à raison d’injonctions contradictoires dans un contexte de suspicion permanente au sujet des musulmans de France.

 

 

Par Haoues Seniguer, maître de conférence à Sciences Po Lyon, spécialiste de l’islamisme.

 

Illustration : Les Mureaux, mairie. Licence Creative Commons.

 

[1] Cf. Vincent Geisser, « Un séparatisme « venu d’en haut ». Rhétorique identitaire pour élites en mal de légitimité populaire » dans Migrations Société, 183, 2021, p. 3-15.

[2] Ibid., p. 4.

[3] Cf. Philippe Corcuff, La Grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, 2021.

[4] Prononcé le 2 octobre 2020 – Emmanuel Macron 02/10/2020 Séparatismes | Vie publique.fr (vie-publique.fr) Consulté le 31 janvier 2022

[5] Microsoft Word – Charte des principes-17.01.2021.doc (aa.com.tr) Consulté le 31 janvier 2022

[6] Charte du culte musulman en France, Présentation et commentaire du Dr Dalil Boubakeur, Recteur de l’institut musulman de Paris, Monaco, La Mosquée de Paris/Editions du Rocher, 1995.

[7] Editions de l’Observatoire, Paris, 2021.

[8] Ibid., p. 10.

[9] Ibid., p. 14.

[10] Ibid., p. 27.

[11] Ibid., p. 28-30.

[12] Loi séparatisme, respect des principes de la République 24 août 2021 | Vie publique.fr (vie-publique.fr) Consulté le 31 janvier 2022

[13] Cf. MaroussiaKossonogow et Syrine Benaceur, “Projet de loi confortant le respect des principes de la République : le Gouvernement à l’assaut de la liberté d’association ?”, La Revue des droits de l’homme [Online], Actualités Droits-Libertés, Online since 21 February 2021, connection on 31 January 2022. URL: http://journals.openedition.org/revdh/11241; DOI: https://doi.org/10.4000/revdh.11241

[14] Rapport-Clavreul.pdf (ufal.org) Consulté le 31 janvier 2022

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